L’avant et l’après Révolution française au gré de Chateaubriand : étude de caractères

Comment a été ôtée à la France la direction politique et morale de l’Europe et du monde alors qu’elle avait tous les atouts pour la prendre.

Source : 8 décembre 2003 – Jean-Marc Fumaroli

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Académie des sciences morales et politiques. Séance du lundi 8 décembre 2003

Pendant cette série de conférences vous ont été proposé des portraits moraux et politiques de grandes figures historiques. Je voudrais aujourd’hui esquisser devant vous le portrait moral et politique de la France, tel que l’a dessiné Chateaubriand, en filigrane des Mémoires d’outre-tombe.

Réécrits après 1830 comme un immense pamphlet posthume contre le régime de Juillet, les Mémoires d’un Chateaubriand, vieillissant, retiré de la vie publique, émigré de l’intérieur, mobilisent toutes les ressources accumulées par l’expérience de leur auteur pour fustiger la  » morale des intérêts  » déjà incarné par Decazes et qui a triomphé avec Louis-Philippe. Ses conséquences prévisibles à court terme : la révolution socialiste. La colère du Tacite du  » siècle des révolutions  » s’enracine dans une méditation passionnée sur la longue durée historique du royaume de France et sur la Révolution qui en a résumé et consommé les traits négatifs et positifs : elle déploie une prodigieuse galerie de portraits qui donnent vie et humanité singulières aux différentes  » occasions manquées  » qui ont ôté à la France, au cours de ce tournant historique où elle avait tous les atouts pour la prendre la direction morale et politique de l’Europe et du monde. Entre grandeur et misère, l’ironie noire est la clef de lecture par l’auteur des Mémoires de l’époque charnière dont il a été le témoin et l’un des principaux acteurs.

L’élan réformateur qui a coïncidé avec le règne de Louis XVI aurait pu, et aurait dû, rendre à la France le poids et l’autorité qui lui revenait dans les affaires du monde, mais que la décadence de l’Ancien régime de cour avait érodés depuis le  » honteux  » traité de Paris de 1763. Le grand Consulat était à la veille de réussir ce  » possible  » que les ministres de Louis XVI avaient laissé passer et que la Convention avait noyé dans le sang. La folie finale de l’Empire napoléonien a gâché et gaspillé la restitution de la stature française inaugurée en 1799 par le génie de Bonaparte : la tragédie russe de la grande Armée, puis les Cent jours et Waterloo, ont rétréci de nouveau la grande Nation. La Restauration aurait encore pu rendre leur sens originel aux principes libéraux de 1789, effacer la dérive totalitaire de 1792, et retenir de l’Empire un État efficace et une Armée éprise de gloire: l’aveuglement des Bourbons et de leurs courtisans a gâché cette dernière chance et précipité la France dans un nouveau cycle de décadence : elle n’a décidément pas su donner l’exemple d’une synthèse féconde entre l’héritage des libertés aristocratiques et l’avenir de l’égalité démocratique. Le seul modèle d’évolution qu’elle ait proposé au monde, c’est une guerre civile qui toujours recommence et qui ne sait que détruire.

Le diagnostic historique et politique qu’établissent les Mémoires sur les années 1789-1815, au cours desquelles un formidable crédit sur l’avenir du monde avait été en vain ouvert à la France, est inséparable d’un diagnostic moral sur le caractère national, à la fois dans la longue durée et dans l’éclairage qu’il a reçu dans l’épreuve de la Révolution et de l’Empire.

Chateaubriand est de formation classique. Sa pensée politique est informée par la  » Politique  » d’Aristote, actualisée par Montesquieu et par Rousseau. L’ » étude de mœurs  » collective sur laquelle s’appuie son analyse politique a pour arrière-fond la topique morale dessinée par Aristote au L. II de la Rhétorique, qu’il faut compléter par le portrait du  » magnanime  » que le Stagirite a tracé dans l’Éthique à Nicomaque. Elle s’oppose trait pour trait à la  » morale des intérêts  » moderne et au nivellement d’humanité qu’elle introduit. Dans la Rhétorique, Aristote fait d’abord un tableau circonstancié des passions humaines, colère et calme, amour et haine, crainte et honte, générosité, reconnaissance et ingratitude, pitié et indignation, envie et émulation. Il les montre ensuite à l’œuvre selon les trois âges de la vie, jeunesse, vieillesse, maturité, et selon les deux conditions d’autorité, celle du noble et du riche. Heidegger a pu dire de ces  » lieux communs  » et de leur exégèse par Aristote qu’ils formaient la plus profonde description de la vie quotidienne de l’homme en société qui ait jamais été faite. Dans l’Éthique à Nicomaque et les Seconds Analytiques, Aristote quitte le point de vue descriptif de la Rhétorique et s’attache à définir une forme d’humanité morale supérieure, indépendamment de l’âge et de la condition. Cette  » grandeur d’âme  » n’est incompatible ni avec la jeunesse ni avec la noblesse sociale, mais elle ne se confond ni avec l’une ni avec l’autre. Elle peut être active, chez l’homme d’État et l’homme de guerre, ou contemplative, chez le philosophe. Elle peut être généreuse et vertueuse, elle peut être dangereuse et vicieuse. Elle se tient toujours héroïquement au dessus du destin et de la pusillanimité commune.

Sur cet arrière-fond classique et en prenant sur lui le point de vue moral du  » magnanime  » généreux, assise et origine naturelles du noble au sens social, Chateaubriand décrit la longue durée du caractère français comme marqué par sa noblesse, classe d’hommes selon les termes d’Aristote,  » amie de la gloire  » et ambitieuse d’augmenter l’ » honneur des ancêtres « . Comme Aristote, il admet que cette vocation des nobles à accroître  » l’honneur  » ancestral peut soutenir de  » grandes existences  » vertueuses. Mais elle ne suffit pas à les perpétuer dans la même famille. D’une génération à l’autre, elle peut  » dégénérer « .  » Les races bien douées, écrit le Stagirite dans la Rhétorique, finissent par en venir aux mœurs les plus insensées « . De son côté, dans une phrase célèbre des Mémoires, Chateaubriand résume les phases de la décadence de la noblesse française, passée du stade des vertus chevaleresques à celui des  » privilèges « , puis à celui des  » vanités « . Talleyrand, dans le panorama social et moral des Mémoires, est l’archétype du dernier état de cette  » corruption  » du noble en homme de cour intrigant et cynique, déshonoré par l’habitude de la trahison et de la vénalité. Mais cette dégénérescence de la noblesse de race, dont des moralistes tels que Saint-Simon et Chamfort avaient été avant lui les impitoyables analystes, n’exclut pas les exceptions personnelles : la plus éclatante dans les Mémoires est celle de Malesherbes, le magistrat éclairé, modéré et magnanime jusqu’au sacrifice, dont Chateaubriand est fier d’être devenu, par le mariage de son frère, le petit-fils par alliance et à certains égards le disciple. À un Mirabeau, les Mémoires attribuent une magnanimité qui, nonobstant ses vices, aurait pu sauver la monarchie si une mort prématurée n’avait pas éliminé le tribun du jeu politique. Cette magnanimité n’est pas réservée à la naissance, Chateaubriand n’hésite pas à la reconnaître et la célébrer dans le jeune journaliste plébéien et républicain Armand Carrel, méprisant la mort, méprisant l’argent, ignorant l’envie, et tué en duel en 1834 par le patron de presse Émile de Girardin.

La Révolution aurait pu et aurait dû entraîner la relève des vices de l’aristocratie de cour par les vertus de la France profonde, plébéienne et provinciale. La Terreur a donné le pouvoir aux classes dangereuses de Paris. Pourtant la relève a eu en partie lieu. Chateaubriand ne marchande pas son admiration aux armées populaires de la Convention et de l’Empire, en qui il retrouve les traits de jeunesse et de générosité de l’ancienne chevalerie. Il ne refuse pas, dans les Mémoires pas plus que dans son premier écrit publié, l’Essai sur les révolutions, une grandeur sombre et terrible aux chefs Jacobins et aux farouches guérilleros paysans de la chouannerie. Dans la prodigieuse énergie éveillée dans les deux camps par la guerre civile, il discerne, par opposition aux affadissements et aux perversités sournoises du XVIIIe siècle, comme une reviviscence héroïque de la France des guerres de religion du XVIe siècle. Pour rassembler et pourvoir d’une même volonté les deux moitiés de cette France déchirée, mais retrempée aussi de part et d’autre par l’épreuve de la guerre civile, il eût fallu un Henri IV.

D’où l’importance accordée par les Mémoires au Premier Consul et à l’Empereur. Dans la personne de Bonaparte, surgi comme lui-même de la périphérie du royaume au beau milieu de la guerre civile française, Chateaubriand voit se résumer la dévolution aux homines novi de la magnanimité presque disparue des rangs de l’aristocratie de cour. Bonaparte était à même de stabiliser la révolution et de rassembler les deux France profondes, libérées par la crise de 1789-1795. Il avait à la fois la grandeur d’âme guerrière et la grandeur d’âme philosophique et politique capables de rallier à elles toutes les grandeurs de la nation. Il aurait pu fonder une nouvelle race légitime, et porter la France classique à la tête du monde. Nouvel Alcibiade, il a préféré mettre sa magnanimité au service d’une aventure personnelle qui par deux fois a brisé les reins d’une France nouvelle qui aurait pu tirer le meilleur parti du faux-pas révolutionnaire.  » Après Napoléon, néant « . Il était trop tard pour que Louis XVIII, qui n’en avait d’ailleurs ni la générosité ni la vision, puisse jouer le rôle d’Henri IV. Les passions généreuses humiliées et déçues avaient fait de nouveau place dans le caractère national aux passions basses, dont la plus dévorante avait été décrite par Aristote sous le nom d’envie, dont il avait montré qu’elle n’est jamais si âpre qu’entre égaux, et dont le nom moderne était la passion de l’égalité. La dérive absolutiste de Restauration avait conduit à son échec, et la passion de l’égalité après 1830 avait trouvé un ressort nouveau dans le gouvernement des riches et le règne de l’argent. Aristote, au L. II de la Rhétorique, avant Balzac et Chateaubriand, avait décrit les mœurs sous ce type de gouvernement, sous lequel  » la richesse est en quelque sorte le moyen d’appréciation de toutes les autres choses, et pour cette raison, tout semble pouvoir être acheté « . Le grand morceau de bravoure des Mémoires sur l’argent est une amplification de l’anecdote rapportée dans ce même chapitre par Aristote :  » De là cette réponse du poète Simonide sur les sages et les riches, à la femme de Hiéron qui lui demandait lequel valait mieux, de devenir sage ou de devenir riche :  » Riche, dit-il, car on voit les sages passer leur vie à la porte des riches « . Le chapitre se conclut sur un portrait du  » nouveau riche « , dont l’arrogance, la prétention à occuper des charges publiques qui ne lui conviennent pas, accentuent les défauts des anciens riches.

La relève de la vieille aristocratie corrompue par des homines novi à vocation noble a échoué. Elle est remplacée par l’usurpation des nouveaux riches, qui suscite l’indignation, l’envie et la révolte des laissés pour compte. Disparaissent les derniers liens qui, malgré tout, rattachaient au principe d’une noblesse de naissance et à l’idéal d’humanité qu’elle symbolisait, l’honneur préféré à la richesse, l’émulation à l’envie, à la possibilité de  » grandes existences  » magnanimes, et au respect qu’elles inspiraient. Le Chateaubriand des Mémoires, qui s’ingénie après le Chateaubriand des Études historiques, à démontrer que la noblesse d’épée française a gravé depuis toujours la passion de la liberté dans le caractère national, s’attarde toujours davantage à discerner, inscrite dans ce même caractère dans la longue durée et encouragée par les rois, la passion dure, jalouse et méchante de l’égalité.

Dans le L. II de la Rhétorique d’Aristote, le portrait de la jeunesse a plus d’un point commun avec celui de la noblesse de race dans sa fleur, et même avec celui du Magnanime de l’Éthique à Nicomaque. Le portrait de la vieillesse est celui d’une inversion des qualités généreuses de la jeunesse, analogue à celle qui fait dégénérer si aisément, d’une génération à l’autre, la noblesse de race. De la jeunesse, Aristote fait ce mémorable portrait, qui ne va plus cesser de nourrir la poésie et le roman, qui inspire encore au XVIIIe siècle Vico et Rousseau, et qui est la semence de l’Histoire des XIII de Balzac :

« Les jeunes gens sont susceptibles de désirs ardents et capables d’accomplir ce qui fait l’objet de ces désirs… Ils sont changeants et promptement dégoûtés de ce qui les a passionnés… Ils sont enclins à la colère et à l’emportement, toujours prêts à suivre leurs emportements et incapables de dominer leur fureur. Par amour propre, ils ne supportent pas qu’on tienne peu de compte de leur personne… Ils ont le goût des honneurs, ou plutôt de la victoire, car la jeunesse est avide de supériorité, et la victoire en est une. Ils tiennent plus à ces deux avantages qu’à celui des richesses, ou plutôt ils n’ont aucunement l’amour des richesses, n’en ayant pas encore éprouvé le besoin… Ils ne sont pas portés au mal ; ils ont plutôt un bon naturel, n’ayant pas encore eu sous les yeux beaucoup d’exemples de perversité. Ils sont confiants, n’ayant pas été souvent abusés. Ils sont enclins à l’espérance : cela vient de ce que la nature donne de la chaleur à la jeunesse, comme aux gens abreuvés de vin, et en même temps, de ce qu’ils n’ont pas encore été éprouvés par la mauvaise fortune. Ils vivent surtout de l’espérance, car l’espérance a trait à l’avenir, et le souvenir au passé… Ils sont plus braves qu’on ne l’est à un autre âge, car ils sont plus prompts à s’emporter et ont bon espoir… Ils ont l’âme élevée, parce qu’ils n’ont pas été rabaissés par la pratique de la vie et qu’ils n’ont pas subi l’épreuve du besoin. De plus rien n’élève l’âme comme de se croire digne de grandes choses ; or cette opinion est propre à celui qui a bon espoir… Ils se déterminent plutôt par le beau côté d’une action que par son utilité. Ils se déterminent plutôt par leur caractère moral que d’après le calcul ; or le calcul tient à l’intérêt, et la vertu à ce qui est beau… Ils ont le goût de l’amitié et de la camaraderie, plus que les autres âges, parce qu’ils se plaisent à la vie commune, que rien n’est encore apprécié par eux au point de vue de l’intérêt ; par conséquent, leurs amis non plus… Quand ils causent un préjudice, c’est par insolence, non par méchanceté. Ils sont enclins à la pitié, par ce qu’ils supposent toujours que l’on est honnête et meilleur. Ils aiment à rire, et c’est pourquoi ils plaisantent, car la plaisanterie est une impertinence polie. »

À l’état naïf, spontané, naturel, la jeunesse résume en elle les dispositions naturelles de l’homme à la noblesse, exposées à être vite fanées par l’expérience des désillusions et de la pratique de la vie. Dans les Mémoires, c’est cet état féond de jeunesse et d’ivresse, c’est ce bouquet de passions généreuses, à jamais associés pour leur auteur d’outre-tombe, aux murs et au mail du vieux château de Combourg, qui sont l’objet d’une violente et cruelle nostalgie. Ils se confondent avec ce qu’il y a de meilleur dans le caractère national français, chaque fois qu’il révèle sa sève naturelle, avant d’être faussé et desséché par ce qu’Aristote appelle la  » pratique de la vie  » et Rousseau,  » la corruption de la société « . Mais comme le Vico de la praelusio Sur la méthode des études de notre temps et comme le Rousseau de l’Émile, Chateaubriand, dès l’Essai sur les révolutions et le Génie du Christianisme, attribue à la jeunesse moderne un flétrissement prématuré inconnu de la jeunesse antérieure. C’est ce qu’il a appelé le  » vague des passions  » et qu’il se reproche dans les Mémoires d’avoir décrit de façon trop contagieuse dans René. Avant même toute expérience, quand les passions généreuses sont encore en bouton, par la multiplication sous leurs yeux d’exemples pervers, par la morale des intérêts recommandée d’en-haut et par le ricanement du doute sénile appliqué à tout, les jeunes gens se désabusent de tout et deviennent vieux en esprit bien avant de l’être par le cœur et le corps. Le mort saisit le vif et l’hiver moral le printemps des âmes. La jeunesse naturelle, l’espérance des peuples et du monde, n’existe plus qu’au passé, au titre de souvenir en voie d’extinction, comme le sens noble de l’honneur, comme les grandes existences magnanimes, qui n’étaient rien d’autre que la fidélité aux dons et aux grâces de la jeunesse jusque dans l’expérience et le calme de la maturité. Avec l’échec de la Révolution et de l’Empire, le fil qui reliait la France à sa souche généreuse et qui la rendait capable de régénération morale et politique a été coupé. L’ère universelle de l’envie et de la haine calculatrices entre riches et pauvres a été inauguré par la Terreur, par la retraite de Russie et par Waterloo, dans la nation qui était à même d’éviter au monde cette seconde chute et un âge sombre qui repousse et retarde la rédemption.

Une pensée sur “L’avant et l’après Révolution française au gré de Chateaubriand : étude de caractères

  • 7 mars 2024 à 19 h 50 min
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    Le sentimentalisme qui anime et borne le regard de Chateaubriand sur le monde présente en réalité assez peu d’intérêt, la connaissance des processus et causalités en étant absentes , sinon pour les jeux superficiels des salons mondains néo-aristocratiques et bourgeois.

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