La géopolitique, quelles origines et quelles acceptations ? Entretien avec Florian Louis
Source : diploweb.com – 3 décembre 2023 – Florian Louis interrogé par Gabrielle Gros
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Florian Louis, agrégé d’Histoire et docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales vient de publier « De la géopolitique en Amérique » (PUF, 2023). Il a précédemment co-dirigé avec Nicolas Beaupré une « Histoire mondiale du XXe siècle », (PUF 2022) et signé « Qu’est-ce que la géopolitique ? » (PUF, 2022). Membre du Groupe d’Études Géopolitiques et de la rédaction de la revue « Le Grand Continent », Florian Louis enseigne également l’Histoire en Classes préparatoires aux grandes écoles.
Gabrielle Gros est étudiante en Master d’Histoire Relations Internationales Sécurité Défense à l’Université Catholique de Lille (UCL).
Comment une discipline en partie d’origine allemande a-t-elle progressivement conquis l’Amérique isolationniste du XXème siècle et quelles transformations ce concept a-t-il subi à ce contact ? Florian Louis vient de publier « De la géopolitique en Amérique » (PUF). Il répond avec une grande clarté aux questions de Gabrielle Gros pour Diploweb.com.
Gabrielle Gros (G. G.) : Quelles sont les idées reçues sur la géopolitique qui vous semblent les plus discutables ?
Florian Louis (F. L.) : Il y a en fait deux idées reçues, antithétiques l’une de l’autre, qui me semblent également dommageables. D’une part l’idée que la géopolitique serait aujourd’hui partout, de l’autre celle qu’elle ne serait plus nulle part.
L’idée reçue la plus problématique mais aussi la plus difficile à ébranler tient à l’usage débridé et selon moi bien trop imprécis qui est aujourd’hui fait du concept même de « géopolitique ». L’idée s’est répandue que la géopolitique serait susceptible d’expliquer tout et qu’on pourrait donc faire des géopolitiques de n’importe quel phénomène. On la mobilise donc à propos de tout et de rien : géopolitique de l’art, des séries télévisées, des jeux-vidéo, de l’amour, etc. Je pense pour ma part qu’on gagnerait à en adopter une conception et donc un usage plus restreints mais plus précis, centrés, comme son nom l’indique, sur l’étude des interactions entre la géographie et les phénomènes politiques.
Une deuxième idée reçue qui mérite selon moi d’être nuancée est celle, inverse, qui veut que la géopolitique serait dépassée ou obsolète, parce que le monde serait devenu « plat », a-géographique, à l’heure de l’aviation, du numérique, etc. Dans mon ouvrage « Qu’est-ce que la géopolitique ? » (PUF, 2022), j’ai essayé de montrer que la géographie compte toujours, mais d’une manière nouvelle. La géopolitique n’a donc pas dit son dernier mot. L’anthropocène, c’est-à-dire l’interaction entre l’humanité et son « environnement naturel », rappelle à ceux qui voudraient l’oublier que nous n’agissons pas dans un cadre géographique neutre et dépourvu de rugosité et d’influences sur nous. L’humanité a un temps cru pouvoir dépasser les contraintes de la géographie mais elle est aujourd’hui confrontée aux limites d’un monde dont elle ne peut impunément user à volonté.
G. G. : Pourquoi parle-t-on aujourd’hui plus facilement de géopolitique que de géographie ? Est-ce légitime ?
F. L. : Nombre d’ouvrages qui se présentent comme relevant du champ de la « géopolitique » sont effectivement en réalité des livres de géographie ou, plus souvent encore, de sciences politiques. L’explication en est simple : le terme « géopolitique » est plus vendeur, sans doute tout à la fois parce qu’il est flou et qu’il sonne bien. C’est problématique parce que la géopolitique, en tant qu’elle étudie les interactions entre la géographie et la politique, ne constitue qu’une composante parmi d’autres de ces disciplines plus vastes et englobantes que sont la géographie et les sciences politiques. C’est pourquoi dans les faits et contre toute logique, la géopolitique à proprement parler n’occupe généralement que quelques sections des livres qui s’en réclament.
G. G. : Vous relatez l’évolution du concept de « géopolitique » en Allemagne puis en Amérique mais aussi la mondialisation de ce terme au milieu du siècle dernier. Quelles différences existe-t-il entre la première perception du terme géopolitique et l’actuelle ?
F. L. : L’existence de conceptions différentes de la notion de « géopolitique » n’est pas qu’une question de chronologie (« première » vs « actuelle ») ou de géographie (« allemande » vs « américaine »). Dès l’apparition du concept dans l’Allemagne des années 1920, il en a été fait des usages variés et pas toujours concordants. Même dans la « Zeitschrift für Geopolitik », la revue que publient à partir de 1924 les pionniers allemands de la discipline, on trouve des contributions très variées dont il s’avère difficile de dégager une conception unifiée de ce qu’est la « géopolitique » censée les réunir toutes sous sa bannière. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la géopolitique allemande des années 1930 ne se résume pas au cercle réuni par Karl Haushofer (1869-1946) autour de sa « Zeitschrift für Geopolitik ». Il existe des courants concurrents, idéologiquement plus proches du régime nazi et sponsorisés par lui. La géopolitique est donc plurielle dès son apparition et en Allemagne même.
Ces subtilités échappent toutefois longtemps aux observateurs étrangers si bien que le seul fait que la géopolitique se soit développée dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, qui plus est à Munich, le berceau du nazisme, suscite immédiatement des soupçons à son égard. En conséquence, dans tous les pays hostiles à Hitler et au nazisme, la réception de la géopolitique a été plutôt mauvaise et critique parce qu’on soupçonnait que même si elle avait une dimension scientifique indéniable, elle avait aussi une dimension polémique et politique non moins patente. L’idée dominante était qu’il ne s’agissait pas tant d’une géographie politique que d’une géographie politisée, d’une utilisation biaisée de la géographie au service d’ambitions politiques.
G. G. : Vous distinguez deux conceptions dominantes de la géopolitique auxquelles se rattachent majoritairement l’école française et l’école allemande. Quelles sont-elles ?
F. L. : Historiquement les Français ont été parmi ceux qui ont le plus précocement et le plus virulemment rejeté la géopolitique. Ils se méfiaient beaucoup de cette discipline qui leur paraissait plus proche de la propagande pangermaniste que de la science. Donc dans les années 1930 l’accueil qu’ils lui font est extrêmement critique, même si quelques Français comme Camille Vallaux (1870-1945) et Jacques Ancel (1882-1943) se montrent plus réceptifs. L’historien Lucien Febvre, cofondateur de l’école des « Annales » avec Marc Bloch, a pris la tête de la fronde anti-géopolitique en France et a forgé le couple conceptuel auquel vous faites référence, opposant le « déterminisme » et le « possibilisme » pour mieux discréditer la conception allemande de la géographie. Selon lui la géographie française est possibiliste c’est-à-dire qu’elle considère que si la géographie a certes une influence sur l’homme, celui-ci est malgré tout capable de la surmonter, voire de la dompter. D’un autre côté la géographie allemande serait déterministe c’est-à-dire que les hommes y seraient entièrement soumis à la puissance de la nature, déterminés par elle. Febvre utilise cette dialectique pour disqualifier la géopolitique allemande en disant que cette discipline est la quintessence du déterminisme et qu’elle sert à justifier l’impérialisme allemand par des arguments d’autorité géographiques : si l’Allemagne cherche à étendre son territoire, ce serait parce que sa géographie l’y contraint et il n’y aurait donc rien à opposer ses revendications territoriales. Cette dichotomie a le mérite de la clarté, mais le problème est qu’elle est largement fausse. D’abord il s’agit d’une étiquette posée de l’extérieur par les Français sur les travaux de leurs collègues allemands dans le but de les discréditer. Ensuite, c’est une conception assez caricaturale de la géographie allemande qui est diverse et en pas aussi caricaturalement déterministe que Febvre le prétend.
L’opposition n’est donc pas tant épistémologique (déterminisme vs possibilisme) qu’idéologique (révisionnisme vs conservatisme).
Plutôt donc que d’opposer une géopolitique possibiliste française à une géopolitique déterministe allemande, il serait plus juste lorsqu’on se penche sur les origines de la discipline d’opposer deux grands courants transnationaux que l’on voit émerger dès les années 1930 et qui correspondent globalement aux deux blocs qui s’affronteront lors de la Seconde Guerre mondiale. Il existe en effet d’une part une géopolitique allemande, italienne et japonaise qu’on peut qualifier de « révisionniste » en ce sens qu’elle a pour ambition de discréditer les traités de l’après 1918 pour obtenir des révisions des découpages frontaliers qu’ils ont établis. D’autre part, la France, les États-Unis et le Royaume-Uni ont plutôt produit une géopolitique « conservatrice » au sens où elle tendait à défendre contre les critiques qui lui étaient adressés par les pays vaincus ou déçus de 1918 l’ordre international sorti de la Première Guerre mondiale. Même si ce n’est pas dit ainsi par les contemporains, l’opposition n’est donc pas tant épistémologique (déterminisme vs possibilisme) qu’idéologique (révisionnisme vs conservatisme).
G. G. : Vous pointez l’année 1942 comme déterminante dans l’histoire de la géopolitique, c’est également un tournant de la Seconde Guerre mondiale, est-ce à dire que la toute jeune géopolitique américaine a œuvré à la victoire ?
F. L. : L’année 1942 est effectivement cruciale puisque c’est celle durant laquelle la géopolitique, d’abord perçue outre-Atlantique comme une science allemande, révisionniste et donc dangereuse, commence à être acceptée et adoptée. On tente alors d’en effacer les origines germaniques en en réécrivant l’histoire et en lui exhumant des racines britanniques. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la géopolitique avait surtout essaimé en Italie autour de Giorgio Roletto et Ernesto Massi qui publient à Trieste la revue « Geopolitica », très proche de la « Zeitschrift für Geopolitik », et au Japon où éclosent deux écoles de géopolitiques, l’une à Kyoto et l’autre à Tokyo, également très liées à la géopolitique allemande – et ce d’autant plus que Karl Haushofer a vécu au Japon avant la Première Guerre mondiale et y a gardé des nombreux contacts. La discipline s’est donc d’abord et surtout répandue dans les pays philo-germaniques qui vont devenir les pays de l’Axe parce que, dès le début, on perçoit que c’est une science qui n’est pas tout à fait neutre et qui peut être utile dans l’entreprise de révision de l’ordre international dont sont porteurs ces trois pays.
À l’inverse au Royaume-Uni, aux États-Unis ou en France, quasiment personne ne se réclame de la géopolitique à part Jacques Ancel. Le fait que durant la Seconde Guerre mondiale, sous la pression des succès allemands, les Américains finissent par s’emparer du concept, facilite grandement la popularisation de la géopolitique. Mais cela suppose de mettre en avant ses sources d’inspiration britanniques que sont les écrits des géographes Halford Mackinder et James Fairgrieve qui, bien que ne s’étant jamais réclamés de la géopolitique, ont été attentivement lus par Haushofer. En opérant ce « tournant mackindérien », les Américains cherchent à démontrer que même si le mot n’était pas utilisé, la méthode géopolitique aurait existé avant Haushofer et hors d’Allemagne, ce qui la rendrait beaucoup plus acceptable.
Aux Etats-Unis, en 1942, une géopolitique populaire aide à faire accepter l’effort de guerre.
Pourquoi ce désir américain de normaliser et d’adopter la géopolitique ? Tout simplement parce qu’en 1942, les Américains pensent que cette science va les aider dans leur combat puisqu’elle leur semble être la cause des succès de l’Axe. Il s’agit toutefois là d’une vue de l’esprit : la géopolitique n’est pas la source des succès nazis et elle ne l’est donc pas a fortiori de ceux remportés ensuite par les États-Unis. Néanmoins, elle a aidé ces derniers à comprendre et surtout à faire comprendre au grand public la dimension mondiale de la guerre, sa complexité, l’interaction entre les différents théâtres d’opération souvent très éloignés les uns des autres. On voit en 1942 se développer aux États-Unis une géopolitique populaire qui, par le biais de livres, d’articles, de cartes, d’émissions de radio ou de films aide à faire accepter l’effort de guerre en faisant la pédagogie d’une guerre mondiale qui nécessite donc de déployer des troupes très loin du pré-carré américain.
G. G. : Selon vous, la grille de lecture mackindérienne qui théorise l’importance de la possession du Heartland, c’est-à-dire du cœur de l’Eurasie, est-elle un prisme de compréhension de l’implication américaine en Ukraine aujourd’hui ?
F. L. : Dès le début de la Guerre froide (1947-1990), les modèles d’analyses géopolitiques mackinderiens sont analysés et recyclés par les Américains dans leur lutte contre l’Union soviétique. Il existe effectivement une idée d’origine mackinderienne selon laquelle qui domine le « Heartland », soit le cœur de l’Eurasie, domine l’Eurasie elle-même, et que celui qui domine l’Eurasie domine automatiquement le monde entier. Imprégnés de ce paradigme, certains stratèges américains s’inquiètent alors de voir l’Union soviétique s’imposer en Eurasie et donc sur le monde. La stratégie du « containment » élaborée par les Américains en 1947 vise précisément à empêcher un tel scénario de devenir réalité. Ce type d’analyse a été remis au goût du jour par Zbigniew Brezinski dans les années 1990 dans son livre « Le grand échiquier » qui insiste sur le danger que représenterait pour les États-Unis l’émergence d’une grande puissance eurasiatique, du fait du potentiel de puissance censément inégalable qui caractériserait cette région.
Les conduites politiques sont toujours multifactorielles.
Par conséquent, on tend aujourd’hui fréquemment à lire toute intervention américaine en terre eurasienne au prisme de la doctrine mackindero-brzezinskienne. Dans cette optique, que ce soit en intervenant en Corée ou en Ukraine, Washington ne viserait jamais qu’un seul objectif : empêcher l’émergence d’une puissance trop grande en Eurasie, l’Allemagne puis l’URSS jadis, la Chine et la Russie aujourd’hui. Dans tous les cas, les États-Unis chercheraient à entretenir une forme de division géopolitique de l’Eurasie pour en neutraliser le potentiel de puissance. Cette analyse a une part de vrai mais elle ne saurait à elle seule rendre compte de la politique eurasiatique des États-Unis, précisément car comme je l’indiquais au début de notre entretien, la géopolitique ne peut pas rendre compte à elle seule des relations internationales : elle fournit des éléments d’explication qu’il convient toujours de pondérer par d’autres de nature différente (économique, démographique, sociologique, etc.) car les conduites politiques sont toujours multifactorielles.
G. G. : Et côté russe, y a-t-il une influence du modèle géopolitique mackindérien ?
F. L. : On connait mal l’histoire des idées géopolitiques russes et soviétiques à propos desquelles très peu de travaux scientifiques ont pour l’heure été entrepris [1]. Durant la Guerre froide les Américains accusaient les Soviétiques de faire de la géopolitique au motif que Staline cherchait à dominer le monde par la conquête de l’Eurasie, manière de laisser entendre qu’il aurait repris à son compte le plan de Haushofer, donc de Hitler, et qu’il ne vaudrait donc pas mieux que lui. Quant à savoir si les grilles d’analyses géopolitiques classiques jouent aujourd’hui un rôle sur les prises de décisions de Poutine, c’est difficile à dire là encore faute de travaux permettant de l’étayer scientifiquement. On sait néanmoins que le grand théoricien russe de l’eurasisme, Alexandre Douguine, s’en revendique explicitement et cite abondamment les travaux de Mackinder. Reste à savoir quel est le degré d’influence exercé par ses écrits sur le maître du Kremlin.
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