Kubrick et la question russe – Nicolas Bonnal
Par Nicolas Bonnal
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Entre Spartacus, héros communiste (et excellent ballet), 2001 et les cosmonautes russes (dirigés par
des femmes) et l’argot russe des voyous d’orange mécanique – sans oublier bien sûr la Lolita de
Nabokov ou Dr Folamour – Kubrick semble obsédé par les russes – et pas négativement. En musique
aussi : pensons à Chostakovitch (EWS), à Khatchaturian (2001)…
Citons notre livre sur Kubrick alors pour balayer le problème et offrir quelques pistes de réflexion. On
n’évoquera pas son frère Raoul membre du parti communiste…
« Kubrick et les russes. En voilà une question pour le directeur de Folamour ! Mais commençons par
le Commencement, par 2001, qui aurait des origines …russes.
« Nous avons évoqué Solaris, un des plus célèbres et élitistes films de science-fiction du monde. Cela
pose la question soviétique et Dieu disait qu’elle se pose dans le monde de Kubrick, surtout au cœur
des années soixante ! Kubrick filme Spartacus, Folamour, il adapte un grand auteur russe dans Lolita,
Kubrick filme l’argot russe dans Orange mécanique, Kubrick enfin organise une importante rencontre
avec des savants russes dans 2001 ; et ces derniers ne sont pas le moins du monde tournés en
ridicule, ils sont juste privés d’information comme dans tout le monde dans ce film finalement habité
par la conspiration. La science-fiction s’étant surtout développée dans un contexte de guerre froide,
et la conquête spatiale aussi finalement (elle a pris fin avec la guerre des étoiles du président Reagan,
aussi farcesque que le film du même nom !), il nous semble important de reposer la question russe –
d’autant qu’à l’époque les russes multiplient les films spatiaux.
La SF des empires, des jeux vidéo, des super-héros et des jeux galactiques n’étant pas celle de
Kubrick, d’où pouvait venir son modèle ?
La critique américaine croyait que son modèle venait du sympathique George Pal (d’ailleurs sujet
hongrois) ou de certains films japonais ?
En réalité son modèle venait d’un très beau film soviétique, En route vers les étoiles, de Pavel
Klushantsev. Ce petit chef d’œuvre est un documentaire de 1957 et l’on peut voir que Kubrick et son
équipe y ont puisé beaucoup. Kubrick l’a dit lui-même, il n’est donc pas question de parler de plagiat,
mais de source d’inspiration. Voyons voir :
- Le film soviétique veut décrire la conquête spatiale, ses enjeux scientifiques et techniques. Nous y
sommes avec 2001. - En route vers les étoiles (Doroga k svesdam) dure cinquante minutes, montre les préparatifs puis
filme le vol poétiquement. - La tête d’un homme adulte se surimpressionne sur la planète bleue. On est aussi dans 2001. C’est
au début de ce film stupéfiant. - La lumière est très forte, les vaisseaux blancs, notable par leur vaillance. Leur lenteur est aussi bien nette à l’écran. Les maquettes sont similaires.
- On voit l’intérieur des vaisseaux. On a un petit confort matériel, un intérieur cosy, on joue aux
échecs, on prend soin d’une jeune chat. Il y a des femmes d’un niveau scientifique respectable,
même des asiatiques. Kubrick aurait pu envoyer Draba dans l’espace ! - On voit les cosmonautes sortir dans l’espace, s’approcher du vaisseau, le tout est filmé comme un
ballet. Dans son film sur la Lune, Klushantsev utilisera Tchaïkovski ! C’est d’ailleurs un musicien
soviétique, Khatchatourian, que Kubrick utilise pour décrire la petite vie des cosmonautes.
Khatchatourian est aussi l’auteur d’un ballet nommé… Spartacus. - L’intérieur de la station est un hémicycle, même les fauteuils ressemblent un peu à ceux du Hilton
dans 2001 (ils sont noirs). Les maquettes et les formes sont très proches. Les cosmonautes sont vêtus identiquement – mais sans couleur. - Les russes installent un jardin expérimental, celui de… Silent running, le film de Douglas Trumbull, le génie des effets spéciaux de 2001. Il y a une station météo à bord et l’on essaie de comprendre le mystère de la vie.
- Une séquence tournée en Crimée montre un canot à moteur devant récupérer en mer Noire les
cosmonautes amerrissant dans un futur proche. Certaines prises de vue de la mer sont des négatifs, exactement comme dans les célèbres séquences de la Vision à la fin de 2001. - La voix off sécurisante évoque beaucoup de voix off chez Kubrick. Elle s’émerveille devant le progrès et souligne que toutes ces missions sont faites pour le bonheur de ceux qui vivent sur terre !
Ces lignes ne rendent pas de la beauté plastique impressionnante qui ressort de ce poème
cinématographique plein de confiance (ou de mensonges…) en l’avenir et en la science. Un grand
documentaire est supérieur à presque tous les films, et c’est pourquoi il ne faut pas négliger non plus les documentaires du jeune Kubrick.
Certes c’est un film de propagande mais ce n’est pas une insulte. 2001 est aussi un film de
propagande, fait avec infiniment plus d’argent, et c’était aussi un film sur le futur, toujours très
hypothétique comme on sait. Dans un livre amusant et disparate, l’alors marxiste Dominique Noguez parlait très bien de 2001 comme d’un film expérimental (son livre se nommait le cinéma, autrement) certes, mais aussi comme d’un film impérialiste à la gloire des USA. C’est exactement comme cela qu’il a été perçu à l’époque, au moment où gagnant apparemment la conquête spatiale, l’Amérique conquérait les cerveaux et gagnait la guerre froide.
On a partout des drapeaux américains dans le film, partout des symboles IBM, partout les symboles ATT, American Express (ne partez pas sans elle !), ou les Hilton cités plus haut. 2001 célèbre l’Amérique comme l’ainée des nations du monde, le modèle des sciences, des corporations et des héros people – ici discrets et humbles en plus.
En s’inspirant du film de Pavel Klushantsev, Kubrick a fait d’une pierre deux coups : il s’est inspiré
d’une source que peu d’autres iraient voir (car qui connaît sérieusement le cinéma soviétique, qui fut longtemps le premier et le plus important du monde ?) ; il a fait un film pédagogique et anagogique, élevant l’esprit de l’homme ; il a fait un documentaire en même temps qu’une œuvre de fiction ; il a célébré comme on le faisait alors la science et le progrès depuis l’aube de l’humanité.
Après Kubrick a rajouté les traits propres à son génie : l’inquiétant ordinateur, qui annonce notre
contrôle moderne ; la fantaisie visionnaire (qui existe toujours dans le cinéma russe de l’époque,
voyez mon livre sur Ptouchko aussi et Rou) ; et la musique. Et dire qu’il a emprunté des musiques
d’artistes du bloc communiste ! Pensez à Khatchaturian et à la mélancolique partition de Gayaneh
dans 2001, à la suite pour jazz de Chostakovitch dans son dernier opus.
Russophilie et crypto-bolchévisme
« Kubrick est-il resté un bolchevik discret jusqu’à la fin ? En tout cas nous pouvons relever dans son
oeuvre une dimension bien russophile. Certains ont voulu voir dans la tempête de neige de Shining
une métaphore de la guerre froide.
Mais même la russophilie relative de Kubrick doit aussi être notée : il y a les entretiens téléphoniques
du président dans Folamour ; les russes sont traités comme de grandes personnes et les personnages
les plus chargés sont les généraux anticommunistes Turgidson et Ripper – qui se plaint de son
impuissance via l’évocation furibarde de la fluorisation de l’eau ! Mais le président, raisonnablement
ridiculisé, tente de s’entendre avec les russes.
Dans Orange mécanique, la révolte de la jeunesse nécessite un autre langage, un autre argot, à base
de russe – ce n’est pas dit dans le film ! Mais les maltchiks, devotchkas et malinkis donnent à cette
jeunesse anglaise déboussolée, cette jeunesse anglaise héritière du Welfare State et de Lord
Beveridge une tonalité bien russe !
Enfin dans 2001 : l’odyssée de l’espace le rôle des russes n’est pas à négliger. Dans leur livre sur le
fœtus astral, les professeurs structuralistes Dumont et Monod se moquaient d’eux, et ils avaient
bien tort. Après les soviétiques que chez eux les femmes ne sont pas des secrétaires ou des
serveuses, mais des ingénieurs et des cosmonautes. L’une de ces femmes est d’ailleurs amie de
Floyd, elle connaît sa famille, il s’agit d’une relation de travail ; la guerre froide est bien dépassée
depuis… Dr Folamour. Dans le film ce sont clairement les Américains et Floyd qui sont en faute pour
rétention d’informations importantes (on a osé parler d’épidémie, ce qui n’était ni moral ni malin).
Nous traiterons ailleurs des emprunts des inspirations soviétiques de 2001, surtout liées au film
génial de Pavel Klushantsev. On peut rajouter à propos de ce film que le savant russe est nommé
Smyslov, comme le plus grand joueur d’échecs de son temps ! A-t-on assez parlé du goût de Kubrick
pour les échecs ! En réalité il devait avoir une certaine estime pour les russes et les soviétiques, par-
delà la guerre froide dont il se moque dans Folamour et paraît-il dans Shining… Le beau personnage
du joueur d’échecs russophone dans la Razzia le démontre : Maurice est la seule personne
intelligente et cultivée du film.
Oui, en ce sens oui, on peut bien dire que Kubrick était un bolchevik. Culte du cinéma, goût des
échecs et de l’ordre, dénonciation du rôle de l’argent des guerres impériales, du délire du complexe
militaro-sexuel, critique radicale du Deep State américain et de ses couches supérieures, tout son
monde montre bien qui il aurait fait un excellent propagandiste !
Est-ce à dire que pour cette raison on l’aurait tué ? C’est l’interprétation délirante, marrante et
paranoïaque d’une partie du web consacré à Kubrick. La charge contre les Ziegler ricanant qui
dirigent cette planète et mènent le monde à se perte aurait valu au vieux cinéaste un royal châtiment
digne de Shakespeare. En dénonçant les Illuminati et les élites hostiles – pensez au ministre tory
d’Orange mécanique, l’auteur de Spartacus (nom de guerre du premier Illuminati !), de Folamour et
de Shining aurait pris des risques…
Et 666 jours avant 2001 il mourut. Inexplicablement. »
Orange mécanique et la langue russe
« Que c’est drôle quand même !
Dans Orange mécanique, Gulliver fait penser à Swift mais cette parole en russe veut dire tête, qui
vient de golova en russe. Swift aussi aimait se jouer des mots pour se jouer du monde. Kubrick
reprend aussi les mots suivants recyclés froidement par Burgess pour créer sa novlangue : le célèbre
maltchik pour garçon, soumka pour le sac, prestoupnick pour le criminel, malenky pour petit, rooka
pour main, litso pour le visage. Un petit peu plus complexe est le lien entre Horror show et horosho
(« très bien ! » en russe) et veck et cheloveck (l’homme en russe). Tout ce charabia russifiant et
sonore est un régal pour les oreilles et n’a pas peu contribué à l’énorme succès du film.
On n’a pas trace d’un goût pour le désir véritable avant le début des années soixante dans le cinéma
de Kubrick. Le goût pour l’extase verbale est sans doute venu avec la Lolita de Nabokov… »
Nabokov a marqué un tournant dans son œuvre avec Lolita. Nous avons écrit tout un chapitre sur le
goût de l’extase verbale (Folamour, Orange, Full metal jacket…) chez Kubrick…
Sources :
https://www.amazon.fr/STANLEY-KUBRICK-GENIE-DU-CINEMA/dp/1521085927/ref=sr_1_1?__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&cri
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