Du messie auto-proclamé Sabbataï Tsevi à la fondation de la Turquie moderne (1/3)
Source : x.com – 12 février 2025 – Mehmet Yildiz
https://x.com/Mehmet_Stern/status/1889620288150659351?t=rpUSAm5BRBtqB_gZhqim3Q&s=03
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Né en 1626, sous l’empire ottoman, à Smyrne, actuelle Izmir des bords égéennes de la Turquie, Sabbataï Tsevi était un individu « spécial » et charismatique. Sa famille l’oriente vers une formation de rabbin – qu’il termine avec succès, puis se spécialise dans la kabbale, dont il en devient une figure historique importante. Après sa formation, il commence à croire qu’il est le messie et regroupe quelques fidèles qui croient en lui. Mais, en 1665, le nombre d’adeptes est en nette progression, et c’est à ce moment qu’apparaît un prophète du nom de Nathan de Gaza. Avec la synergie de ces deux individus, un mouvement apparait, mouvement qui va exploser, s’agrandir, d’abord à Jérusalem, puis au Caire, puis Izmir, Istanbul et par la suite Edirne (Andrinople), mais de manière anormale, dans un laps de temps très bref, ce que j’entend par bref, c’est moins d’un an – ce qui est perçu comme un miracle dans les années 1660, sans télévision, ni radio, ni internet ou Twitter, les informations se diffusent à une vitesse folle; je vous parle de Moscou, Londres, Amsterdam, de Livourne en Toscane, jusqu’au nouveau monde, c’est-à-dire Boston. Entre 1665 et 1666 tout se diffuse à grande vitesse ; ainsi, cette croyance devient un grand mouvement de grande envergure.
Il faut tout de même rappeler que lorsque nous parlons du mouvement sabbatéen, il s’agit peut-être du plus grand mouvement messianique de l’histoire juive, une sorte de messianisme politico-social, comme une mode. Une fois que le mouvement commence à prendre de l’ampleur, le sultan de l’époque, le vizir et les autorités ottomanes décident d’intervenir – d’ailleurs les autorités européennes de l’époque s’en mêlent aussi. Pourquoi ? Parce qu’un si grand mouvement messianique qui apparaît du jour au lendemain et grandit à cette vitesse en moins d’un an, est considéré par tous les pouvoirs de l’époque comme une menace, un danger. Et donc, Sabbataï est arrêté, on le condamne, ça ne suffit pas et finalement, à Edirne (Andrinople en français), il est convoqué par le sultan lui-même, en présence d’un personnage qui s’appelle Vanî Mehmed Efendi, il est jugé. Pour faire bref, il ressort de cette forme de négociation qu’il sera libéré à la condition d’être converti à l’islam. Bien sûr, il déclare ne pas être le messie et décide de devenir musulman pour éviter la mort ; ce qui crée une grande déception chez ses fidèles, qui se détournent, pour la plupart, de ce mouvement, en se disant que par le passé, beaucoup d’autres faux messies sont apparus et que celui-ci en est un de plus. Presque tous ses fidèles d’Europe et du périmètre ottoman le quittent.
Nathan de Gaza que l’on appelle aussi Nathan Ashkenazi, est un théologien juif né à Jérusalem en 1643 et mort en 1680 à Skopje en Macédoine… il est surtout connu pour avoir été le prophète de Sabbataï Tsevi (!). Nathan Benjamin ben Elisha Hayyim Ashkénazi naît d’un père venu d’Allemagne ou de Pologne. Il est celui qui fait connaître Sabbataï Tsevi aux importantes communautés juives européennes en leur adressant de Palestine des lettres circulaires. Puis il se rend dans les principales villes d’Europe, d’Afrique et d’Inde pour finalement retourner en Palestine. Nathan de Gaza, le faux prophète, qui, même après l’apostasie de Sabbataï Tsevi, ne déserte pas sa cause, mais, trouvant peu prudent de séjourner plus longtemps en Palestine, prévoit de se rendre à Smyrne. Les rabbins, constatant l’emprise de ce mouvement sur des fidèles crédules, excommunient le 9 décembre 1666 tous les partisans de Sabbataï Tsevi et particulièrement Nathan de Gaza. Ils interdisent à tous de lui donner l’hospitalité ou même de l’approcher. Après un séjour de quelques mois à Smyrne, il se rend à Andrinople où, malgré ses promesses de rester tranquille, il continue sa propagande, puis de nouveau excommunié, il part avec quelques partisans à Salonique où il reçoit un accueil très mitigé, bien qu’ayant un relatif succès chez les communautés de Chios et de Corfou.
En mars 1668, il part à Venise où le rabbinat ainsi que les autorités l’obligent à admettre par écrit que toutes ses prophéties sont le seul produit de son imagination. Après la publication de la confession, Abraham Yachini, premier à avoir reconnu Sabbataï Tsevi comme Messie, écrit une lettre à Nathan de Gaza où il le plaint pour les persécutions qu’il endure et lui exprime son indignation devant les agissements du rabbinat vénitien. Les Juifs vénitiens persuadent alors Nathan de partir pour Livourne où la population juive est connue comme lui étant hostile. Ils lui adjoignent une escorte, prétextant une marque d’honneur, en fait pour s’assurer qu’il va bien à Livourne. Il réussit cependant à gagner Rome où, en dépit de son déguisement, il est reconnu et banni de la ville. Il va alors volontairement à Livourne où il persuade quelques-uns de la justesse de sa cause. Puis, de Livourne, il retourne à Andrinople et semble avoir passé le reste de sa vie à voyager.
Nathan de Gaza, est aussi l’auteur de multiples lettres et divers ouvrages où il développe sa propre théologie, qui fusionne avec la compréhension qu’on avait alors de la kabbale avec des éléments du mysticisme d’Isaac Louria. Son ouvrage le plus connu est Le Traité des Dragons (Derush ha-Tanninim) – publié par Gershom Scholem à Jérusalem en 1944, où il expose la doctrine que Scholem a appelé l’antinomisme sabbatéen. Source éminemment importante, quiconque s’intéresse à Sabbataï Tsevi passe inévitablement par Gershom Scholem, historien et philosophe juif, spécialiste de la kabbale et de la mystique juive, né en 1897 à Berlin et décédé en 1982 à Jérusalem. Il a légué une très importante bibliothèque consacrée à la kabbale à l’Université hébraïque. Son œuvre immense a fait entrer l’étude de la kabbale dans le champ académique des sciences humaines. David Biale, historien spécialiste de l’histoire juive dira de lui : « Par son étude exhaustive de l’histoire de la mystique juive, du IIe au XVIIIe siècle, Scholem nous a donné accès à un univers intellectuel dont presque personne ne connaissait l’existence ». Il fut aussi une figure de l’histoire de l’État d’Israël, en prenant position sur tous les sujets touchant le pays, toujours attentif à ce que le sionisme ne sombre ni dans le nationalisme, ni dans le populisme, et préserva entre le rationalisme et l’orthodoxie un judaïsme de la liberté ouvert vers l’utopie.
Nathan de Gaza est l’auteur supposé de l’ouvrage anonyme, Hemdat Yamim, qui traite de la pratique des rites du judaïsme et de la prière. Cet ouvrage est organisé en trois parties, dont la seconde est suivie par un petit traité kabbalistique, Hadrat Ḳodesh, relatif à la Genèse. Cet ouvrage est complété par Ozar Nehmad. Il écrit aussi Peri ‘Ez Hadar, un recueil de prières de Tou Bichvat et Tikkun Keri’ah, un ouvrage sur les doctrines de Sabbataï Tsevi.
Ici j’ouvre deux petites parenthèse :
1. Deux mots sur Isaac Ashkenazi Louria. Il est né en 1534 à Jérusalem et mort en 1572 à Safed, est un rabbin et kabbaliste, considéré comme le penseur le plus profond du mysticisme juif parmi les plus grands et les plus célèbres, et le fondateur de l’école kabbalistique de Safed. Il fut même identifié par certains Sages comme étant le Machia’h ben Yossef, le Messie fils de Joseph. On le connaît aussi sous le nom de Ari, acronyme qui signifiait à l’origine « Elohi (divin) Rabbi Isaac » mais qui est aussi traduit par « Ashkenazi Rabbi Isaac » ou « Adoneinu Rabbeinu Isaac » (notre maître, notre rabbin Isaac). Rabbi Issac Louria est l’auteur des théories qui constituent la kabbale lourianique. Elle a été exposée par Rabbi Haïm Vital (1542-1620) et par Joseph Ibn Tabul (1545-1610), dans des ouvrages dont le plus connu est le Sefer Etz Hayyim (le Livre de l’Arbre de Vie).
2. Qu’est-ce que le tismtsoum ? Le tsimtsoum (contraction en hébreu) est un concept de la Kabbale qui traite d’un processus précédant la création du monde selon la tradition juive. Ce concept dérive des enseignements d’Isaac Louria, Ari zal de l’école kabbalistique de
, et peut se résumer comme étant le phénomène de contraction de Dieu dans le but de permettre l’existence d’une réalité extérieure à lui. « Qu’est-il arrivé avant le commencement des temps pour que commencement il y ait ? » Jusqu’à ce qu’Isaac Louria s’intéresse à cette question, le Dieu des religions n’avait d’intérêt qu’en tant qu’il se manifestait aux hommes. Le Dieu d’avant la création n’était ni un souci, ni un problème important, selon Charles Mopsik. « Comment Dieu créa-t-il le monde ? – Comme un homme qui se concentre et contracte sa respiration, de sorte que le plus petit peut contenir le plus grand. Il a ainsi concentré Sa lumière dans une main, à Sa mesure, et le monde fut laissé dans les ténèbres, et dans ces ténèbres il tailla les rochers et sculpta la pierre », explique Isaac Louria, qui conçoit ainsi la première manifestation de Dieu. Nahmanide, un kabbaliste du XIIIe siècle, imaginait un mouvement de contraction originelle, mais jusqu’à Louria, on n’avait jamais fait de cette idée un concept cosmologique fondamental, remarque Gershom Scholem : « La principale originalité de l’hypothèse lourianique tient au fait que le premier acte de la divinité transcendante — ce que les kabbalistes appellent le En Sof (l’Infini) — n’est pas « un acte de révélation et d’émanation, mais, au contraire, un acte de dissimulation et de restriction » ».
Après ces deux parenthèse, revenons à Nathan de Gaza, dont je citais, en peu avant, certains de ses ouvrages. Pour nombre de rabbins ces ouvrages, qui ont servi de base au sabbatéisme, sont contraires au judaïsme et sacrilèges. Développons. Le En Sof (la transcendance divine) comprenait deux aspects, le Jugement et la Miséricorde, selon Isaac Louria dans sa théorie du tsimtsoum. Nathan de Gaza postule que le tsimtsoum lourianique ne concerne que le monde céleste, et qu’au-delà de Jugement et de la Miséricorde, le En Sof comprend deux éléments fondateurs que Louria n’a pas entrevus : la lumière avec pensée et la lumière sans pensée. La « lumière avec pensée » rassemble en soi toute la puissance créatrice. Mais le En Sof comprend également des forces dont l’objectif est d’empêcher tout changement. Des forces « sans pensée », dans la mesure qu’elles tendent à rester ce qu’elles sont, sans le moindre mouvement créateur. La « lumière avec pensée », quand elle opère le tsimtsoum dont découle la création du monde, se confronte à la « lumière sans pensée ». Elle la refoule hors du monde céleste. Elle ne l’élimine pas. Le monde inférieur, le monde terrestre, reste dominé par la « lumière sans pensée ».
« Elle n’est pas mauvaise en elle-même, mais revêt cette apparence parce qu’elle est opposée à tout ce qui n’est le En Sof, et donc constituée de telle façon qu’elle détruit les structures produites par la lumière avec pensée ». La lumière sans pensée élabore ses propres structures : ce sont « les mondes démoniaques des kelippot dont la seule vocation est de détruire ce que la lumière avec pensée a façonné ».
Pour que la création du monde s’accomplisse entièrement, il faut donc, selon Nathan, que le Messie surgisse dans le monde inférieur afin d’opérer le second tsimtsoum qui, du bas vers le haut, neutralisera l’action destructrice de la lumière sans pensée. Le Messie représente quelque chose d’absolument nouveau, il détient une autorité qui n’est soumise à aucune loi humaine, pas même à la loi issue de la Torah, pour Nathan. Le Messie agit selon sa propre loi. Il ne peut donc être jugé d’après les concepts courants du bien et du mal.
Au-delà du messianisme, la kabbale sabbatéenne affirme que « toute âme est constituée par les deux lumières », et que la lutte qu’elles se livrent « se répète encore et toujours en chaque âme ». « Cette doctrine, observe Scholem, permit à Nathan de justifier chacune des « actions étranges » du Messie (Sabbataï Tsevi) », y compris sa conversion à l’islam. Au respect des mitzvot et à l’accomplissement des œuvres de charité, si important dans la kabbale lourianique, Nathan substitue la foi dans le Messie. Ce n’est plus aux hommes que revient la tâche de « réparer » le monde, mais au Messie.
Cette doctrine constitue l’axe directeur du mouvement sabbatéen qui gagne l’ensemble de la diaspora juive en 1666. Le mouvement perd son ampleur quand la nouvelle de la conversion du Messie à l’islam se répand parmi les Juifs. Toutefois, même après la mort de Sabbataï Tsevi en 1676, le sabbatéisme maintiendra dans les Balkans d’importantes communautés de fidèles. La doctrine de Nathan de Gaza a également eu beaucoup d’influence en Pologne, où un néosabbatéisme connaît une résurgence au XVIIIe siècle, sous l’égide de Jacob Frank qui se dira réincarnation de Sabbataï Tsevi. La kabbale sabbatéenne conçue par Nathan constitue « un système théosophique, luxuriant et paradoxal, à forte tendance apocalyptique et antinomiste », note Charles Mopsik, qui souligne que les écrits de Nathan de Gaza ont exercé, je cite : « une influence plus ou moins marquée sur un grand nombre de kabbalistes, qui, même s’ils ne partageaient pas toutes leurs conceptions, n’étaient pas insensibles à leur caractère grandiose et à la ferveur qui les animait. »
Bref, pour revenir à la conversion surprise de Sabbataï Tsevi à l’islam. Donc, trois quart des fidèles désertent le mouvement, mais un tout petit groupe persiste et se dit :
- Avons-nous cru en lui ? Oui, nous y avons cru, très bien, l’année dernière, même jusqu’au mois dernier nous y avons cru. Nous avons cru qu’il est le dernier messie, qu’il allait nous sauver, que la fin des temps est proche etc. Et donc si nous sommes aussi certain qu’il est le messie, qui sommes-nous pour contredire la dernière décision du messie de devenir musulman ? Le juger n’est pas de notre ressort s’il est le messie. C’est quelque chose qui nous dépasse et donc il y a clairement un plan divin. À partir de là, ils se disent qu’il faut exécuter ce que demande le messie, bref, on peut se dire que plutôt que de vivre dans la déception, une petite minorité, un groupuscule a décidé de continuer à suivre Sabbataï Tsevi ; ce groupe sectaire s’est perpétué, bien que divisé en plusieurs groupes, ce courant s’est maintenu dans le temps, a survécu jusqu’aujourd’hui.
Reprenons. En 1666 Sabbataï se convertit à l’islam et vit en tant que musulman jusqu’en 1676, enfin en tant que musulman, disons plutôt qu’il développe sa propre théologie au sein de l’islam, théologie qui comprend la kabbale, le soufisme, le judaïsme et même des éléments du christianisme. Il s’installe dans la ville de Thessalonique et sa communauté le suit. Vers la fin de sa vie, il se fait à nouveau arrêter parce qu’il est vu avec une Torah dans une main et un Coran dans l’autre, au milieu d’une assemblée mixte, dansant et buvant de l’alcool.
Alors que les historiens et chercheurs se fixent en général sur Sabbataï Tsevi, Nathan de Gaza ou ce qui en découle un siècle plus tard, Jacob Franck, je vous propose de faire un petit zoom sur Vanî Mehmed Efendi qui en vaut le détour, non seulement parce qu’il est d’une importance cruciale, mais surtout, parce qu’il est celui qui a converti Sabbataï Tsevi à l’islam. On ne connaît pas sa date de naissance mais nous savons qu’il est né à Van, au sud-est de la Turquie actuelle, qu’il est d’origine kurde. Il entame ses études de théologie islamique à Van, puis, enfant, il continue son éducation à Tabriz – Iran actuel, et enfin fait un passage par le Karabagh où il s’établi dix ans pour emménager à Erzurum – Turquie actuelle, et y vit jusqu’à son départ pour Istanbul. À Erzurum il exerce l’activité de prédicateur, par ailleurs apprécié par les autorités locales qui lui font savoir en 1659, notamment par le gouverneur de sa province, qui par la suite va grader et se retrouver à la capitale de l’empire, à Istanbul, où il va inviter Vanî Mehmed Efendi qui fera la connaissance du Sultan de l’époque Mehmed IV, qui l’appréciera également et lui fera des faveurs. Lors du deuxième siège de Vienne, en 1683, il est rapporté que Vanî Efendi a brillamment motivé les troupes. La défaite et le retour des troupes à suscité une certaine gêne populaire puisque de base, l’opinion populaire était qu’il était inutile de refaire un siège à Vienne… Vanî Mehmet Efendi étant l’un des instigateurs de cette action militaire, malgré le fait qu’il soit apprécié par le sultan Mehmed IV, celui-ci est contraint de l’envoyer à Bursa en exil, pour calmer l’opinion publique. Cet événement va le marquer profondément et il va mourir peu de temps plus tard en 1685.
Disqualifié par la défaite de ses armées devant Vienne en 1683, Mehmed IV n’avait guère retenu l’intérêt des historiens. La période de crise que traverse l’empire au XVIIe siècle forme la toile de fond des entreprises religieuses du souverain. La déstabilisation sociale et économique ainsi que les luttes de factions dans l’entourage des sultans ont favorisé l’ascension des Qâdîzâdeli, courant rigoriste apparu à la fin du siècle précédent avec le prédicateur Birgivi Mehmed Efendi. L’impulsion est donnée par l’adhésion de l’entourage du Mehmed IV (sa mère Hatice Turhan Sultan, son grand vizir Fazıl Ahmed Pacha) à la piété rigoriste promue par les Qâdîzâdeli, dont les prédicateurs militent en faveur d’un islam purifié. Vani Mehmed Efendi, leader du mouvement, devient le conseiller spirituel du sultan, lequel reprend à son compte l’une des prérogatives majeures du pouvoir en islam, « enjoindre le bien et interdire le mal » (Michael Cook, Forbidding Wrong in Islam, Cambridge, Cambridge University Press, 2003). Le mal est représenté par les ordres soufis, accusés d’innovations blâmables et frappés de mesures répressives, mais aussi par les instruments de musique ou les tavernes, ce qui pénalise les chrétiens.
Rappelons qu’en 1660, la capitale impériale est ravagée par un grand incendie. Hatice Turhan, profitant des destructions du feu, reprend le chantier d’une mosquée dans le quartier portuaire d’Eminönü – chantier commencé en 1597 par la mère de Mehmed III et abandonné peu après. À cette fin, la Sultane-mère fait expulser du quartier les juifs qui y résidaient. La Mosquée neuve (Yeni Cami) ou mosquée de la Sultane-mère (Valide Sultan Cami), dans le quartier d’Eminönü, inaugurée en 1665, est le résultat de ces travaux.
Ici, il faut établir un lien entre cette mesure d’expulsion, l’expropriation dont sont victimes plusieurs communautés juives de la capitale après la destruction de leurs synagogues durant l’incendie, et une deuxième vague d’expropriations qui touche les chrétiens : l’incendie ayant détruit plus de la moitié des églises d’Istanbul, une douzaine d’entre elles sont confisquées avec l’assentiment du tribunal de la charia. Ici et là, les habitants musulmans s’efforcent d’évincer juifs et chrétiens de leur voisinage, avec l’autorisation expresse du sheikhulislam, le haut dignitaire religieux qui assiste le sultan dans ses décisions. Il faut voir dans ces éléments convergents une volonté cohérente d’islamisation d’Istanbul et un changement d’attitude des musulmans ottomans à l’égard des juifs et des chrétiens. Cette entreprise s’accorde aussi avec un raidissement sur les valeurs islamiques, qui coïncide avec l’affaire Sabbataï Tsevi, le messie auto-proclamé. Arrivé à Istanbul en 1666 après avoir nourri ses partisans d’espérances politiques, Sabbataï Tsevi est placé devant l’alternative de la conversion à l’islam ou de l’exécution capitale. Ayant choisi la première option, il devient un « agent de conversion » de l’islam rigoriste.
Éloignons-nous de la cour ottomane et observons le lien entre conquête et conversion religieuse. Mehmed IV séjourne la plupart du temps à Edirne, infatigable chasseur, fervent guerrier et combattant de la foi – imitateur en cela du Prophète de l’islam. La volonté d’expansion de l’islam qui anime le sultan s’exprime par des campagnes militaires (contre les Vénitiens, les Polonais, les Russes) qui s’accompagnent de la transformation assez systématique des églises en mosquées, tant en Crète qu’en Europe centrale, et de la conversion des vaincus ayant échappé au massacre ou à l’asservissement. Les déplacements du sultan, qu’il s’agisse de ses grandes expéditions de chasse ou de ses campagnes militaires, sont autant d’occasions de convertir des centaines d’hommes et de femmes rencontrés en route. L’ampleur de l’entreprise se lit dans les registres consignant les dons de robes que le sultan accordait aux convertis, en majorité de jeunes hommes chrétiens. Le statut du « nouveau musulman », codifié en 1676, fixe les étapes de la procédure de conversion volontaire.
La défaite de l’armée ottomane devant Vienne marque la fin des ambitions guerrières du sultan Mehmed IV. Inspirateur de la campagne de conquête, Vani Mehmed Efendi est envoyé en exil. Les soufis Mevlevis regagnent en influence. Discrédité par l’échec, le sultan est écarté au profit de son jeune frère Suleyman, et sa réputation de ghazi tombe dans l’oubli.
Celui qui est considéré, comme le tout premier nationaliste turc, par les fondateurs de la République de Turquie, est Vanî Mehmed Efendi; c’est-à-dire celui qui a converti Sabbataï Tsevi à l’islam… et qui lui aurait enseigné l’Islam version express. On se demande finalement si ce n’est pas Sabbataï Tsevi qui aurait enseigné la Kabbale à Vanî Mehmed Efendi… Question que se posent de nombreux historiens. Il y a malgré tout consensus sur un point : il y a eu, indéniablement, entre les deux individus, des échanges ; et ces échanges les ont tous les deux « enrichis ».
Il faut préciser que pour Vanî Mehmed Efendi, « les turcs ont été choisis à la place des arabes par Allah lui-même ». Rien qu’ici, on se demande si finalement ce n’est pas Sabbataï Tsevi qui a converti le pauvre Vanî Efendi au national-sionisme avant l’heure.
Si Vanî Efendi est considéré comme « le premier prototype nationaliste turc », il faut tout de même rappeler que Sabbataï Tsevi est considéré comme « le premier prototype sioniste », et qu’il est certain que chacun d’eux a été maître ou élève de chacun d’eux, à tour de rôle, durant leur échange.
J’ai eu du mal a trouver des informations fiables sur Vanî Efendi. En général, comme il vient du mouvement rigoriste des Qadizade, il nous est présenté comme anti-soufi, anti-mystique, mais, c’est quelqu’un de millénariste version islam, il croit à la fin des temps, il a même des côtés mystique et messianique – plutôt prononcés. Il est nécessaire de relever que les monothéismes sont de facto messianique et que pour les trois monothéismes nous nous dirigeons vers l’apocalypse, la fin des temps etc. Dans les années 1600, ces idées millénaristes sont très courantes, c’est une période où il y a des prophéties publiées par dizaine et dizaine en Europe, à Londres, un peu partout, on est comme dans une hystérie générale à en croire les historiens qui décrivent cette période trouble, qui est aussi ponctuée par de graves incendies, des bibliothèques qui brûlent etc, et qui sont perçus par les prédicateurs comme autant de signes avant-coureurs de la fin des temps – on voit cela chez nombre de chrétiens, notamment les protestants, mais bien sûr, et aussi, chez les juifs… mais aussi et surtout, de plus en plus chez les musulmans aussi, notamment, le siège de Vienne sous Mehmed IV est un marqueur fort puisqu’il nous montre que le Sultan aussi est imbriqué dans ces interprétations messianiques qui excitent un peu tout le monde à cette époque. Pour faire simple, tout le monde était messianiste au XVIIème siècle, à tel point que même le sultan se lance dans des conquêtes complètement inutiles qui l’obligent d’ailleurs à se justifier auprès de tout son entourage.
Pour revenir sur celui qui a converti Sabbataï en musulman, il est en lien direct avec Sabbataï Tsevi puisque celui-ci, une fois converti à l’islam va vivre quelques temps dans la cours du sultan afin que Vanî Mehmed Efendi le forme à l’islam, lui enseigne l’islam. À partir de là, Sabbataï va devenir Aziz Mehmed Efendi, va s’habiller différemment, va porter le Fès, utiliser le tasbih (chapelet musulman). Avec son nouveau nom, le dénominateur commun devient Muhammed, le prophète même de l’Islam:
Aziz Mehmed Efendi
Vanî Mehmed Efendi
Sultan Mehmet IV
Et petite apostrophe :
Ehemet qui veut dire vérité en hébreu
Efendi indique le titre honorifique qui montre l’importance du personnage qu’est Sabbataï Tsevi, tandis qu’Aziz veut dire « saint », manière de valider son côté mystique.
Maintenant, ce qu’il faut relever, c’est que le sultan pense qu’en convertissant Sabbataï ils pourront l’utiliser en tant que missionnaire pour convertir des juifs en musulmans et par effet de ricochet des chrétiens en musulmans. On peut se demander pourquoi Vanî Efendi considère que les juifs et les turcs ont les mêmes ancêtres. C’est ce qu’il pense, que juifs et turcs viennent du même groupe. Est-ce que cette thèse serait-elle inspirée de Sabbataï Tsevi ? Il n’y a pas assez d’études pour le moment afin d’établir ceci. Par contre, pour résumer, nous pouvons dire avec certitude que Vanî Efendi a voulu convertir le plus possible, parce qu’il était convaincu, par les idées millénaristes d’une part, mais aussi parce qu’il pense que les turcs auront un rôle dans l’arrivée de cette fin du monde, apocalypse, fin des temps. Il est même très cohérent qu’il ait pensé ansi, parce qu’à cette époque, au 17ème, l’empire ottoman est un empire mondial. Et en tant que représentant de la superpuissance du monde, pour appuyer son point de vue, il va chercher dans un verset du Coran qui dit que, si vous ne vous battez pas, Dieu vous remplacera par une autre tribu. Il prétend que ce verset concerne les arabes qui n’ont pas voulu se battre contre Bysance – les chrétiens, et par la suite ce sont les turcs qui l’ont réalisé, qui se sont battu contre les chrétiens, notamment la prise de Constantinople, 1453, un siècle avant. Bref, ce peuple qui n’est pas allé se battre s’est fait remplacer par un autre peuple : les turcs !
À partir de là il développe une autre thèse qui puise de nouveau dans le Coran, il parle de Dhû-l-Qarnayn, personnage à cornes mentionné dans la 18e sourate Al-Kahf (La Caverne), personnage qui est confronté à Gog et Magog, bref, il défend la thèse que ce personnage bi-cornu est Oguz Khan, qui est l’ancêtre des turcs dans la mythologie turque et altaï, personnage emblématique qui porte une couronne à cornes ! Il ne s’arrête pas là, il remonte avec des hadiths à des généalogies qui lui font dire que les turcs sont le peuple qui s’est mélangé aux juifs originels. Je ne vais pas développer beaucoup plus, ce sera le sujet d’un autre texte.
Peut-être, afin de donner un avant-goût du prochain opus de cette série de textes, je me dois de vous renvoyer aux dernières années de l’empire ottoman, notamment sur le fait que tel ou tel acteur de cette époque n’est pas inconnu ou secrètement « sabbatéen » si je puis dire, c’est-à-dire que tout le monde connaît tout le monde et autant il y a d’acteurs de la révolution progressiste turque d’origine sabbatéenne, autant vous avez d’acteurs ouvertement juifs, et des arméniens, des kurdes etc. C’est-à-dire qu’être sabbatéen ne constitue pas quelque chose d’ultra-spécial, d’exceptionnel en soi, c’est simplement le signe d’une appartenance familiale à une communauté restreinte, relativement influente, mais surtout très riche et ayant des liens avec les acteurs occidentaux de tout bord. C’est-à-dire que le Dönme est un représentant du cosmopolitisme moderniste occidental de cette époque. Si nous étudions un peu les théories conspirationistes turques, des chercheurs se disant indépendants aux chercheurs ou penseurs, intellectuels de l’islam politique et de la gauche turque, le dénominateur commun est qu’il y a une communauté sabbatéenne divisée en trois grands groupes, formés au lendemain de la mort de Sabbataï – groupes issus de guerres de clans sur qui est l’héritier légitime du Messie… bref, les Karakash, les Kapan et les Yacoubis – et à partir de là, les avis divergent, mais pour reprendre le consensus conspirationniste ; ces trois groupes se font la guerre, sont en concurrence, ainsi, c’est la raison pour laquelle on pourrait expliquer un évènement connu du début de la république de Turquie, à savoir : le cas Mehmet Cavit Bey (1875-1926), personnalité politique turque, ottoman sabbatéen ou dönme, économiste et ministre des Finances de l’Empire Ottoman, rédacteur en chef et homme politique de premier plan pendant la période de déclin et chute de l’Empire ottoman. Membre du Comité de l’Union et du progrès, il faisait partie des Jeunes-Turcs et occupa des postes au gouvernement après le rétablissement de la Constitution. Mehmet Cavit Bey est un descendant direct de Baruchya Russo (1677-1720), successeur de Sabbataï Tsevi. Il fut membre de la franc-maçonnerie. Il a été initié dans la loge Makedonya dirildi ou Macedonia risorta d’Istanbul sous juridiction du Grand Orient d’Italie pour devenir par la suite, de 1916 à 1918, Grand Maître de la Grande Loge de Turquie. Il est aussi connu pour être le leader du groupe Karakashi.
Dans les années 1920, alors que Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la Turquie, cumulait de plus en plus tous les pouvoirs, une partie des républicains dont Mehmet Nâzım commencèrent à prendre leurs distances avec lui, et Atatürk répliqua en les accusant de trahison. En 1926, Mehmet Nâzım, Mehmet Cavit et plusieurs autres furent exécutés par pendaison pour leur participation présumée à une tentative d’assassinat contre Atatürk à Izmir. Donc, Mehmet Cavit pendu, mais aussi Mehmet Nazim que je viens de citer, qui est également du même clan des Karakash, que l’on nommait Docteur Nazim. La thèse est donc que ces deux Karakashi, Cavit Bey et Nazim Bey, sont exécutés parmi d’autres par le groupe Kapani.
Toujours dans cette idée conspirationniste, nous pouvons citer l’ancien premier ministre Adnan Menderes, pendu à la suite du coup d’État militaire de 1960, sur les ordres de la junte au pouvoir. Ici aussi, le scénario est le même : Adnan Menderes serait issu du groupe Karakashi et aurait été pendu par la junte militaire sous contrôle des Kapani.
Mais il y a mieux. L’enseignant d’école primaire de Mustafa Kemal Atatürk (donc fondateur de la République de Turquie – tout de même) était Şemsi Efendi (1851/1852 – 1917), professeur et éducateur ottoman, qui dispensait un enseignement basé sur la méthode Usul-i cedid (nouvelle méthode) dans l’école privée qu’il fonda à Thessalonique au XIXe siècle, ainsi que dans d’autres écoles privées ouvertes à la même époque. L’école qu’il a fondée est considérée comme la pionnière de l’école Terakki et de l’école Fevziye, qui continuent l’enseignement à Istanbul. Et enfin, pour terminer, même si, concernant la généalogie, il y a débat, il se trouve que de son vivant, par sa communauté religieuse, il était considéré comme descendant direct de la lignée de Sabbataï Tsevi. Quoi qu’il en soit, je viens de vous donner un aperçu de la prochaine partie.
Bibliographie
Gershom Scholem, Sabbataï Tsevi, Le Messie mystique (1626-1676), édition Verdier poche, 2008
Gershom Scholem, La kabbale, édition Gallimard (Folio essais), 2003
Yalçın Küçük, Şebeke – Network, YGS yayınları, 2002
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