Le grand retour des mercenaires. Entretien avec Valère Llobet
Source : revueconflits.com – 27 mars 2025 – Valère Llobet
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Les mercenaires sont de retour. Via les SMP, qui se multiplient, afin d’apporter des garanties de sécurité. Elles ne sont plus uniquement occidentales : nombreux sont les pays d’Asie à disposer de SMP. Entretien avec Valère Llobet.
Valère Llobet est doctorant en science politique, spécialiste des sociétés militaires privées. Il vient de publier Guerres privées. Les sociétés militaires à l’assaut du monde (Le Cerf, 2024). Propos receuillis par Jean-Baptiste Noé
Quel est le périmètre des SMP ? Sécurité privée, soutien aux forces armées, mercenariat ?
Le périmètre d’action des SMP est particulièrement large, même si le livre blanc sur la Defense et la Sécurité nationale de 2008, défini une SMP comme « un organisme civil, privé, impliqué dans le cadre d’opérations militaires, dans la fourniture d’aide, de conseils et d’appuis militaires, et offrant des prestations traditionnellement assurées par les forces armées nationales ».
En réalité le terme SMP englobe, dans les faits, de nombreuses activités, dont les limites sont particulièrement floues. Certains groupes se contentent de proposer de la protection de personnes, du gardiennage, de l’escorte de convois ou de navires ou de la formation. D’autres ajoutent des activités de renseignement et d’intelligence économique à cette palette. Tandis que certains offrent même les services d’unités combattantes qui s’impliquent directement dans les conflits en première ligne. Bon nombre de groupes proposent simultanément l’ensemble de ces activités à leurs clients, même si les SMP ont tendance à rester plus que discrètes sur leurs activités combattantes.
Tout cela explique la diversité des termes utilisées pour désigner ces organisations : ESSD, SMP, EMSP, E3PN, SSP, etc.
Aujourd’hui les SMP étendent leurs actions vers d’autres domaines comme la protection des frontières ou la gestion des prisons ou même la lutte contre le braconnage. Ce dernier secteur est assez spécifique même si dans les années 1980 le britannique David Stirling y avait déjà œuvré avec sa société Kilo Alpha Services.
Les SMP sont au service de la politique des États. Vendent-elles leurs services au plus offrant ou sont-elles sous contrôle de l’État dont elles dépendent ? Y a-t-il une concurrence entre les SMP ? des monopoles ?
Les sociétés militaires privées ne sont pas des organisations indépendantes. En effet, pour créer de telles structures, l’aval des États ou du moins de personnalités influentes est nécessaire. Ce lien entre les États et leurs SMP s’explique d’abord par l’origine de la plupart des fondateurs de ces entreprises, ils sont généralement issus des rangs des armées de leur pays, le plus souvent des forces spéciales.
D’autres sont des anciens des services de renseignement ou des unités de police qui restent bien souvent en lien, même indirectement, avec leurs anciennes administrations. Après il existe bien sûr des cas de figure où les SMP outrepassent les règles qui leurs ont été fixées par leurs États, mais ce type de débordement ne doit jamais être trop important car sinon les représailles peuvent être très sévères. Elles sont avant tout des structures commerciales et cherchent à acquérir des contrats
Il existe, bien sûr, une concurrence entre SMP. Par exemple, les SMP chinoises proposent des prix beaucoup plus avantageux que leurs concurrentes mais une qualité de service moindre.
Il existe aujourd’hui des oligopoles. Par exemple, le long des Nouvelles Routes de la soie, les ressortissants chinois, les infrastructures construites, les voies de commerce sont protégées presque exclusivement par des SMP chinoises qui peuvent recourir parfois à des prestataires locaux pour les épauler. On assiste également à des fusions et des acquisitions de SMP par d’autres SMP ou encore par d’autres groupes œuvrant de façon plus large dans l’armement, l’intelligence économique, etc. L’objectif étant de croitre et d’étendre leurs activités dans de nouveaux secteurs.
Le marché évolue très rapidement. Là où les anglo-saxons et surtout les Etats-Unis avaient une position ultradominante dans les années 2000, aujourd’hui la multiplication des SMP dans le monde crée une véritable concurrence entre sociétés. D’abord car des pays comme la Russie, la Chine ou encore de la Turquie ont développés leurs propres SMP, de plus de nombreux pays voient apparaitre sur leur sol des SMP qui visent d’abord à profiter du marché local pour croitre avant de s’exporter à l’international.
Dans quel cadre légal agissent les SMP ? Quelle responsabilité pour les crimes de guerre ?
Le cadre légal dans lequel agissent les SMP est particulièrement flou et dépend du pays d’origine de chaque structure. Ce sont justement les nombreux débordements causés par des SMP comme BlackWater ou encore CACI International qui seront le moteur des évolutions juridiques.
Ainsi, au niveau du droit international, en 2008 a été ratifié le Document de Montreux par 58 pays et il contient 73 recommandations pour encadrer les activités des SMP. Ce texte a été suivi par d’autres textes, comme le Code de conduite international pour les prestataires de services de sécurité privés (ICoC). Le grand problème de ces législations tient à ce qu’elles ne sont absolument pas contraignantes ce qui laisse tout latitude aux États pour imposer leur propre juridiction en la matière.
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Ainsi, chaque pays encadre et contrôle ses SMP à l’aide de sa propre législation. Les dissemblances entre États sont importantes. Par exemple, en Chine, ces sociétés sont devenues légales en février 2011 avec la mise en place d’un système de licences décernées par les autorités. En Russie, le mercenariat et les SMP sont considérés comme illégaux en vertu des articles 208 et 359 du code pénal russe ou encore de l’article 13 paragraphe 5 de la constitution du pays et cela alors que pays possède de nombreuses SMP. D’autres pays comme le Pakistan ou Chili ont officiellement pris des textes qui contraignent fortement l’action des SMP sur leur territoire ou encore le recrutement de leurs anciens militaires, pourtant des sociétés contournent quand même ce cadre juridique. En somme, l’encadrement juridique a ses limites et c’est avant tout la raison d’État qui décide.
Les SMP sont coûteuses pour les États et remettent en cause leurs compétences. Quel intérêt y ont donc les États ?
Pour les États l’intérêt est avant tout politique et les gains sont de plusieurs natures :
Depuis des décennies en Occident et dans bon nombre de pays, la mort au combat de soldats est devenue un enjeu politique majeur. Les opinions publiques n’acceptent plus de voir des « cercueils rentrer au pays ». Face à ce constat, les SMP offrent une solution très simple qui se résume au fait que la mort d’un contractor (terme utilisé pour désigner les employés des SMP) n’intéresse pas ou peu ; pas de cérémonie officielle, pas de drapeau, etc.
Ensuite l’emploi de contractors permet aux États de contourner les limites capacitaires de leurs armées ou encore les restrictions imposées par leurs institutions pour le déploiement de troupes à l’étranger.
Et pour finir, en utilisant des SMP les États peuvent ainsi avoir recours au déni plausible. Ce concept qui est le fait « de nier avoir eu connaissance de faits potentiellement délictueux ou criminels si l’accusation ne peut apporter la preuve formelle de son implication », permet aux États de se protéger, au moins en partie, des risques politiques induits par une intervention en dehors du cadre légal et leur offre ainsi une capacité supplémentaire en matière d’action clandestine.
Quelle est le positionnement français à l’égard des SMP ?
Vis-à-vis des SMP la France entretien une position iconoclaste. En effet, en France on n’utilise pas le terme de SMP mais celui de ESSD (entreprises de services de sécurité et de défense). Ce choix de ne pas utiliser le terme de SMP est avant tout un choix en matière de communication pour ne pas être associé à des entreprises comme Blackwater.
Le droit français encadre les activités liées à la privatisation des activités de sécurité et de défense et réprime les activités combattantes. Par exemple la loi du 14 avril 2003 relative à la répression de l’activité de mercenaire, laquelle introduit dans le droit les articles 436 et suivants du code pénal qui « punit de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende toute personne spécialement recrutée pour combattre dans un conflit armé et qui n’est ni ressortissante d’un État partie au dit conflit armé, ni membre des forces armées de cet État ».
Les frasques de Bob Denard et de ses « affreux » ont laissé une marque profonde dans les esprits et ce texte de loi particulièrement strict empêche clairement le développement de SMP à l’image de Blackwater. De plus, la Loi de programmation militaire 2024‐30, a créé une obligation pour les « militaires exerçant des fonctions présentant une sensibilité particulière […] qui souhaitent exercer une activité […] dans le domaine de la défense ou de la sécurité au bénéfice, direct ou indirect, d’un État étranger […] sont tenus d’en faire la déclaration au ministre de la Défense ».
La France n’aurait-elle pas intérêt à favoriser le développement de SMP française, notamment pour intervenir dans des zones sensibles et mener des missions que l’armée ne peut pas conduire ?
Il ne m’appartient pas de me prononcer sur cet aspect qui relève d’un choix politique mais ce qui est sûr c’est que bon nombre d’ESSD françaises agissent déjà, à l’étranger, dans l’évacuation de ressortissants ou encore dans la protection des biens et des personnes avec une grande efficacité.
Aujourd’hui les ESSD françaises procurent des services qui sont utiles et nécessaires notamment dans le cadre de la sécurisation des activités des entreprises françaises à l’étranger. Et de façon général les acteurs privés de la sécurité et de la défense sont également devenus indispensables pour bon nombre d’entreprises, d’institutions internationales et d’ONG par le monde. D’autant que ces sociétés offrent également des débouchés professionnels aux militaires, policiers ou encore aux agents de renseignement après leur service, limitant ainsi le risque que le recrutement et l’utilisation de contractors français par des SMP étrangère, dans le cadre d’opérations clandestines ou encore d’exactions, puissent valoir à la France d’être accusée de complicité.
Ainsi, il est possible pour Paris de capitaliser sur ses ESSD en les poussant, par exemple, à investir des « segments utiles » pour les forces armées françaises. De plus, la prise de participation de l’État dans les ESSD françaises ou encore des évolutions législatives en matière de prévention des conflits d’intérêts, pourraient offrir aux autorités un droit de regard encore plus important sur les activités de ces entreprises et pourraient prévenir de possibles débordements. Mais la récente privatisation du groupe DCI (Défense Conseil International qui n’est pas une ESSD mais un établissement public de caractère industriel et commercial) par l’État ne semble pas aller dans ce sens.