Marshall McLuhan et le nationalisme typographique – Nicolas Bonnal
Par Nicolas Bonnal
McLuhan a été mal lu et oublié, mais on devrait au moins retenir cela de lui, qui n’est pas si éloigné du guénonisme et des penseurs traditionnels : l’imprimerie et le progrès technique en général ont profondément altéré depuis la Renaissance notre rapport à la réalité, à nous occidentaux. McLuhan voit dans la typographie la cause du développement de notre schizophrénie, puis du nationalisme (notamment littéraire et linguistique) et du progrès comme somme d’organisation, contrôles et d’aliénation moderne, celle qu’a recensé Foucault dans Surveiller et punir par exemple (ô cette description des collèges jésuitiques…).
Il est dommage qu’il ait omis de s’en prendre au protestantisme comme fruit de cette même imprimerie (le mythe de Faust y est lié, rappelle Guénon) et cause du grand chambardement moderne – et de guerres de religion qui ont liquidé les deux tiers de la population de l’Allemagne tout de même. Pensons-y à l’heure où l’informatique achève de nous rendre soumis, hébétés ou fous de contrôle et belliqueux, et de configurer le modèle du totalitarisme futuriste des écrivains de SF : car comme disait Debord en 1961 (voir la bio de Bourseiller, p. 241), on assiste au « processus de formation d’une société totalitaire cybernétique à l’échelle planétaire ». D’une manière décalée c’est ce que j’avais décrit dans mon propre conte SF intitulé les Territoires protocolaires en 2001, au moment où l’on fêtait distraitement l’odyssée de l’espèce.
Mais venons-en au nationalisme, puisque McLuhan (catholique canadien…) a négligé le conditionnement protestant que pourtant Weber avait déjà imparfaitement évoqué – sur ce thème il faut lire et relire le texte somptueux et génial de Murray Rothbard sur les anabaptistes et autres maniaques de l’Apocalypse, ce livre qui rend fou depuis des siècles de bonne impression des sectes et des peuples entiers.
Il désigne deux pays comme particulièrement toxiques et dangereux, l’Angleterre et la France. Il est amusant de voir que ces deux pays se métamorphosent, après avoir déclenché toutes sortes de guerres mondiales et continentales depuis des siècles (relire Grenfell toujours), en tyrannies écologistes et néo-sacerdotales, boutefeux antirusses et même antiaméricains. Le même fanatisme qui a prévalu via la typographie au temps de Cromwell ou de Robespierre-Napoléon (pour parler comme Kojève ou Hegel) prévaut aujourd’hui ; ce sont les mêmes symptômes de détraquement qui réapparaissent, avec plus de moyens pour contrôler et exterminer les populations. Mais disons que les peuples français et anglais sont les peuples les mieux conditionnés, et ce depuis longtemps.
Le culte des génies au dix-septième siècle, disait Guénon, est lié non pas au contenu « génial » des œuvres mais à la montée du nationalisme et du fanatisme typographique. McLuhan confirme :
« On trouve dans la philosophie politique de Milton et de Locke un esprit nationaliste sans parallèle dans la pensée de leurs homologues contemporains du continent et c’est un Anglais, Bolingbroke qui fut I’un des premiers à proposer une doctrine nationaliste formelle. Il était donc naturel que des Anglais en guerre contre le jacobinisme aient revêtu la livrée du nationalisme… »
Pui il cite un très grand historien oublié, l’américain Carleton Hayes :
« C’est ce qu’écrit Hayes dans Historical Evolution of Moden Nationalism; et c’est un témoignage iden tique sur le caractère hâtif de l’unité nationale anglaise que nous apporte un ambassadeur vénitien du xvi° siècle :
» En 1557, l’ambassadeur vénitien Giovanni Micheli écrivit à son gouvernement: « Du moins en ce qui concerne la religion (en Angleterre), l’exemple et l’autorité du souverain sont de la plus haute importance. Les Anglais prisent et pratiquent leur religion seulement dans la mesure où, ce faisant, ils remplissent leurs devoirs en tant que sujets envers leur souverain: ils vivent comme il vit, croient ce qu’il croit – en un mot, font tout ce qu’il leur ordonne… ils adopteraient le mahométisme ou le judaïsme si le roi les pratiquait et s’il demandait qu’on les pratique. » Le comportement religieux des Anglais de ce temps-là apparaissait très étrange aux observateurs étrangers. L’uniformité religieuse était de règle, comme sur le continent, mais la religion changeait avec chaque souverain. Schismatique sous Henri VIII et protestante sous Edouard VI, l’Angleterre redevint catholique romaine, et sans beaucoup de résistance, sous Marie Tudor… »
Je l’ai déjà dit dans mes textes sur le Prisonnier ou Tocqueville et la Prison anglaise : le Village n’est pas une métaphore sur le totalitarisme coco ou autre, le Village du Prisonnier c’est l’Angleterre moderne (on va dire depuis Henri VIII donc) avec ses numéros deux équivalents, ses élections bidon, sa population abrutie et distraite, son train-train casanier et son aveuglement intégral. Après la guerre on a mis en place par exemple ce type de villes nouvelles, qui ont d’ailleurs dépeuplé un temps Londres, raison pour quoi cette métropole semble si silencieuse dans un légendaire film d’Antonioni ou dans Amicalement vôtre. Harry Potter aussi fonctionne malgré lui comme une métaphore du néo-totalitarisme anglais qui se mit en place sous le redoutable Tony Blair et la révolution mondialiste-informatique.
L’efficacité des modèles français ou anglais est venue de cette monarchie forte qui a su créer des bourgeois, le modèle de l’homme non mégalothymique, pour reprendre l’expression de Fukuyama dans son génial chapitre XVII. Le maître nippon comprend comme Taine que les monarchies ont liquidé le guerrier traditionnel et créé un nouveau modèle d’homme postféodal, soumis, grégaire et rentier. On l’enverra ceci dit après l’avoir conditionné un peu sur tous les champs de bataille du monde (Groenland, Pologne, Baltique, Palestine…) aussi sans entendre le moindre « furtif soupçon de plainte », comme dit Céline.
Le nationalisme crée un homme uniforme et enchaîné, totalement conforme, un moment de la construction mondialiste évoquée par Debord ; McLuhan :
« Les premiers jacobins avaient mis du temps à traduire toutes leurs théories d’éducation dans le concret, mais ils reconnurent rapidement la signification du langage comme fondement de la nationalité et tentèrent d’obliger tous les habitants de la France à se servir du français. Ils soutenaient que le succès d’un gouvernement « par le peuple » et de l’action collective de la nation reposaient non une certaine seulement sur une uniformité de mœurs et de coutumes, mais plus encore sur une identité d’idées et d’idéaux… »
On va donc liquider la diversité et créer le premier grand remplacement (notion pas très éclairante tout de même) cher à nos histrions : c’est déjà la fin des provinces et de la chair réelle. Le citoyen républicain a déjà remplacé le Français, il est prêt pour tous les charniers humanitaires.
« Face au fait historique que la France ne constituait pas une unité linguistique qu’en plus des dialectes profondément différents qui existaient dans les diverses parties du pays, on parlait des langues « étrangères »: le breton à l’Ouest, le provençal, le basque et le corse au sud, le flamand au nord et l’allemand alsacien au nord-est — ils décidèrent d’étouffer les dialectes et les parlers étrangers et d’obliger… »
Un mot définit le nationalisme : grégarisme.
« Et pourtant, c’est le nationalisme, bien plus qu’aucune autre forme de grégarisme humain, qui a marqué l’histoire moderne. »
Macluhan ajoute superbement :
« La réponse au problème que pose Hayes se trouve dans l’efficacité de la parole imprimée qui a, la première, permis de visualiser le langage et ensuite de créer ce mode d’association homogène qui rend possibles l’industrie moderne, les marchés et la jouissance visuelle de la condition nationale… »
C’est déjà le début de la fin pour la famille, puisque la nation (l’Etat donc) va se charger de tout le troupeau destiné à être privé de vie ou de carbone.
« La «nation en armes » était une notion jacobine d’une grande signification pour la propagande nationaliste. La «nation dans les écoles publiques » en était une autre. Avant la Révolution française, on avait longtemps estimé, dans la plupart des milieux, que les enfants appartenaient à leurs parents et que c’était à ces derniers de décider si leurs enfants devaient être instruits et jusqu’à quel point. »
L’armée, l’usine même devient une page imprimée :
« La liberté, l’égalité et la fraternité ont trouvé leur expression la plus naturelle, quoique la moins inventive, dans I’uniformité des armées citoyennes de la révolution. Ces armées n’étaient pas seulement des copies exactes de la page imprimée, elles reproduisaient aussi la chaîne de montage. Les Anglais ont devancé le reste de l’Europe de très loin dans le nationalisme, l’industrialisation et dans l’organisation typographique de l’armée, Les Côtes-de-fer de Cromwell ont fait campagne cent cinquante ans avant les armées jacobines. »
Guénon a justement parlé de notre civilisation hallucinatoire. McLuhan montre comment elle est devenue INDUSTRIELLEMENT hallucinatoire depuis Gutenberg et le reste.
Sources personnelles principales :
https://www.dedefensa.org/article/rene-guenon-et-notre-civilisation-hallucinatoire
https://www.dedefensa.org/article/tocqueville-et-la-prison-anglaise
https://www.dedefensa.org/article/bacon-et-la-nouvelle-atlantide-techno-gnostique
https://www.dedefensa.org/article/barzun-et-linvention-de-la-realite-par-la-presse
https://www.dedefensa.org/article/taine-et-le-cretinisme-du-francais-de-souche
https://www.dedefensa.org/article/comment-fukuyama-explique-le-mystere-athos
https://www.dedefensa.org/article/mcgoohan-le-prisonnier-et-le-nouvel-ordre-mondial
https://nicolasbonnal.wordpress.com/2023/10/22/le-communisme-messianique-dans-la-reforme-protestante-un-texte-essentiel-du-genie-libertarien-rothbard-pour-montrer-comment-la-bible-est-un-poison-qui-rend-fou-et-comment-leu/
https://lesakerfrancophone.fr/le-syndrome-churchill-et-la-catastrophique-guerre-occidentale
https://www.amazon.fr/TERRITOIRES-PROTOCOLAIRES-BONNAL/dp/2876230984/ref=sr_1_1?__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&crid=2QGFCODCJ8V7F&dib=eyJ2IjoiMSJ9.0_C24KjNreBHbk9vAnZ_yhv-MA3HO8ukXNtwpFNGm-s.yFzYWnMR945Q5w-Gf7dAVUfLM2d2qAzYdiuDC0TuUjM&dib_tag=se&keywords=bonnal+territoires&qid=1743150251&s=books&sprefix=bonnal+territoires%2Cstripbooks%2C112&sr=1-1