La mort de mon fils, cet obstacle sans importance

Source : ericverhaeghe.substack.com – 10 novembre 2025 – Eric Verhaeghe

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La semaine dernière, j’ai évoqué le classement sans suite dont ma plainte pour homicide involontaire sur mon fils a fait l’objet. En parler à ce Substack, qui est une sorte de journal intime, m’a fait du bien, au fond. Et c’est déjà une forme de sourire (désabusé, certes, mais sourire tout de même) dans ces jours de Toussaint si lugubres.

Le surlendemain, je déjeunais avec Paul G., qui est avocat d’affaires. Il est ce qu’on appelle un “normie” (cette expression n’est pas péjorative dans ma bouche), et il n’a guère d’inclination pour ma radicalité, ni pour mes idées libertariennes. Il fait partie de cette majorité de Français pour qui il faut un ordre en toutes choses, et qui regarde avec méfiance les critiques que des hurluberlus dans mon genre peuvent adresser aux institutions.

Paul m’a beaucoup étonné. Il a ouvert le déjeuner en me parlant de mon article sur la mort de mon Grand Max. Je ne pensais que Paul lisait Substack.

-Je me serais appelé Sarkozy, ou Hollande, ou Arnault, le Parquet aurait poursuivi sans hésiter, que je lui dis.

Paul m’a stupéfait : il a abondé dans mon sens, et cette évidence avec laquelle il a accueilli mes propos subversifs signale, à mon avis, le franchissement d’un cap dans la société française et dans sa décadence. Plus personne ne conteste désormais l’inégalité profonde de notre démocratie agonisante, plus personne n’est choqué lorsque l’on parle d’une justice à deux vitesses : selon que tu es riche et puissant…

Un enfant Sarkozy mourrait du fait d’une faute commise par un hôpital, nous ne manquerions pas de Tartuffe en tous genres, y compris de prétendus souverainistes (mais authentiques et profonds défenseurs de leurs privilèges de castes), pour exiger une enquête pénale au nom de la lutte contre le “coup d’Etat judiciaire”. Qu’en revanche un petit Verhaeghe, un petit Dupont, un petit Durand meurt, voilà une perturbation sonore gênante que les bonnes âmes s’empressent d’étouffer sous les prétextes les plus variés.

Le fond de l’affaire est bien connu : on ne touche pas à l’hôpital public, on ne mord pas la main qui donne à manger, on ne critique pas les institutions, et on ne met pas en danger “le groupe” pour un incident sans importance. A ce jeu-là, d’ailleurs, les avachis qui se précipitent aux urgences pour le moindre bobo, et qui trouvent insupportable de devoir faire vingt minutes de trajet pour aller se faire soigner à l’oeil sont souvent les premiers à plaider pour la mise sous le boisseau du droit des autres à vivre, lorsque ce droit pourrait menacer leurs avantages quotidiens.

L’avachissement des masses est le tour de force de la caste : il permet de faire avaler tout ou presque, moyennant une allocation, un “bouclier”, un chèque-truc ou un chèque-machin, que l’on distribue aux gens ordinaires pour les calmer. Et quelques décennies plus tard, plus personne n’est choqué de voir que la justice ne s’occupe plus d’être juste, mais se sent investie d’une mission sociale, d’intérêt paraît-il général, qui consiste à concilier les droits individuels avec les exigences de la vie en groupe. Et poursuivre pénalement les erreurs médicales reconnues comme telles par la justice administrative, menace trop, désormais, ce qui nous reste de consensus social. Donc, impunité générale, sauf, bien sûr, lorsque l’erreur médicale concerne les fils et les filles “de…”

Moyennant quoi ceux qui se mettent en travers de ce ronron où le ventre mou de la société attend son chèque de fin de mois en échange d’une passivité absolue sont allègrement broyés. Ils ne sont que des obstacles sans importance.

Je grogne avec mauvais esprit, en fait. Dans la mort de mon fils, je ne peux pas complètement me plaindre du sort qui m’a été réservé. J’ai par exemple obtenu une place de cimetière dans Paris intra-muros, ce qui est un privilège rare. Mais, fidèle à une tradition acquise à l’adolescence et à une technique désormais plutôt maîtrisée, je n’ai pas obtenu cette place selon les règles en vigueur, mais bien par effraction.

Je le répète : la mort est une affaire de caste, désormais. A Paris, les places dans les cimetières “intra” ne sont plus attribuées que sur décision personnelle de la maire. Traduction : il faut être dans les petits papiers d’Anne Hidalgo pour ne pas être enterré au diable vauvert. Or, il se trouve que j’habite à côté du cimetière de Belleville, petit cimetière de quartier, allais-je dire. Et cela m’intéressait d’avoir mon fils auprès de moi après sa mort.

L’administration municipale m’annonce que, pour Max, le cimetière de Bagneux, ce sera mieux, soit une heure minimum de trajet à l’aller, et une heure au retour, contre cinq minutes de marche pour une tombe à Belleville. Mais pas moyen de négocier avec l’administration.

Qu’ai-je fait ? Il se trouve que j’ai commencé ma carrière à la ville de Paris, où j’avais croisé le chef du service des cimetières (qui était alors plutôt un cadre prometteur de la Ville, finalement “déporté” aux cimetières, ce qui n’a jamais été bon signe). J’ai quitté l’administration il y a longtemps mais j’ai gardé quelques réflexes. Je parviens à trouver sa ligne directe, et je tente de me rappeler à son bon souvenir. Mais il m’a oublié et se montre de fort méchante humeur.

Problème : je ne suis pas né de la dernière pluie, et je veux cette place dans le cimetière de Belleville.

Le chef de service me prend de haut, m’explique que seule la maire accorde des places dans Paris, et qu’il en a assez de tous ces gens qui se croient sortis de la cuisse de Jupiter et qui veulent leur place au Père-Lachaise. Il perd son calme. Le ton monte bien sûr, mais on ne fait pas d’omelette sans casser d’oeuf.

Pour le convaincre de changer d’avis j’utilise alors la méthode que j’appelle “Corleone”, qui consiste à attraper le fonctionnaire par les couilles, et à les écraser dans la main jusqu’à ce qu’il dise oui. Je le remercie donc de m’avoir informé que la maire s’était autoritairement arrogé un droit d’attribution sur les tombes, mais que je ne me souvenais pas d’avoir vu le Conseil de Paris adopter une délibération lui attribuant ce pouvoir.

-Si vous ne voulez pas une campagne de presse indiquant que c’est vous qui avez vendu la mèche, vous m’attribuez une place à Belleville. Le Père Lachaise ne m’intéresse pas.

Chaque jour, lorsque je vais faire des courses, je passe à cinquante mètres de la tombe de Max. Cela ne le rend pas vivant, mais j’ai l’impression qu’il est encore là et qu’il me fait signe chaque fois que je passe auprès de lui.

C’est un peu l’ironie de l’histoire. Enfant, j’habitais au pied du cimetière où mon père était enterré depuis que j’avais deux ans et demi. Je prenais le bus à cent mètres à peine de sa tombe. A défaut de partager sa vie, j’ai partagé sa mort. Comme celle de Max.

Il m’a fallu plusieurs mois pour comprendre que la voracité sans limite de la caste, de son appétit de domination, avait contaminé toutes les strates de la vie dans notre pays, jusqu’à même contaminer la mort. Au début, je pensais que l’épisode du cimetière (et quelques autres que je raconterai un jour) était anecdotique. Peu à peu, j’ai compris qu’il ne s’agissait là que de la face émergée d’un iceberg profond, celui où l’esprit d’égalité en France est désormais étranglé par une sorte de réaction nobiliaire. La volonté de dominer portée par les puissants est sans limite.

Je l’ai par exemple vu lorsque j’ai reçu à dîner, à sa demande, un énarque retraité qu’Edouard Husson avait viré sans ménagement de l’ISSEP. La famille de pensée de Marion Maréchal n’a jamais été la mienne, et je n’ai jamais eu aucun lien avec l’ISSEP. Mais Edouard était mon associé, et l’énarque qui demandait audience voulait s’épancher sur les méfaits du mépris et de la violence autoritaire qu’il prêtait à Edouard.

Cet énarque arrive à table, un soir, avec trois quarts d’heure de retard. C’était à la maison. Il vient les mains vides, et n’a bien entendu pas l’idée de présenter ses excuses pour son retard. Il franchit la porte et met les pieds sous la table comme on dit. Puis il tient le crachoir pour parler de lui, encore de lui, et toujours de lui.

Trois semaines plus tôt, j’avais publié “La douleur n’effacera pas leur faute”, opuscule “soulageant” consacré à la mort de Max.

Mais ce détail n’intéresse pas mon invité, qui n’imagine pas un seul instant que je puisse écrire des livres, et surtout pas des livres qu’il pourrait lire. Il n’accorde pas plus d’importance à ma femme, d’ailleurs, devant qui il dîne, mais qu’il ignore superbement. Il refuse obstinément de lui adresser la parole. Je lui en fais la remarque, mais il ne semble pas comprendre qu’une femme n’est pas simplement une potiche, c’est aussi un être vivant digne d’intérêt. Il ne semble pas comprendre non plus que ma femme est avocate, et qu’elle exerce des responsabilités plus importantes que celles qu’il a lui-même exercées dans sa carrière d’énarque. C’est une femme, elle n’existe donc pas en tant qu’être humain égal de l’homme.

L’ordre patriarcal existe. Mais cet invité est un admirateur de Todd et de Sapir. Il a donc lu que cet ordre patriarcal n’existait pas, et il ne voit pas pourquoi il aurait ne serait-ce que quelques mots de courtoisie vis-à-vis de la maîtresse de la maison où il est reçu.

Ce dîner avait lieu dans les mêmes eaux qu’aujourd’hui : vers la Toussaint, c’est-à-dire vers la date anniversaire du suicide de Max, qui n’est jamais un moment heureux, ni serein.

Voilà le malotrus bien décidé à pousser l’humiliation, le mépris, l’arrogance jusqu’au bout. Il se met à me parler d’un autre énarque que nous connaissons en commun et dont l’un des six enfants était schizophrène et s’est suicidé, comme Max. Et l’invité entame une diatribe de trente minutes où il m’explique allègrement que moi, je ne peux pas comprendre ce qu’est la schizophrénie, encore moins le suicide d’un enfant schizophrène, car moi, je ne connais pas grand chose à la vie. En revanche, l’énarque dont il me parle (parfait héritier et “fils de”, au demeurant, et sombre con égoïste, méprisant, catholique pratiquant), lui, il a vraiment souffert.

La conversation s’est mal terminée. J’ai sorti l’invité à coups de pied au cul. Je n’en pouvais plus. Mais j’ai compris ce soir-là quel fonctionnement la caste imposait à la société tout entière. Son désir mimétique va jusqu’à nier toute souffrance dans le peuple, et à s’attribuer le monopole de la douleur. Un Verhaeghe, énarque interne habitant le dix-neuvième arrondissement, arrondissement le plus pauvre de Paris, ne peut pas connaître la souffrance que la caste subit. Il ne peut pas non plus écrire un livre que l’on lirait. Il est un être inférieur à qui l’on doit tout expliquer, car la seule substance, la seule réalité, est celle que vit la caste elle-même.

Plus tard, une autre figure du souverainisme, figure emblématique au demeurant, toujours heureux de profiter de mes invitations à déjeuner chez Lipp (brasserie mondialisée, submergée de touristes, où la cuisine est généralement infâme), m’a en quelque sorte mis à nu cette sorte de concurrence dans la mort et qui relève, à mon sens, de ce désir mimétique. La caste veut tout pour elle, et jalouse tout, y compris ce qu’elle n’a pas. Il lui faut tout, sans limite, y compris le droit de souffrir, qu’elle ne veut partager avec personne.

Donc, ce souverainiste bien connu m’appelle un jour en larmes, pour m’expliquer que son jeune amant venait de se pendre dans une forêt. Je compatis à sa douleur. Je pense qu’il était probablement amoureux de ce garçon, que j’avais rencontré et qui m’avait semblé tourmenté d’ailleurs. J’écoute avec sobriété sa souffrance, l’expression de ses états d’âme. Puis vient cette phrase qui me laisse songeur : “C’est comme toi Eric. Pour moi, la mort de ce garçon, c’est comme la mort de ton enfant”.

Je n’ai évidemment pas commenté cette phrase, mais je l’ai longtemps ruminée. D’instinct, je me demande comment un sexagénaire peut confondre un enfant et un jeune amant. Cette confusion m’a troublé et mis mal à l’aise. Mais surtout, peut-être, pourquoi instaurer une sorte de compétition mimétique dans la douleur, et pourquoi expliquer à un père qui a perdu son enfant que sa douleur est ou serait la même que celle d’un homme qui a croisé pendant quelques années un amant, avec qui il n’a jamais vraiment vécu, et qui n’est pas de sa chair ?

On peut trouver plusieurs explications à cela. Celle qui suit me parait la plus évidente : dans sa stratégie de domination, la caste déploie une stratégie de monopole : monopole du pouvoir, monopole des décisions, mais aussi monopole du langage par lequel il pose la réalité, jusque dans l’imaginaire et dans l’émotion. Rien ne doit lui échapper. Elle est en concurrence mimétique avec le peuple, dont elle veut confisquer la parole et le droit d’expression. Il est essentiel, dans son système, que l’énoncé de la réalité se limite à elle-même, et que toute expression en dehors d’elle soit bannie.

Pour y parvenir, la caste s’appuie sur sa diversité, sur son propre morcellement archipélagique. Elle utilise des faux nez, par exemple des souverainistes, des populistes, qui jouent aux “opposants”, aux imprécateurs, aux rebelles, mais dont la fonction est de confisquer la contestation pour la rendre inopérante.

Ces techniques de neutralisation, de castration du peuple, en quelque sorte, sont bien connues. Elles commencent par l’art de l’abstraction. Le peuple que l’on prétend défendre doit devenir une entité abstraite, une sorte de mythe livresque, dont on s’arrange pour arracher tous les épis saillants. Au fond, le peuple doit devenir un obstacle sans importance sur la route de la domination. Cet obstacle doit être une simple Idée, sans réalité concrète, une Idée qu’on aime bien, qu’on défend, et qui permet de se faire mousser dans les salons.

L’essentiel de ce travail de désincarnation passe par le déni : c’est l’invité énarque qui me dénie le droit d’avoir un fils suicidé schizophrène, et qui m’explique que seuls les hauts fonctionnaires du septième arrondissement connaissent ce drame. C’est le souverainiste de premier plan qui lutte pour m’expliquer que lui aussi souffre comme moi. C’est la machine administrative qui propose d’enterrer les morts du peuple en banlieue et de réserver les cimetières parisiens aux membres de la caste. C’est la Justice qui accorde une impunité aux médecins qui commettent des erreurs sur les petites gens.

Face à cette réaction nobiliaire, je me permets de rappeler à tous ceux qui me lisent et qui sont aussi des obstacles sans importance l’attachement que j’ai à la Sécession. Je vais consacrer, dans les colonnes du Courrier des Stratèges, plusieurs articles détaillés à ce sujet. Et la formation que dispense, sur ce Substack, la Liberty Academy, sert à théoriser ce sujet.

Ne vous résignez pas. Battez-vous et pensez par vous-même.


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