Classe moyenne en chute (presque) libre : quand le salaire ne suffit plus à vivre
Source: linkedin.com – 16 novembre 2025 – Pierre-Jean Duvivier
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Étude sur la Perte de Pouvoir d’Achat des Classes Moyennes (2000-2024) , l’exemple Français et Suisse.
Depuis le début du XXI^e^ siècle, la question du pouvoir d’achat des classes moyennes en Europe est devenue un enjeu central des débats économiques et sociaux.
En particulier, en France et en Suisse, de nombreux ménages ont le sentiment que leur niveau de vie stagne ou régresse, malgré la croissance économique observée sur la période.
Cette étude propose une analyse approfondie de l’évolution du pouvoir d’achat des classes moyennes de 2000 à 2024, en comparant les cas de la France et de la Suisse.
Nous examinerons d’abord le contexte général en Europe, puis nous détaillerons l’évolution chiffrée des revenus et des coûts de la vie (salaires, logement, énergie, alimentation, etc.) en France et en Suisse.
Nous adopterons une approche macroéconomique pour identifier les facteurs déterminants (inflation, fiscalité, politiques publiques, réformes sociales) ayant influencé le pouvoir d’achat. Nous tiendrons compte des différences de profil au sein des classes moyennes – qu’il s’agisse des ménages urbains versus ruraux, ou des travailleurs du secteur public versus privé.
Enfin, nous mettrons en évidence les principales causes de l’érosion du pouvoir d’achat et proposerons une typologie des effets sociaux et économiques observés, afin de dégager une compréhension globale du phénomène.
Contexte Européen (2000-2024) : Une Classe Moyenne sous Pression
À l’échelle européenne, les classes moyennes ont connu depuis les années 2000 des pressions croissantes sur leur pouvoir d’achat. D’une part, la croissance des revenus médians a été modérée, et dans certains pays stagnante, alors que les revenus les plus élevés ont augmenté bien plus rapidement. D’autre part, le coût de certaines dépenses essentielles (logement, énergie, etc.) a augmenté plus vite que l’inflation générale, ce qui a érodé le pouvoir d’achat réel des ménages à revenu moyen.
Selon un rapport de l’OCDE (2019), la part de la population appartenant aux classes moyennes a eu tendance à diminuer dans de nombreux pays développés au cours des dernières décennies. Les adultes nés après 1980 rencontrent plus de difficultés à intégrer la classe moyenne que leurs aînés, reflétant un « rêve de classe moyenne » de moins en moins accessible.
Cette érosion numérique s’accompagne d’une perte d’influence économique et politique de la classe moyenne dans certains États, au profit des catégories supérieures.
Néanmoins, la situation varie d’un pays à l’autre : dans les pays à fort niveau de protection sociale et de redistribution (par exemple les pays nordiques), les classes moyennes sont proportionnellement plus larges et leur pouvoir d’achat a mieux résisté.
En revanche, dans des économies où les inégalités se sont accentuées (par exemple aux États-Unis, ou certains pays européens), la « squeeze » de la classe moyenne est plus marquée.
Inflation et salaires en Europe. Entre 2000 et 2024, l’Europe a connu une inflation modérée jusqu’en 2021, suivie d’une flambée des prix sans précédent depuis les années 1980. Sur la période 2000-2019, les prix à la consommation dans la zone euro ont augmenté en moyenne d’environ 1,5 à 2 % par an. Cette relative stabilité des prix s’explique par divers facteurs : politique monétaire de la Banque centrale européenne visant une inflation basse, effets de la mondialisation qui ont maintenu bas les prix de nombreux biens de consommation, et, dans certains pays, compression des coûts salariaux. Durant ces mêmes années, les salaires réels médians ont progressé faiblement. Par exemple, en Allemagne, les réformes du marché du travail dans les années 2000 ont conduit à une quasi-stagnation des salaires des employés modestes et moyens pendant une décennie. En Italie et en Espagne, la crise financière de 2008 puis la crise des dettes souveraines ont provoqué une baisse ou une stagnation du revenu moyen par habitant sur la période 2000-2015. À l’inverse, certains pays d’Europe du Nord ou de l’Est ont vu leurs salaires médians augmenter plus significativement, rattrapant parfois un retard historique (cas des pays baltes, de la Pologne, etc.), mais souvent au prix d’une inflation plus élevée.
L’accélération de l’inflation en 2022-2023, à la suite notamment du rebond post-Covid et du choc énergétique lié à la guerre en Ukraine, a constitué un choc majeur pour le pouvoir d’achat. En un an, l’inflation annuelle a atteint 8 à 10 % dans la zone euro (5 à 6 % en France, plus de 10 % dans des pays comme l’Allemagne ou l’Espagne). Les ménages européens ont subi une hausse brutale des prix de l’énergie (gaz, électricité, carburants) et des produits alimentaires de base. Cette flambée a davantage affecté la classe moyenne inférieure et les ménages modestes, qui consacrent une part plus importante de leur budget à ces dépenses contraintes, et qui, en outre, ne bénéficient pas toujours des aides sociales ciblées destinées aux plus pauvres.
Fiscalité et politiques publiques. Sur la période considérée, de nombreux pays ont mené des réformes fiscales et sociales qui ont eu un impact sur le revenu disponible des classes moyennes. Par exemple, plusieurs gouvernements ont augmenté les taxes indirectes (TVA) dans les années 2000-2010 pour renflouer les finances publiques, ce qui a pesé proportionnellement sur la consommation des ménages. Inversement, des baisses d’impôts sur le revenu ou des crédits d’impôt ont parfois été octroyés en faveur de la classe moyenne (par exemple, baisse de l’impôt sur le revenu en France au milieu des années 2000, allègements fiscaux pour la « classe moyenne » en Allemagne dans les années 2010, etc.), mais souvent ces mesures n’ont fait que compenser partiellement d’autres hausses ou la suppression de certaines prestations universelles.
En matière de politiques sociales, beaucoup d’efforts ont ciblé la réduction de la pauvreté et le soutien aux très bas revenus (revalorisation des minima sociaux, du salaire minimum, aides au logement pour les plus précaires). Si ces politiques ont permis de protéger les ménages modestes, elles ont pu laisser en marge une fraction de la classe moyenne inférieure, qui ne remplit pas les critères pour en bénéficier mais ressent une vulnérabilité croissante. Ce phénomène contribue à un sentiment d’abandon d’une partie des classes moyennes « intermédiaires », trop « riches » pour être aidées, mais dont le budget est de plus en plus contraint.
Tendances générales du pouvoir d’achat. En moyenne, selon les données d’Eurostat et des instituts nationaux, le pouvoir d’achat (c’est-à-dire le revenu réel disponible par unité de consommation) a continué d’augmenter légèrement en Europe entre 2000 et 2024, mais à un rythme bien moindre que par le passé. En France, par exemple, le pouvoir d’achat par personne a crû d’environ +0,8 % par an en moyenne depuis le début des années 2000 – un rythme modeste comparé aux décennies précédentes. Dans de nombreux pays européens, les années 2010 ont même été marquées par une stagnation du pouvoir d’achat moyen.
Derrière cette moyenne, cependant, se cachent de fortes disparités : les 10 % les plus riches ont capté une large part des hausses de revenus, tandis que les classes moyennes voyaient des gains beaucoup plus modestes.
Selon une analyse de l’Observatoire des inégalités en France (2025), le niveau de vie médian (après impôts et prestations, pour une personne seule) a augmenté d’environ +25 % en termes réels entre le milieu des années 1990 et 2023. Ce gain modéré, correspondant à environ 5 200 euros de plus par an qu’il y a 25 ans, témoigne qu’il n’y a pas eu d’appauvrissement absolu des classes moyennes sur longue période.
Néanmoins, cette progression a été très inégale dans le temps : on a observé un long palier de stagnation entre environ 2009 et 2016, coïncidant avec la crise financière et ses suites, puis une reprise de la croissance du revenu médian à partir de 2017 jusqu’à la pandémie. À l’inverse, les 10 % les plus pauvres ont vu leur niveau de vie stagner sur 20 ans (après un léger rattrapage à la fin des années 1990), et les 10 % les plus riches ont vu le leur augmenter d’environ +40 % sur la même période. Cet écart croissant entre le haut et le bas de la distribution nourrit un sentiment d’injustice : il contribue à un mécontentement social diffus, souvent exprimé globalement comme un « problème de pouvoir d’achat » généralisé, alors que statistiquement ce sont surtout les ménages modestes qui subissent les plus grandes difficultés financières structurelles. La classe moyenne, elle, continue en moyenne à s’enrichir légèrement, mais beaucoup plus lentement qu’auparavant et plus lentement que les hauts revenus, ce qui alimente un sentiment de déclassement relatif.
Dans ce contexte européen commun, intéressons-nous maintenant plus en détail à l’évolution du pouvoir d’achat des classes moyennes en France et en Suisse, deux pays aux profils à la fois comparables par leur haut niveau de vie et contrastés par leurs dynamiques économiques et sociales propres.
Évolution du Pouvoir d’Achat en France (2000-2024)
Tendances générales des revenus et du coût de la vie en France
En France, le pouvoir d’achat des ménages a progressé lentement entre 2000 et 2024, avec des à-coups liés aux crises économiques. Sur l’ensemble de la période, le revenu disponible brut par habitant a augmenté en moyenne d’environ +1 % par an en termes réels, selon les comptes nationaux. Toutefois, rapporté par unité de consommation (c’est-à-dire en tenant compte de la taille des ménages), le pouvoir d’achat n’a progressé que d’environ +0,5 % par an en moyenne. Cette différence s’explique par le fait que la taille moyenne des ménages a diminué (davantage de personnes seules ou de familles monoparentales), ce qui réduit les économies d’échelle et atténue la hausse du niveau de vie par personne.
Plus concrètement, le niveau de vie médian (après impôts et transferts, pour une personne seule) tournait autour de 1 800 euros par mois au début des années 2000 (valeur 2023). Ce niveau médian a atteint environ 2 100 € mensuels vers 2010, puis est resté quasiment inchangé jusqu’au milieu des années 2010. À partir de 2017, on observe une reprise : le niveau de vie médian dépasse 2 400 € en 2023. Ainsi, le gain total de pouvoir d’achat médian sur 2000-2023 est modeste, de l’ordre de quelques centaines d’euros par mois, concentré principalement sur la fin de période.
Parallèlement, les dépenses contraintes ont fortement augmenté dans le budget des ménages français, en particulier pour la classe moyenne. Les dépenses pré-engagées – qui regroupent notamment le logement (loyers, remboursements d’emprunts immobiliers), les factures d’énergie, les assurances, les abonnements télécoms, ou les remboursements de crédits – représentaient environ 28 % du budget des classes moyennes en 2001. En 2017, cette part est montée à environ 32 %. Autrement dit, la proportion de revenu dont les ménages disposent librement après paiement des charges fixes s’est réduite. Cette évolution contribue à l’écart entre la mesure statistique du pouvoir d’achat (qui peut montrer une légère hausse du revenu moyen) et le ressenti des ménages, qui voient leurs marges de manœuvre financières se restreindre. Les enquêtes d’opinion traduisent ainsi un pessimisme persistant : depuis la fin des années 2000, une majorité de Français estime que leur pouvoir d’achat « stagne ou diminue », malgré les statistiques officielles généralement en hausse modérée. En 2009, environ 70 % des Français s’identifiaient comme appartenant aux classes moyennes, contre seulement 58 % en 2019 – signe qu’une partie de la population a le sentiment de sortir du « ventre mou » de la société pour glisser vers les catégories modestes. En 2023, la proportion s’est redressée autour de 63 % d’autopositionnement en classe moyenne, sans retrouver le niveau d’avant-crise de 2008, ce qui suggère un léger regain de confiance mais un climat toujours préoccupé quant à l’avenir économique.
Salaires, revenus et fiscalité
Pour la classe moyenne française, les salaires et revenus d’activité constituent la principale source de pouvoir d’achat. Sur 2000-2024, l’évolution des salaires réels a été contrastée selon les catégories socioprofessionnelles. D’une manière globale, le salaire moyen réel a augmenté faiblement. Des études montrent qu’au cours des 20 dernières années, le salaire net moyen des employés ou ouvriers n’a progressé que d’environ +0,3 à +0,4 % par an en pouvoir d’achat, tandis que celui des cadres n’a progressé que d’environ +0,2 % par an. Sur deux décennies, cela signifie un gain cumulé d’à peine +6 à +8 % pour les catégories populaires et intermédiaires, et d’environ +4 % pour les cadres supérieurs. Autrement dit, les salaires ont globalement suivi l’inflation de très près, sans véritable augmentation de pouvoir d’achat salarial pour la majorité des travailleurs, hormis le cas particulier du SMIC (salaire minimum).
En effet, le SMIC en France est indexé sur l’inflation et a bénéficié en plus de « coups de pouce » ponctuels. Entre 2000 et 2024, le SMIC horaire a augmenté plus vite que le salaire médian. Rien qu’entre 2019 et 2024, période de forte inflation, le SMIC a été revalorisé d’environ +20 %, contre une hausse estimée à seulement +8 % du salaire médian sur la même période. Ce différentiel est en partie voulu par les mécanismes de protection des bas salaires, mais il a pour effet de resserrer l’écart entre le bas de l’échelle et le milieu. De nombreux actifs de la classe moyenne inférieure ont le sentiment d’être « coincés » : ils gagnent à peine plus que le SMIC, sans bénéficier pour autant des aides ciblées réservées aux plus modestes. Cette situation alimente un ressentiment, l’impression de « payer pour les autres » (via les impôts) tout en peinant à joindre les deux bouts.
En ce qui concerne la fiscalité, la France se caractérise par un niveau élevé de prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales), autour de 45 % du PIB. Les classes moyennes y contribuent largement, à travers l’impôt sur le revenu, la TVA et les cotisations sociales sur salaires. Sur 2000-2024, plusieurs évolutions fiscales ont affecté leur pouvoir d’achat :
- Impôt sur le revenu : Au début des années 2000, des baisses de taux ont été accordées (gouvernement Raffarin), profitant entre autres aux classes moyennes imposables. Cependant, après 2010, l’impôt sur le revenu a plutôt augmenté via la suppression de certaines niches fiscales et la création d’une tranche supplémentaire pour les hauts revenus. Les classes moyennes modestes, souvent non imposables, n’ont pas été touchées, mais les classes moyennes supérieures ont connu une hausse de leur charge fiscale relative. Tout récemment, en 2020 puis 2023, l’impôt sur le revenu a été légèrement allégé pour la première tranche afin de redonner du pouvoir d’achat aux ménages autour du revenu médian.
- TVA et taxes sur la consommation : La TVA en métropole est passée de 19,6 % à 20 % en 2014. Bien que l’impact ait été diffus, toute hausse de TVA affecte mécaniquement le pouvoir d’achat réel des consommateurs, surtout ceux qui dépensent la majeure partie de leur revenu (ce qui est le cas de la classe moyenne). De même, diverses taxes sur l’alcool, le tabac, l’énergie (taxe intérieure sur les carburants, taxe carbone) ont augmenté. En particulier, la fiscalité sur les carburants a provoqué la colère des ménages périurbains et ruraux, menant au mouvement des Gilets jaunes en 2018 (voir plus loin).
- Cotisations sociales et CSG : Les cotisations salariales ont été légèrement réduites en 2018 (suppression des cotisations chômage et maladie salariales), mais simultanément la Contribution sociale généralisée (CSG) a augmenté. Ce transfert de cotisation vers l’impôt a bénéficié aux actifs (salariés) en améliorant leur net à payer, au détriment des retraités qui ont subi une hausse de CSG. Globalement, pour les salariés de classe moyenne, l’opération a été neutre à positive (quelques dizaines d’euros de gain par mois).
- Prestations sociales : Certaines prestations universelles ont été modulées, voire supprimées, pour les ménages au-dessus de certains plafonds de revenus. Par exemple, les allocations familiales, qui étaient identiques pour tous jusqu’en 2015, sont désormais dégressives au-delà d’un certain revenu, ce qui a réduit le revenu disponible des familles de classe moyenne supérieure avec enfants. De même, la taxe d’habitation, un impôt local, a été totalement supprimée en 2020 pour 80 % des ménages, ce qui a accru le pouvoir d’achat de nombreuses familles de classe moyenne (souvent de l’ordre de 500 à 1 000 € économisés par an), tandis que les 20 % les plus aisés doivent encore s’en acquitter temporairement (suppression totale prévue en 2023-2024).
En résumé, la politique fiscale et sociale française a cherché à soulager le bas de l’échelle (via revalorisation du SMIC, allègements d’impôts pour les plus modestes) et à solliciter davantage les plus aisés, avec un impact ambigu pour la classe moyenne intermédiaire. Celle-ci a bénéficié de certaines mesures (baisse de l’IR, fin de la taxe d’habitation), mais a pu pâtir d’autres (hausses de TVA, moindre accès aux prestations sous conditions de ressources, etc.).
Logement : un facteur clé de l’érosion du pouvoir d’achat
Le coût du logement est de loin le premier poste de dépense des ménages français, et son augmentation a été l’un des principaux freins au pouvoir d’achat des classes moyennes entre 2000 et 2024.
Les années 2000 ont vu une envolée des prix de l’immobilier sans précédent depuis l’après-guerre. Entre 1997 et 2008, les prix moyens des logements en France ont doublé en valeur nominale. Cette hausse spectaculaire, d’environ +100 % en 11 ans, a largement dépassé la croissance des revenus. Si bien qu’en termes d’accessibilité financière, l’« indice de pouvoir d’achat immobilier » s’est fortement dégradé : selon les estimations d’économistes, la capacité d’achat immobilier d’un ménage (mesurée par le ratio revenu disponible / prix des logements) a diminué d’environ 50 % entre les années 1975-2005 et aujourd’hui. En d’autres termes, un ménage moyen peut acquérir une surface nettement plus réduite avec son revenu en 2024 qu’il ne le pouvait il y a 30 ou 40 ans.
Pour illustrer, en 1999 il fallait environ 4 années de revenu médian pour acheter un logement moyen en province ; il en faut désormais plus de 6 années. À Paris, où les prix sont extrêmes, le mètre carré tournait autour de 3 000 € en l’an 2000, contre près de 10 000 € en 2024. De très nombreux ménages de classe moyenne ont ainsi été exclus de la propriété dans les zones tendues (grandes métropoles, littoraux attractifs, etc.). La part de propriétaires parmi les classes moyennes a stagné, voire légèrement diminué chez les plus jeunes générations, alors que la propriété était autrefois un marqueur d’ascension sociale vers la classe moyenne. Posséder son logement demeure un facteur majeur de sécurité financière (ne plus payer de loyer une fois l’emprunt remboursé, transmettre un patrimoine, etc.) : son recul relatif fragilise donc une partie de la classe moyenne.
Pour les ménages qui sont restés locataires, les loyers ont également augmenté, bien que de façon plus encadrée. Entre 2000 et 2020, l’indice des loyers en France a progressé d’environ +50 % (soit un peu moins que l’inflation cumulée sur la période). Cependant, cet indice reflète la moyenne de tous les loyers, y compris ceux de locataires de longue date protégés par la loi. Les nouveaux entrants sur le marché locatif ont souvent subi des hausses plus fortes, surtout dans les grandes villes où la demande excède l’offre. En outre, la tendance à l’amélioration de la qualité des logements (normes de confort accrues, logements plus grands par occupant) a aussi tiré les dépenses à la hausse.
Au total, le poids du logement dans le budget des ménages de classe moyenne s’est nettement alourdi. D’après les enquêtes Budget de famille (Insee), la part consacrée au logement (loyer ou remboursement, charges et énergie) par les ménages « intermédiaires » est passée d’environ 25 % dans les années 1980-90 à près de 31 % en 2015. Entre 2005 et 2015 à elle seule, cette part a augmenté d’environ 20 % (passant par exemple de ~26 % à ~31 % du budget). Cette tendance s’est probablement poursuivie dans les années récentes, compte tenu de la hausse des prix immobiliers jusqu’en 2021 et de l’augmentation des taux d’intérêt en 2022-2023 (qui renchérit les mensualités des nouveaux emprunts). Beaucoup de familles de classe moyenne préfèrent consentir à un effort financier très important pour le logement (souvent dans le but de rester propriétaires ou de vivre dans une zone jugée favorable pour l’emploi et l’éducation des enfants), quitte à sacrifier d’autres dépenses. Cela peut être interprété comme une stratégie pour éviter le déclassement résidentiel, c’est-à-dire la crainte de devoir vivre dans un quartier ou un logement perçu comme inférieur au statut attendu de la classe moyenne.
Coût de l’énergie et des transports
Les dépenses liées à l’énergie ont eu un impact variable sur le pouvoir d’achat des Français depuis 2000, avec un choc particulièrement dur après 2021.
Dans les années 2000, le prix du pétrole a connu de fortes fluctuations. Il a grimpé jusqu’à un pic historique en 2008 (le baril de Brent approchant 150 $), ce qui a fait augmenter le prix des carburants à la pompe autour de 1,40 € le litre de gazole à l’époque – un niveau perçu comme très élevé pour l’époque. La crise de 2008 a fait chuter temporairement les cours, puis ils sont remontés autour de 2011-2014 (autour de 1,30-1,40 € le litre à nouveau). Ces fluctuations se sont répercutées sur le budget des ménages, en particulier ceux dépendant de la voiture (zones rurales et périurbaines). Chaque « plein » devenait plus coûteux, réduisant d’autant le revenu arbitrable. Entre 2000 et 2019, la fiscalité environnementale s’est alourdie : la TICPE (taxe sur les carburants) et la taxe carbone instaurée en 2014 ont augmenté progressivement le prix du litre de quelques dizaines de centimes supplémentaires. C’est précisément la hausse de la taxe carbone sur les carburants en 2018 qui a servi de catalyseur au mouvement des Gilets jaunes, une mobilisation partie de zones rurales/périurbaines pour protester contre l’érosion du pouvoir d’achat automobile et, plus largement, contre la pression sur le budget des « Français moyens ». Le gouvernement a dû annuler cette hausse de taxe et mettre en place des mesures d’urgence (prime d’activité augmentée, chèque énergie, etc.) pour calmer la contestation.
Concernant l’électricité et le gaz, jusqu’en 2020 les tarifs pour les ménages français sont restés relativement modérés (grâce notamment à l’énergie nucléaire pour l’électricité). Les prix de l’électricité ont augmenté graduellement, mais moins vite que l’inflation sur longue période, du fait de tarifs réglementés. Le gaz a suivi les fluctuations des marchés mondiaux mais l’impact restait contenu pour la plupart des ménages (le chauffage au gaz étant répandu, toute hausse pèse néanmoins sur le budget chauffage). C’est en 2022 que la facture énergétique a explosé : le prix du gaz naturel a été multiplié par 2 à 3, et celui de l’électricité a suivi (sur les marchés de gros). Toutefois, en France l’État a instauré un « bouclier tarifaire » qui a plafonné les hausses de tarifs réglementés (4 % en 2022, puis 15 % début 2023). Même avec cette protection, les ménages ont subi une augmentation palpable des factures de gaz et d’électricité. Le chauffage est devenu un luxe pour certains : en 2022, environ 10 % de la population était en situation de précarité énergétique (incapacité à maintenir son logement à température adéquate). En 2023, selon l’Observatoire national de la précarité énergétique, près de 8 ménages sur 10 ont déclaré avoir restreint leur chauffage pour limiter leurs factures – un comportement qui touche désormais y compris la classe moyenne inférieure, et plus seulement les plus pauvres. On constate également une hausse des impayés et des coupures d’énergie : le médiateur de l’énergie a relevé près de 700 000 interventions pour impayés en 2023, en hausse de +24 % par rapport à 2022, signe que de plus en plus de foyers (dont certains de classe moyenne modeste) n’arrivent plus à faire face à ces dépenses vitales.
En somme, la hausse des coûts de l’énergie, surtout récente, a amputé le pouvoir d’achat « arbitrable » des classes moyennes françaises, c’est-à-dire ce qu’il leur reste pour les dépenses de consommation courante une fois payées les factures incontournables. Pour de nombreux ménages, l’arbitrage se fait entre se déplacer (voiture) et se chauffer : un véritable effet de ciseaux s’installe dans les zones périphériques où il faut assumer à la fois de longs trajets en voiture et un chauffage individuel coûteux. Ce phénomène contribue à une sensation de déclassement matériel : ce qui était autrefois acquis (pouvoir rouler pour travailler, pouvoir chauffer son logement correctement) devient difficile.
Alimentation et autres biens de consommation
Les dépenses alimentaires et de biens de consommation courante reflètent elles aussi l’évolution du pouvoir d’achat. Sur longue période, jusqu’en 2020, l’alimentation en France a suivi globalement l’inflation générale, voire un peu moins, grâce à la grande distribution et à la concurrence internationale. Ainsi, la part du budget consacrée à l’alimentation a eu tendance à diminuer sur plusieurs décennies, signe d’un enrichissement relatif (les ménages pouvant consacrer une part moindre de leur revenu à se nourrir, tout en améliorant la qualité de leur consommation). Cependant, la poussée inflationniste de 2022-2023 a particulièrement touché les produits alimentaires de base. Entre 2021 et 2024, les prix des produits de première nécessité ont augmenté d’environ +15,7 % en France, soit davantage que l’inflation globale (+12 % sur la même période). Le panier alimentaire, incluant des produits comme les pâtes, la viande, les fruits et légumes, est devenu sensiblement plus cher, ce qui a obligé de nombreux ménages à ajuster leurs habitudes.
Les classes moyennes, n’ayant pas accès aux bons d’alimentation ou aux épiceries solidaires réservés aux plus démunis, ont dû adapter leur consommation : essor du hard-discount, chasse aux promotions, baisse relative de la consommation de viande ou de produits frais coûteux. Selon le Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), environ 73 % des ménages de classe moyenne ont déclaré avoir changé leurs habitudes de consommation en 2022-2023 pour faire face à l’inflation. Cela peut signifier acheter des marques de distributeur, renoncer à certains produits devenus trop onéreux ou réduire les quantités achetées. On voit apparaître chez une frange de la classe moyenne des comportements jadis associés aux ménages modestes, comme sauter certains postes de consommation « non essentiels » ou arbitrer entre remplir le caddie et financer d’autres dépenses obligatoires. Certains indicateurs montrent par exemple une baisse des dépenses de loisirs, de vacances, ou l’allongement de la durée de conservation des appareils ménagers (les classes moyennes renouvelant moins fréquemment leurs équipements qu’auparavant).
Malgré tout, il convient de noter qu’en 2024 le niveau de consommation moyen d’un ménage français reste supérieur à celui de 2000. Les classes moyennes consomment aujourd’hui davantage de services numériques, de technologies (smartphones, Internet haut débit…), bénéficient de produits moins chers qu’autrefois (vêtements, électroménager à prix relativement bas grâce aux importations). Ainsi, une partie du budget a pu se libérer pour de nouvelles dépenses.
Mais le ressenti négatif vient du fait que les dépenses subies (logement, énergie, alimentation) captent une fraction grandissante des revenus, ne laissant que peu de place aux dépenses choisies, sources d’amélioration concrète du niveau de vie.
Cas particuliers : profils au sein de la classe moyenne française
Au sein de la classe moyenne française, tout le monde n’a pas vécu l’évolution du pouvoir d’achat de la même manière. Deux clivages importants peuvent être soulignés : le clivage géographique (France urbaine vs France rurale/périurbaine) et le clivage socio-professionnel (secteur public vs secteur privé).
Urbains vs ruraux : Les ménages de classe moyenne vivant en milieu urbain (notamment dans les grandes villes) ont généralement des revenus un peu plus élevés que ceux vivant en zones rurales ou périurbaines, mais ils font face à des coûts de vie nettement plus importants, surtout pour le logement. Un couple de classe moyenne à Paris, par exemple, peut gagner ensemble 4 000 € nets par mois, mais doit payer un loyer de 1 500 € pour un appartement modeste, ce qui laisse 2 500 € pour le reste (charges, transports, alimentation, etc.). Un couple similaire en zone rurale du Massif Central, gagnant peut-être 3 000 € à deux, ne paiera que 600 € de logement pour une maison, mais devra posséder deux voitures et dépenser beaucoup en carburant pour le travail, et aura accès à moins de services publics de proximité. Ainsi, les contraintes financières prennent des formes différentes : en ville, c’est le logement et parfois la garde d’enfants (crèches, nounous) qui pèsent lourd ; à la campagne, c’est le transport individuel, l’énergie (chauffage d’une maison individuelle) et parfois le coût de certains biens plus chers faute de concurrence locale. Globalement, les territoires ruraux ont connu une stagnation économique, souvent moins de créations d’emplois qualifiés, entraînant un exode des jeunes diplômés. Ceux qui restent appartiennent plus souvent à la classe moyenne inférieure, avec un pouvoir d’achat limité malgré un coût immobilier faible, car les salaires locaux sont plus bas. À l’inverse, dans les métropoles dynamiques, on trouve beaucoup de « bobos » de classe moyenne supérieure qui ont des revenus confortables mais se plaignent du coût exorbitant de la vie urbaine. Le résultat est que le ressenti de déclassement est présent dans les deux milieux, pour des raisons différentes : les ruraux/périurbains voient leurs dépenses contraintes (essence, déplacement, chauffage) augmenter sans compensation salariale, tandis que les urbains voient chaque hausse de salaire absorbée par l’augmentation du loyer ou du prix du mètre carré. Les Gilets jaunes de 2018 étaient majoritairement issus de la France des ronds-points, des zones périurbaines éloignées des centres-villes, illustrant le malaise spécifique de cette frange de la classe moyenne rurale.
Secteur public vs secteur privé : La France compte une part importante d’agents publics (fonctionnaires ou contractuels), qui sont nombreux dans la classe moyenne (enseignants, infirmières, employés administratifs, forces de l’ordre, etc.). Leur pouvoir d’achat a évolué différemment de celui des salariés du privé. En effet, le salaire des fonctionnaires est indexé sur la valeur du point d’indice, qui a été quasi gelé entre 2010 et 2016, puis à nouveau entre 2017 et 2021, avec seulement de légères revalorisations récemment (par exemple +3,5 % en 2022 sous l’effet de l’inflation). En pratique, cela signifie que de 2010 à 2020, les fonctionnaires ont perdu du pouvoir d’achat (l’inflation, certes faible, n’a pas été compensée par des augmentations générales). Beaucoup de salariés du public milieu de grille (infirmiers, professeurs, agents administratifs de catégorie B/C) ont vu leur revenu stagner en euros courants pendant de longues années, obligeant le gouvernement à octroyer des primes ou des revalorisations catégorielles (Segur de la santé, revalorisation des enseignants débutants, etc.) pour rattraper le retard.
Dans le secteur privé, les salaires sont négociés entreprise par entreprise ou branche par branche. Certains secteurs dynamiques (industrie exportatrice, haute technologie, finance) ont accordé des augmentations régulières, de sorte que les cadres du privé ont parfois mieux tiré leur épingle du jeu que les cadres du public sur 20 ans. En revanche, dans beaucoup de PME ou de secteurs en difficulté (commerce de détail, agroalimentaire…), les hausses ont été minimales et souvent le salaire n’a augmenté que si le SMIC imposait un relèvement de toutes les grilles. Une grande partie de la classe moyenne salariée du privé a également subi l’essor des contrats précaires ou à temps partiel subi dans les années 2000-2010, ce qui a pu limiter leurs trajectoires de revenu (on pense par exemple aux adjoints commerciaux, aux employés polyvalents dans la grande distribution, etc., souvent à mi-chemin entre ouvrier et classe moyenne).
On peut noter que la classe moyenne « supérieure » du secteur public (catégorie A, cadres de la fonction publique) a été relativement préservée grâce à leur stabilité d’emploi et à un système de progression à l’ancienneté, même si la stagnation du point d’indice a également érodé leur pouvoir d’achat. Du côté du privé, la classe moyenne supérieure (cadres, professions intermédiaires qualifiées) a pu bénéficier de bonus ou d’avancements liés à la performance individuelle, ce qui, dans certains cas, leur a permis de suivre ou dépasser l’inflation. Mais ceci concerne plutôt le haut de la classe moyenne. Pour le cœur de la classe moyenne privée (techniciens, employés qualifiés, etc.), la progression a été faible.
En résumé, la classe moyenne du secteur public a plutôt perdu du terrain en pouvoir d’achat entre 2000 et 2024, en raison d’une politique de rigueur salariale de l’État, tandis que la classe moyenne du secteur privé a eu des fortunes diverses mais globalement une progression modeste, avec plus d’hétérogénéité (certains mieux lotis, d’autres non). Cette distinction a une dimension sociale : le sentiment de déclassement est fort chez les enseignants par exemple, qui ont vu leur niveau de vie reculer par rapport à l’ensemble de la population, alors que dans le privé certaines catégories (cadres supérieurs du numérique, par exemple) ont connu une amélioration tangible. Il existe donc au sein même de la classe moyenne des expériences divergentes, alimentant parfois un ressentiment mutuel ou un manque de compréhension entre, par exemple, un fonctionnaire de province et un cadre du privé en Île-de-France, alors même qu’ils pourraient statistiquement faire partie de la même « classe moyenne ».
Bilan pour la France
Pour conclure sur le cas français, la période 2000-2024 a été marquée par une progression faible du pouvoir d’achat moyen et une hausse significative des dépenses incompressibles, ce qui a conduit de nombreux ménages de classe moyenne à sentir une érosion de leur confort financier. Les principales données chiffrées illustrent ce constat :
- Le niveau de vie médian a gagné environ +25 % en 25 ans, mais avec une stagnation durant les années post-crise, et une reprise récente insuffisante pour compenser le retard par rapport aux décennies antérieures.
- Les salaires nets moyens ont augmenté d’à peine +0,3 % par an en termes réels, et certains (fonction publique) ont même reculé en pouvoir d’achat sur certaines périodes.
- Les prix du logement ont plus que doublé depuis 2000, entraînant une hausse du taux d’effort logement et une diminution de l’accessibilité à la propriété pour la classe moyenne.
- Les dépenses pré-engagées (loyer, crédits, assurances, abonnements) captent désormais près d’un tiers du budget des ménages intermédiaires, contre un peu plus d’un quart au début des années 2000.
- Le choc inflationniste récent a touché de plein fouet la classe moyenne : des produits essentiels +15 % en trois ans, l’énergie + du tiers malgré le bouclier tarifaire, alors que les revenus n’ont pas suivi au même rythme.
- En termes de perception, près d’un ménage sur deux de classe moyenne inférieure déclare avoir du mal à faire face à des dépenses imprévues importantes (par exemple 1 000 €), ce qui témoigne d’une insécurité financière latente qui s’est diffusée vers le bas de la classe moyenne.
Ces éléments expliquent pourquoi le thème du pouvoir d’achat est devenu omniprésent dans le débat public français, et pourquoi des mouvements sociaux inédits comme celui des Gilets jaunes ont émergé : ils incarnent la protestation d’une partie de la classe moyenne « en déclin », vivant souvent en zone périphérique, contre l’impression d’un nivellement par le bas de leurs conditions de vie.
Passons maintenant au cas de la Suisse, afin de voir si les tendances y sont similaires ou distinctes.
Évolution du Pouvoir d’Achat en Suisse (2000-2024)
Particularités du contexte suisse
La Suisse offre un cas intéressant à comparer avec la France. C’est un pays à très haut niveau de vie moyen, où la classe moyenne représentait environ 58 % de la population en 2021 (proportion similaire à la France). La Suisse n’est pas membre de l’Union européenne et dispose de sa propre monnaie, le franc suisse (CHF), qui s’est considérablement apprécié face à l’euro sur les deux dernières décennies. Cette appréciation monétaire a eu pour effet de limiter l’inflation importée : en Suisse, les prix à la consommation sont restés extrêmement stables pendant une grande partie de la période 2000-2020, avec même des phases de baisse de l’indice des prix (déflation modérée) au milieu des années 2010. Par exemple, entre 2000 et 2020, l’inflation cumulée en Suisse n’a été que d’environ +10 à +15 % (contre près de +40 % en zone euro sur la même période).
Cette stabilité des prix a protégé en apparence le pouvoir d’achat des ménages suisses : une progression salariale nominale minimale suffisait à préserver le salaire réel. Cependant, le revers de la médaille est que les salaires nominaux en Suisse ont très peu augmenté sur la période, justement du fait de la faible inflation et d’une modération salariale structurelle.
La Suisse est également caractérisée par un système social différent : fiscalité plus faible qu’en France mais dépenses obligatoires privées plus élevées (notamment l’assurance-maladie privée obligatoire). Ainsi, pour bien comprendre le pouvoir d’achat de la classe moyenne suisse, il faut tenir compte non seulement des salaires et de l’inflation, mais aussi de ces coûts fixes spécifiques (primes d’assurance, loyers élevés, etc.) qui pèsent dans le budget des ménages.
Évolution des revenus et salaires en Suisse
Les salaires suisses figurent parmi les plus élevés du monde. En 2022, le salaire médian brut pour un emploi à plein temps atteignait environ 6 788 CHF par mois. Il s’agit d’un chiffre brut, avant déductions sociales, qui correspondait à peu près à 6 900 € au taux de change de 2022. Ce niveau a de quoi faire rêver un salarié moyen français ; toutefois, il faut le rapporter au coût de la vie en Suisse, qui est également très élevé (voir plus loin).
Ce qui frappe est la faible croissance nominale de ces salaires suisses au cours du temps. Entre 2008 et 2022, toutes catégories de revenus confondues, les salaires nominaux ont eu des hausses similaires autour de +10 % sur 14 ans. Par exemple, le salaire médian n’a augmenté que d’environ 350 CHF entre 2012 et 2022. Entre 2001 et 2021, le revenu moyen brut des personnes appartenant à la classe moyenne est passé d’environ 5 100 CHF à 5 913 CHF. Cela représente une hausse nominale de +16 % en 20 ans. Sur la même période, le revenu disponible moyen (après impôts, cotisations et assurance maladie) de la classe moyenne n’a augmenté que de +9 % (de ~3 850 CHF à ~4 200 CHF en moyenne).
Compte tenu de l’inflation extrêmement basse en Suisse, ces augmentations nominales modestes se traduisent par un léger gain de salaire réel sur l’ensemble de la période, mais on parle de l’ordre de +5 à +10 % sur deux décennies, pas plus. D’après l’Office fédéral de la statistique (OFS), l’indice des salaires réels a progressé d’environ +12 % entre 2000 et 2023. Cela signifie qu’en moyenne, un salaire suisse permet d’acheter 12 % de biens et services en plus qu’en 2000 – ce qui est un progrès, mais assez modeste (0,5 % par an en moyenne). Et ce chiffre moyen masque le fait que depuis 2016 environ, les salaires réels stagnent ou régressent légèrement. En particulier, durant 5 des 7 années entre 2016 et 2023, les salaires réels ont diminué (souvent de peu, mais suffisamment pour entamer les gains cumulés). Les années 2021-2023 ont vu un retour de l’inflation (autour de 2-3 % en Suisse, donc moindre qu’en UE mais notable par rapport à l’habitude suisse), ce qui a annulé les faibles hausses nominales : depuis 2020, les salaires réels suisses ont baissé d’environ –0,8 % au total (à titre de comparaison, la zone euro a vu une baisse plus forte sur ces années post-Covid, mais le ressenti suisse n’en reste pas moins négatif, car peu habitué à l’érosion du pouvoir d’achat).
L’évolution des revenus disponibles des ménages suisses de classe moyenne tient compte des impôts modérés (par rapport à la France) mais surtout de la ponction importante des assurances sociales privées.
Un élément crucial est l’assurance-maladie : chaque résident suisse doit payer une prime d’assurance-maladie de base (et éventuellement complémentaires) à une compagnie privée. Ces primes ont fortement augmenté au fil du temps. En moyenne nationale, la prime individuelle mensuelle est passée d’environ 200 CHF au début des années 2000 à plus de 360 CHF par mois en 2022 pour un adulte.
Pour une famille de quatre personnes, cela représente un coût souvent supérieur à 800 CHF par mois rien que pour l’assurance-maladie de base. Ces montants pèsent lourd sur le budget.
Travail.Suisse (une fédération syndicale) a calculé que la majeure partie des gains de salaire réel de ces 20 dernières années a été absorbée par la hausse des primes d’assurance-maladie.
Partant d’un salaire moyen d’environ 6 050 CHF en 2003, le salaire réel moyen a augmenté de 483 CHF par mois en 20 ans (donc pour atteindre grosso modo 6 533 CHF en 2023 en francs constants).
Or, sur la même période, la prime d’assurance-maladie de base par personne a augmenté en moyenne de 167 CHF par mois. Pour une famille de quatre où un seul salaire doit couvrir toutes les primes, cela fait 4 × 167 = 668 CHF de plus à payer. Ce chiffre dépasse largement le gain de 483 CHF de salaire réel : ainsi, pour cette famille type, 87 % du gain de pouvoir d’achat salarial en 20 ans a été annulé rien que par l’augmentation des dépenses de santé obligatoires.
Autrement dit, même si le salaire réel a progressé, le revenu réellement disponible pour d’autres dépenses n’a presque pas bougé, car les primes d’assurance (et d’autres coûts, comme le loyer) ont capté l’essentiel.
Logement en Suisse : des loyers et prix immobiliers très élevés
La Suisse connaît aussi une pression immobilière importante, quoique différente dans sa dynamique par rapport à la France. Le taux de propriétaires est plus faible (environ 40 % seulement des ménages sont propriétaires de leur logement, la majorité étant locataires). Les villes comme Zurich, Genève, Bâle, Lausanne figurent régulièrement parmi les plus chères du monde en termes de loyers.
Les loyers moyens en Suisse sont élevés : en 2022, le loyer moyen d’un appartement était d’environ 1 412 CHF par mois toutes tailles et régions confondues. À Zurich ou Genève, louer un 3 pièces coûte souvent plus de 2 500 CHF mensuels. Bien que les salaires suisses soient élevés, une part significative de ce revenu part dans le logement. Toutefois, l’évolution des loyers existants est en partie régulée par un indice lié aux taux hypothécaires : durant la décennie 2010, les taux d’intérêt très bas ont même entraîné quelques baisses de loyers pour les baux en cours. Néanmoins, pour les nouveaux locataires entrant sur le marché, les prix proposés ont suivi la flambée de la demande dans les centres économiques.
Les statistiques montrent un écart grandissant entre l’indice officiel des loyers et les loyers proposés sur le marché : par exemple, entre 2009 et 2023, l’indice des loyers (qui agrège tous les contrats) a moins augmenté que l’indice des loyers annoncés pour les nouveaux baux (mesuré par des plateformes comme Homegate). Les personnes qui déménagent ou cherchent un logement, notamment les jeunes ménages de classe moyenne, se heurtent à des loyers nettement supérieurs à ceux payés par la génération précédente pour un logement équivalent. Cela signifie que les nouveaux arrivants consacrent une plus grande fraction de leur revenu au loyer qu’auparavant, reflétant une dégradation de l’accessibilité locative.
Côté propriété, les prix de l’immobilier en Suisse ont connu une hausse substantielle depuis les années 2000, soutenue par des taux d’intérêt bas et l’attractivité du pays. Par exemple, dans des villes comme Zurich ou Genève, les prix au mètre carré ont facilement augmenté de +50 % ou plus entre 2000 et 2020. Il est courant de voir des appartements familiaux se vendre plus de 1 à 2 millions de CHF dans ces centres urbains, ce qui est inabordable pour la plupart des ménages de classe moyenne (sauf à avoir un apport très important ou une aide familiale). L’effort à consentir pour devenir propriétaire s’est donc accru, au point que dans certaines régions, la propriété est devenue un marqueur de richesse et non plus un horizon normal pour la classe moyenne. Cela rejoint le constat fait en France : l’accession à la propriété tend à se restreindre aux ménages aisés ou déjà patrimoniaux, ce qui crée une forme de frustration dans la classe moyenne qui se sent reléguée au statut de locataire à vie.
Il faut ajouter que la hausse récente des taux d’intérêt (à partir de 2022) complique encore l’achat immobilier en Suisse. Beaucoup de ménages fonctionnent à crédit hypothécaire (souvent en n’amortissant qu’en partie le capital). Avec des taux passés de ~1 % à ~3 %, le service de la dette immobilière a augmenté, ce qui en dissuade plus d’un de s’endetter. Certaines familles qui envisageaient d’acheter ont dû renoncer, ou bien elles acceptent d’acheter beaucoup plus petit/loin qu’escompté.
En résumé, logement et assurance maladie forment un tandem de dépenses incompressibles qui pèsent sur la classe moyenne suisse.
D’après les données de l’OFS, les dépenses dites obligatoires (impôts, cotisations, primes assurance maladie, loyer, etc.) représentaient environ 29 % du revenu brut des ménages suisses en 2016, et autour de 31 % en 2019.
Ces taux ont augmenté par rapport aux années 1990, confirmant que la charge fixe s’alourdit. Pour la classe moyenne spécifiquement, on a aussi constaté une évolution : la part de ménages à revenus moyens supportant une charge « élevée » (plus de 30 % du revenu brut consacré aux dépenses obligatoires) a augmenté.
Entre 1998 et 2009-2011, la proportion de personnes en classe moyenne ayant une charge obligatoire élevée est passée de 25 % à 28 %.
Conjointement, la proportion de ceux ayant une charge « faible » (< 20 % du revenu) a chuté de 26 % à 17 %.
Cela signifie que de plus en plus de ménages moyens voient près d’un tiers ou plus de leur salaire disparaître immédiatement dans les factures incontournables, réduisant d’autant leur liberté financière.
Profils au sein de la classe moyenne suisse
Comme en France, on peut distinguer différents profils dans la classe moyenne suisse, même si les frontières sont moins marquées en raison de la taille modeste du pays et d’une moindre disparité entre régions.
Régions urbaines vs rurales : La Suisse a des disparités régionales importantes. Zurich et Genève sont des pôles internationaux avec des salaires moyens plus hauts (parfois +20 % par rapport à la moyenne nationale), mais aussi des coûts de la vie beaucoup plus élevés. À l’inverse, des cantons ruraux ou périphériques (Jura, Valais, Tessin) affichent des revenus moyens plus bas et un coût de la vie un peu moindre, mais l’écart de coût est souvent inférieur à l’écart de salaires. Par exemple, un ménage de classe moyenne à Zurich gagne plus, mais doit payer un loyer exorbitant et des dépenses de loisirs chères, alors qu’un ménage dans le canton du Jura gagne moins mais peut se loger moins cher et a un mode de vie moins coûteux en général. Néanmoins, les prix des biens courants (alimentation, habillement, essence) sont relativement homogènes sur le territoire (pas de « zone moins chère » car la Suisse est un marché national unifié avec peu de concurrence extérieure du fait du niveau général des prix).
Une particularité est que de nombreux Suisses frontaliers des pays voisins profitent de la différence de prix : par exemple, un ménage de Bâle (Suisse) ira faire ses courses en Allemagne ou en France voisine pour payer moins cher la nourriture et certains services, augmentant ainsi concrètement son pouvoir d’achat. De même, certains soins ou achats importants peuvent être faits à l’étranger à moindre coût. Mais ceci concerne surtout les régions frontalières.
Les classes moyennes urbaines suisses sont souvent double-actives (les deux conjoints travaillent à plein temps ou à taux élevé, bien plus qu’en France où le temps partiel féminin est courant). Cela leur donne un revenu disponible élevé, mais elles font face au manque de temps et au coût de services comme la garde d’enfants (très cher en Suisse, souvent assumé par la famille elle-même ou grevant fortement le budget si on recourt à des crèches privées). Les classes moyennes rurales suisses, quant à elles, peuvent bénéficier d’un cadre de vie moins onéreux sur certains aspects (maison familiale possédée depuis des générations, potager, etc.), mais elles pâtissent d’offres d’emploi plus limitées, ce qui contraint parfois à des trajets longs ou à accepter des salaires plus bas.
Secteur public vs privé : La fonction publique suisse est organisée différemment, une grande partie étant cantonale ou communale. Les fonctionnaires suisses ne représentent pas une part aussi importante de l’emploi qu’en France. Leurs salaires sont généralement alignés sur le marché privé pour les postes équivalents, avec certes une bonne sécurité de l’emploi mais peu d’avantages exorbitants. Il n’y a pas eu de gel général des traitements comme en France ; cependant, une modération salariale s’est appliquée partout, public comme privé. Globalement, on ne note pas de différence marquée de trajectoire de pouvoir d’achat entre la classe moyenne publique et privée en Suisse : toutes deux ont vu une faible hausse réelle jusqu’à 2015, puis un tassement. Une éventuelle différence est que dans certaines branches privées (banque, pharma, technologies), les employés ont pu avoir des bonus ou des promotions plus rapides, améliorant leur sort par rapport aux employés publics dont les grilles sont plus linéaires. Mais il n’y a pas eu de sentiment de décrochage du public comme en France.
Un aspect socio-professionnel notable en Suisse est la très forte présence de la classe moyenne supérieure dans certains secteurs à haute valeur ajoutée (finance, horlogerie de luxe, commerce des matières premières, industrie pharmaceutique). Ces secteurs paient des salaires très élevés, ce qui place même un employé moyen de ces industries dans les couches supérieures de la classe moyenne, voire dans la classe aisée. À l’opposé, des secteurs comme la restauration, l’hôtellerie ou les services à la personne paient nettement moins (souvent autour de 4 000-4 500 CHF mensuels, ce qui en Suisse est considéré comme un bas salaire). Les personnes dans ces emplois peuvent éprouver des difficultés à joindre les deux bouts, surtout dans les villes chères. La proportion de femmes travaillant à temps partiel est élevée en Suisse, ce qui fait que de nombreux ménages de classe moyenne vivent avec 1,5 revenu (un plein temps + un mi-temps), ce qui peut limiter leur progression de pouvoir d’achat par rapport à un couple à deux pleins temps.
Bilan pour la Suisse
En synthèse, la classe moyenne suisse a bénéficié d’un niveau de vie initial très élevé et d’une inflation longtemps quasi nulle, mais n’a pas vu son pouvoir d’achat réellement s’accroître de manière sensible entre 2000 et 2024. Quelques points marquants :
- Les salaires réels de la classe moyenne ont gagné ~10 % en 20+ ans, principalement avant 2015, et ont stagné voire baissé depuis, en particulier sous le coup de l’inflation récente.
- Les dépenses obligatoires ont rogné la quasi-totalité de ce gain : primes d’assurance-maladie en hausse continue (+4 à +5 % par an en moyenne), loyers en hausse constante dans les zones attractives, etc.
- La part de population considérée comme classe moyenne est restée stable (autour de 57-58 %), il n’y a pas eu d’effondrement de la taille de la classe moyenne. Mais on observe un glissement interne : le mode de vie qu’on associait à la classe moyenne traditionnelle devient plus difficile à maintenir sans concessions. Par exemple, avoir deux voitures, partir en vacances aux sports d’hiver chaque année, dîner régulièrement au restaurant – autant d’habitudes de la classe moyenne suisse qui sont remises en question pour certains foyers sous pression budgétaire.
- La perception en Suisse est que « malgré de hauts salaires, beaucoup ont du mal à boucler les fins de mois ». Ce paradoxe tient au fait que l’argent file vite une fois payés un loyer de 2 500 CHF, 800 CHF de primes maladie, 150 CHF d’abonnement de transport par personne, etc. Zurich et Genève se classent parmi les villes les plus chères du monde, ce qui fait que être « classe moyenne » à Zurich n’a rien d’aisé pour le portefeuille.
- Cependant, comparativement à la France, la Suisse a une structure d’aide plus limitée (peu d’allocations ou de subventions, ce qui signifie aussi moins d’effets de seuil). La solidarité s’exprime différemment, par la modération fiscale notamment. Ainsi, le sentiment d’injustice fiscale de la classe moyenne est peut-être moins prononcé en Suisse où l’impôt sur le revenu est modéré et où chacun paie sa part d’assurance (pas d’opposition « ceux qui profitent vs ceux qui payent » du même ordre qu’en France).
En conclusion, la classe moyenne suisse est sous pression mais pas en déclassement brutal : elle a surtout subi une stagnation et une hausse du coût de la vie qui neutralise les petits gains. Le taux de pauvreté reste faible et la plupart des ménages moyens vivent confortablement en comparaison internationale, mais l’inquiétude grandit quant à l’avenir (par exemple la hausse continue des primes maladie suscite chaque année des débats politiques vifs, car elle ponctionne inexorablement le budget des ménages).
Facteurs Macroéconomiques Affectant le Pouvoir d’Achat
Plusieurs grands facteurs macroéconomiques expliquent les évolutions décrites en France et en Suisse, et plus généralement en Europe, concernant le pouvoir d’achat des classes moyennes entre 2000 et 2024.
Inflation et dynamique des prix
L’inflation est le facteur le plus direct qui érode le pouvoir d’achat, puisqu’elle détermine combien de biens et services peuvent être achetés avec un revenu donné. Sur la période 2000-2024, on distingue deux sous-périodes : 2000-2019, inflation modérée et 2020-2024, inflation forte (en Europe).
- 2000-2019 : En France, l’inflation cumulée a été d’environ +35 à +40 %. En Suisse, elle a été quasi nulle (+10 % peut-être, et même une baisse des prix à certains moments). Cette faible inflation était favorable au pouvoir d’achat tant que les salaires augmentaient ne serait-ce qu’un peu. Mais précisément, dans un contexte de faible inflation, les employeurs ont été peu enclins à accorder des hausses salariales substantielles. La mondialisation et la pression concurrentielle ont aussi maintenu une inflation basse et une faible croissance des rémunérations. Par ailleurs, certains postes ont connu leur propre inflation plus forte : on l’a vu, l’immobilier ou l’énergie ont eu des cycles de hausse spécifiques.
- 2020-2024 : Période de résurgence de l’inflation, combinant les effets de la pandémie (goulets d’étranglement sur l’offre) et du choc géopolitique (énergie). L’inflation en France a dépassé 6 % en 2022, et s’établit autour de 5 % en 2023 ; en Suisse, ~2,8 % en 2022 et ~1,5-2 % en 2023. Ces niveaux, inédits depuis longtemps, ont pris de court les mécanismes d’indexation. En France, hormis le SMIC et quelques prestations, la plupart des salaires ne sont pas automatiquement indexés sur les prix. Les négociations annuelles n’ont pas compensé la totalité de l’envolée des prix, d’où une perte de pouvoir d’achat en 2022 pour beaucoup. En Suisse, l’absence d’habitude inflationniste a fait que les salaires n’ont quasiment pas bougé face à 3 % d’inflation, entamant directement le pouvoir d’achat réel. L’inflation agit comme un impôt caché : elle réduit la valeur de l’argent détenu par les ménages. Or, les classes moyennes (notamment supérieures) détiennent typiquement de l’épargne monétaire qui perd de sa valeur en période inflationniste (sauf à l’investir en actifs protégés). Et pour la classe moyenne inférieure qui vit de son salaire au jour le jour, l’inflation est immédiatement douloureuse car le salaire n’augmente pas au même rythme, contrairement à certaines aides ou minimums qui, eux, peuvent être revalorisés (le SMIC, les retraites en France sont partiellement indexées, etc.).
En définitive, une inflation plus élevée que la croissance des revenus nominaux entraîne mécaniquement une baisse du pouvoir d’achat. Ce fut le cas en 2022-2023. Inversement, dans les années 2000-2010, une inflation faible a permis de préserver un statu quo mais en même temps a reflété une stagnation économique (croissance molle, dite « décennie perdue » en Europe après 2008). Donc, sur l’ensemble de 2000-2024, on peut dire que l’insuffisance de l’inflation salariale (c’est-à-dire de la hausse des salaires) par rapport à l’inflation des dépenses essentielles est la cause la plus directe du sentiment de baisse de pouvoir d’achat.
Fiscalité et transferts sociaux
Le rôle de la fiscalité a déjà été évoqué dans les sections pays, mais on peut généraliser. Pour la classe moyenne, les impôts et cotisations représentent une ponction significative sur le revenu brut. En France, un salarié moyen voit environ 20 % de son brut partir en cotisations salariales, et s’il est imposable, peut-être 5 à 10 % de son net en impôt sur le revenu, plus la TVA sur ce qu’il consomme (taux élevé à 20 %). En Suisse, la structure est différente (moins de cotisations car pas d’assurance chômage généralisée, et impôt sur le revenu plus faible, mais assurance maladie payée à part). Au total, le taux de prélèvements obligatoires effectif sur la classe moyenne diffère (en France autour de 30-35 % du revenu disponible, en Suisse plutôt 20-25 % y compris assurance maladie). Toutefois, en contrepartie les classes moyennes suisses doivent souvent payer de leur poche des choses qui en France sont prises en charge par l’État (formation post-obligatoire, épargne pour la retraite, etc.), ce qui relativise l’avantage.
Les années 2000-2024 ont vu assez peu de baisses nettes de fiscalité pour la classe moyenne en Europe. Au contraire, dans de nombreux pays, les États ont cherché à élargir l’assiette fiscale pour financer les dépenses publiques croissantes (retraites, santé, éducation…). Par exemple, en France, le taux de prélèvements obligatoires est passé d’environ 43 % du PIB en 2000 à 45 % en 2024 ; en Suisse, plus stable, autour de 28-30 % du PIB (tous acteurs confondus).
Les transferts sociaux, eux, se sont orientés vers les plus fragiles (logique de social targeting). Ainsi, la classe moyenne a pu avoir le sentiment de ne pas recevoir sa « juste part » des retombées de la croissance, car l’État redistributeur concentrait ses efforts sur les bas revenus (ce qui est vrai, par exemple, avec l’augmentation des prestations pour les bas salaires en France via la Prime d’activité, qui concerne les travailleurs proches du SMIC plus que la classe moyenne). D’un autre côté, la classe moyenne supérieure a profité de certaines baisses d’impôts (suppression de la taxe d’habitation, par exemple, ou fiscalité du capital allégée pour ceux qui investissent). Il en résulte un discours ambivalent : certains disent la classe moyenne « pressurée » par les impôts, d’autres notent qu’en réalité ce sont surtout les très riches qui ont vu leur fiscalité baisser (par exemple fin de l’ISF en France en 2018, ou taux d’imposition max en baisse dans certains pays) pendant que la classe moyenne paye toujours ses impôts sans trop d’allègements.
Politiques publiques et réformes sociales
Parmi les politiques ayant eu un impact sur le pouvoir d’achat, on peut mentionner :
- Politiques de l’emploi et réformes du marché du travail : La montée des emplois précaires, des temps partiels contraints et des contrats courts dans les années 2000-2010 a affaibli la situation de certains travailleurs de classe moyenne inférieure (moins d’heures, moins de revenus stables). Cependant, on a aussi eu des créations d’emploi qui ont intégré plus de personnes dans le marché du travail (taux d’emploi féminin en hausse, etc.), ce qui a augmenté le revenu disponible de certains ménages (double salaire). En France, la réduction du temps de travail à 35 heures (lois de 2000) a eu un effet ambigu : d’un côté, elle a permis des embauches compensatrices et augmenté le temps libre, mais de l’autre, la progression salariale s’en est trouvée freinée pendant quelques années (les entreprises compensant le coût de l’embauche par une modération salariale). La classe moyenne n’a pas forcément vu son pouvoir d’achat augmenter grâce aux 35h, hormis via la RTT comme gain qualitatif.
- Réformes des retraites : Elles n’ont pas d’impact immédiat sur le pouvoir d’achat des actifs, mais elles jouent sur les cotisations et la confiance dans le futur. En France, les cotisations retraites ont légèrement augmenté (ou la durée de cotisation allongée, ce qui revient à travailler plus longtemps). Les classes moyennes proches de la retraite ont pu craindre une baisse de leur pension future, les incitant à épargner plus (donc à consommer moins).
- Politiques d’aides ciblées : Les aides à la rénovation énergétique, les chèques énergie, les allocations logement, etc., ont un effet potentiellement bénéfique sur le pouvoir d’achat, mais en pratique la classe moyenne en a été partiellement exclue selon les conditions de ressources. Par exemple, les aides à l’isolation thermique (MaPrimeRénov en France) ont été ciblées d’abord sur les modestes, puis ouvertes aux revenus intermédiaires avec moins de générosité. Ainsi beaucoup de ménages moyens ont dû payer plein pot leurs travaux ou leurs factures d’énergie. Cela alimente l’idée d’un “piège” où un ménage légèrement au-dessus des plafonds n’a droit à rien et vit tout renchérissement à plein effet.
- Gestion des crises : En 2020 lors de la crise Covid, les gouvernements ont mis en place des mécanismes de chômage partiel indemnisé, des aides aux indépendants, etc. Ces mesures ont protégé temporairement le pouvoir d’achat de larges pans de la classe moyenne, évitant des pertes de revenus massives. Cependant, le contre-coup a été une envolée de la dette publique qui, tôt ou tard, peut se traduire par un ajustement budgétaire (hausses d’impôts futures, réduction des services publics, etc.) dont la classe moyenne pourrait faire les frais.
En Suisse, les politiques publiques ont cherché à maintenir le fameux « compromis social helvétique » : faible redistribution explicite, mais bon niveau de services publics, et aide ponctuelle via des déductions fiscales ou des subventions cantonales (par exemple, des cantons subventionnent partiellement les primes d’assurance maladie pour les ménages de classe moyenne-basse). Néanmoins, aucune réforme structurelle n’a vraiment allégé la charge des classes moyennes (on a discuté de plafonner les primes à un % du revenu, sans aboutir au niveau fédéral).
Productivité, croissance et partage de la valeur
Un facteur macro sous-jacent est le découplage entre la productivité du travail et les salaires. Dans la plupart des pays européens, la productivité horaire a continué de croître de manière modérée depuis 2000 (par exemple +20 à +30 % sur 20 ans en France). En théorie, cela crée une richesse supplémentaire qui pourrait augmenter les salaires. Or, on constate que les salaires médians n’ont pas suivi au même rythme. En France, entre 1995 et 2013, la productivité a augmenté de +30 % tandis que le salaire réel médian n’augmentait que de +16 %. En Suisse, les gains de productivité de +30 % depuis les années 90 n’ont pas du tout été répercutés dans les salaires réels, quasiment plats. Ce découplage signifie que la part de la valeur ajoutée allant au capital (entreprises, actionnaires) s’est accrue au détriment de la part allant au travail. Il en résulte une pression à la baisse sur la part du revenu national captée par la classe moyenne (qui vit essentiellement de son travail et non du capital).
Au niveau macro, cela contribue à un problème de demande insuffisante : si les ménages moyens reçoivent proportionnellement moins, ils consomment moins, ce qui bride la croissance économique et finit par nuire à tout le monde, y compris aux entreprises faute de débouchés. Certains économistes estiment que la faible progression des salaires de la classe moyenne a été l’une des causes de la croissance molle en Europe dans les années 2010, car la consommation intérieure stagnait.
En résumé, des tendances lourdes comme la mondialisation (mettant en concurrence les travailleurs et limitant les hausses de salaires), le progrès technologique (automatise des emplois de classe moyenne, exerce une pression à la baisse sur certains salaires intermédiaires), et la financiarisation (plus de profits allant aux détenteurs de capitaux qu’aux salariés) ont encadré de manière défavorable l’évolution du pouvoir d’achat des classes moyennes.
Causes Principales de l’Érosion du Pouvoir d’Achat des Classes Moyennes
Au vu de l’analyse ci-dessus, on peut identifier plusieurs causes majeures à l’origine de l’érosion ou de la stagnation du pouvoir d’achat des classes moyennes en Europe entre 2000 et 2024 :
- Hausse des dépenses contraintes plus rapide que les revenus : C’est sans doute la cause la plus directe. Logement, énergie, assurances, santé, éducation des enfants – tous ces postes ont augmenté en coût, et souvent plus vite que les salaires. Le logement en particulier a été un “aspirateur” à budget pour la classe moyenne, surtout pour les jeunes ménages. De même, la flambée récente de l’énergie et de l’alimentation a frappé fort. Quand la moitié du budget est engloutie par des dépenses incompressibles (loger, se déplacer, se soigner, payer les impôts…), la moindre augmentation de ces postes se traduit par une perte de pouvoir d’achat “perçu”.
- Stagnation des salaires réels : Dans de nombreux cas, les salaires nominaux n’ont pas suivi la productivité ni, par moments, l’inflation. Ce plafonnement des salaires tient à plusieurs facteurs : taux de chômage élevé dans les années post-crise qui a affaibli le pouvoir de négociation des travailleurs ; concurrence internationale et délocalisations qui ont pesé sur les emplois industriels bien rémunérés (d’où reconversion souvent dans des emplois de service moins payés) ; montée de formes d’emploi moins protectrices (intérim, indépendants précaires, etc.) ; recul de la syndicalisation dans le secteur privé ; et choix politiques de modération salariale (gel du point d’indice public, etc.). Même dans les périodes de croissance (ex. 2017-2019), les augmentations octroyées aux classes moyennes restaient modestes, souvent inférieures à 2 % par an, limitant les gains de pouvoir d’achat.
- Inflation ciblée sur certains biens essentiels : L’inflation générale a pu sembler contenue, mais la “vraie vie” des ménages moyens, c’est une inflation perçue plus forte sur ce qu’ils consomment le plus. Par exemple, les indices officiels ont longtemps été modérés par la baisse des prix des produits manufacturés (high-tech, textile bon marché, etc.), mais un ménage ne renouvelle pas son téléviseur tous les ans ; en revanche, il paye son loyer et son caddie chaque mois. Ce décalage entre l’indice global et l’inflation du panier typique de la classe moyenne a alimenté l’impression que “tout augmente sauf les salaires”. En France, on a vu que l’indice des prix “perçus” (IPCH net des subventions) était plus élevé que l’indice Insee : cela s’explique en partie parce que des coûts auparavant subventionnés (par ex. certains soins de santé) ont été reportés sur les ménages, relevant leur dépense effective. On pourrait citer aussi le prix des carburants très volatil mais orienté à la hausse sur 20 ans du fait des taxes : c’est un produit hypersensible car chaque plein de carburant est visible pour le budget.
- Pression fiscale relative : Même si ce n’est pas l’unique facteur, une partie de la classe moyenne considère que les impôts et contributions augmentent plus vite que les services rendus. En France, l’augmentation de la CSG en 2018, ou la TVA 2014, ont été vécues comme des pertes sèches de revenu. L’argument est souvent entendu que “travailler plus ne paye plus” : en effet, à mesure qu’un ménage de classe moyenne progresse un peu (heures sup, seconde personne qui travaille), il voit une part être imposée. Cela peut créer un sentiment de découragement ou d’être coincé dans une trappe fiscale. Ce facteur est plus subjectif, mais réel dans les discussions sur l’érosion du pouvoir d’achat.
- Changements démographiques et sociétaux : Le report de l’âge du mariage, l’augmentation des familles monoparentales, le fait que les jeunes quittent plus tard le domicile faute de moyens – ces évolutions pèsent aussi sur le pouvoir d’achat. Un jeune adulte de classe moyenne aujourd’hui dépense plus longtemps en études (parfois payantes) et en début de carrière instable, ce qui retarde son accumulation de revenu et de patrimoine. Beaucoup doivent se loger seuls (augmentation des personnes seules) et perdent ainsi les avantages de la mutualisation des dépenses. Les ménages sont plus petits, donc les coûts fixes par personne sont plus lourds (une personne seule paye un loyer presque aussi élevé qu’un couple pour un appartement pas deux fois plus petit). Ainsi, la transformation de la structure familiale a un impact sur le revenu disponible par unité de consommation, ce qui contribue à la sensation d’un moindre pouvoir d’achat par individu.
- Aspiration sociale et seuils psychologiques : Une cause plus intangible de l’érosion ressentie est l’évolution des aspirations. La classe moyenne d’aujourd’hui aspire à consommer des choses qui hier étaient superflues ou inexistantes (dernier smartphone, voyages à l’étranger fréquents, alimentation bio de qualité, etc.). Même si certains de ces biens sont moins coûteux qu’avant (technologie), la norme de ce qui constitue un niveau de vie “acceptable” a monté. Cela crée potentiellement une frustration : satisfaire tous ces nouveaux besoins devient ardu lorsque les dépenses obligatoires augmentent également. La classe moyenne a le sentiment de “faire du surplace” parce que malgré des revenus plus élevés qu’il y a 20 ans, elle doit faire face à des obligations nouvelles (internet, multiples abonnements, éducation plus longue des enfants, etc.) et à des envies nouvelles. Ainsi se crée un sentiment d’appauvrissement relatif, parfois plus sociologique qu’économique, mais qui n’en est pas moins une cause de mal-être face au pouvoir d’achat.
En résumé, l’érosion du pouvoir d’achat des classes moyennes résulte d’un cumul de petits reculs : un salaire qui augmente moins vite que les prix du quotidien, un logement qui coûte de plus en plus cher, des taxes qui grignotent les hausses de revenu, des aides qui ne leur sont pas destinées, tout cela combiné à l’impression que l’avenir est plus incertain (peur du chômage, retraite moins généreuse, etc.). Ce cocktail explique que beaucoup de classes moyennes ont le sentiment de « vivre sur un fil » et de pouvoir basculer en cas de coup dur, d’où la fameuse peur du déclassement.
Effets Sociaux et Économiques de la Dégradation du Pouvoir d’Achat
L’érosion du pouvoir d’achat des classes moyennes, au-delà des chiffres, a produit de nombreux effets sociaux et économiques. Nous proposons ici une typologie de ces effets, en distinguant les conséquences sociales (sur les individus, la société, les attitudes) et les conséquences économiques (sur la macroéconomie et le système socio-économique).
Effets sociaux
- Frustration et sentiment de déclassement : Un premier effet intangible mais crucial est le ressentiment diffus au sein de la classe moyenne. Beaucoup ont le sentiment de travailler dur sans amélioration tangible de leur niveau de vie, voire avec une détérioration par rapport à la génération précédente. Par exemple, ne pas pouvoir acheter une maison comme l’avaient fait ses parents, ou devoir restreindre ses sorties et vacances, génère un sentiment de déclassement. Ce sentiment sape la confiance dans le système socio-économique. Des sondages en France montrent une majorité de répondants convaincus que leurs enfants vivront moins bien qu’eux. Cette peur du déclassement intergénérationnel est un trait marquant de la société actuelle, alimenté en grande partie par les difficultés de pouvoir d’achat.
- Mobilisations sociales et colère politique : La stagnation du pouvoir d’achat a été un ferment de contestation. On l’a vu avec le mouvement des Gilets jaunes en France, initialement déclenché par une taxe carbone mais en réalité porte-parole d’un ras-le-bol général de ménages modestes et moyens face à la vie chère et à l’impression de ne pas être entendus par les élites urbaines. De même, dans d’autres pays européens, des protestations contre la hausse des prix (par exemple en Belgique, en Allemagne à propos des factures d’énergie) ou contre les inégalités ont gagné en ampleur. Politiquement, cela s’est traduit par une montée des partis populistes ou extrêmes promettant de défendre le « peuple » contre le « système ». Une classe moyenne qui se sent menacée est plus encline à rejeter le statu quo politique. Ainsi, l’érosion du pouvoir d’achat a certainement contribué à des bouleversements électoraux, du Brexit (où de nombreux votants de zones laissées pour compte ont exprimé leur malaise) jusqu’à l’essor de mouvements contestataires en France (gilets jaunes apolitiques, mais aussi progression des partis non traditionnels aux élections de 2017 et 2022).
- Changements de mode de vie et de consommation : Sur le plan quotidien, la classe moyenne a adapté son mode de vie. On constate un succès grandissant des enseignes discount, des achats d’occasion, de l’économie collaborative (covoiturage, location plutôt qu’achat, etc.) – ce qui reflète autant une évolution culturelle qu’une nécessité économique pour conserver du pouvoir d’achat. Par exemple, le hard-discount alimentaire (Lidl, Aldi) a gagné en clientèle au-delà des ménages très modestes, touchant aussi la classe moyenne cherchant à économiser. De plus, certaines familles se sont mises à renoncer à certaines dépenses auparavant considérées normales : moins de sorties au restaurant, report des projets de rénovation, choix d’écoles publiques plutôt que privées pour économiser, etc. Une étude de la Fondation Jean-Jaurès (2023) parlait de “vie au rabais” pour décrire comment une partie des classes moyennes réduit ses ambitions de consommation et fait des compromis qu’elle n’aurait pas imaginés devoir faire (par ex. partir moins loin en vacances, ou pas tous les ans, acheter des vêtements d’occasion, etc.).
- Endettement et vulnérabilité financière : Pour maintenir leur niveau de vie malgré tout, certaines franges de la classe moyenne ont eu recours à l’endettement. Que ce soit via le crédit immobilier (souvent incontournable pour devenir propriétaire) ou via le crédit à la consommation (crédits auto, paiements en plusieurs fois, découverts), l’encours de dette des ménages a augmenté. En France, la dette des ménages rapportée au revenu disponible est passée d’environ 55 % en 2000 à plus de 100 % en 2024, signe que les ménages – surtout classes moyennes car les plus pauvres ont un accès limité au crédit – se sont endettés massivement, en particulier pour le logement. Cela crée une fragilité : tant que les taux étaient bas, la charge restait supportable, mais la remontée des taux pourrait mettre en difficulté certains (renégociation d’emprunt immobilier à taux plus élevé, etc.). En Suisse aussi, de nombreux ménages sont très endettés via l’hypothèque jamais totalement remboursée, ce qui est soutenable tant que les intérêts sont faibles et la valeur des biens augmente. Une classe moyenne très endettée est plus exposée aux aléas économiques (perte d’emploi, hausse des taux, baisse de la valeur du bien). De plus, pour ceux qui arrivent en fin de mois difficilement, le moindre imprévu coûte cher (d’où la statistique effrayante que plus de la moitié des ménages modestes et une part non négligeable de la classe moyenne inférieure ne peuvent faire face à une dépense exceptionnelle de 1 000 € sans emprunter).
- Tensions sociales et sentiment d’injustice : Le rétrécissement perçu de la classe moyenne accentue la polarisation sociale. D’un côté, une élite économique globale (top 1 à 5 %) voit ses revenus et patrimoine exploser ; de l’autre, une proportion de la population stagne ou descend. La classe moyenne se sent parfois prise en étau entre « les riches » qui captent les gains et « les pauvres » qui captent l’attention politique via les aides. Ce ressentiment peut générer des tensions, une moindre solidarité. Par exemple, on entend des classes moyennes dire qu’elles payent pour des assistés, tandis que d’autres pointent les privilèges des élites. Ce manque de cohésion sociale est un effet délétère, car la classe moyenne a historiquement été le ciment de la stabilité sociale en étant majoritaire et en adhérant globalement au pacte social. Si elle se fissure, le contrat social l’est aussi.
- Adaptations familiales : Des effets plus concrets sont le recul de certains choix de vie : on observe dans plusieurs pays le recul du taux de natalité, en partie attribuable à des considérations économiques (coût d’élever des enfants, incertitude économique). En France, bien que la natalité reste plus élevée qu’en Europe du Sud, elle a fléchi dans les années 2010. La Suisse a un taux de natalité modéré également. De nombreux couples disent préférer attendre d’être plus stables financièrement avant d’avoir un enfant, voire renoncer s’ils estiment leur situation insuffisante pour offrir la vie qu’ils jugent adéquate. Cela peut être relié au pouvoir d’achat : si la classe moyenne se sent appauvrie, elle aura tendance à restreindre la taille de la famille par précaution. De même, on a vu plus de jeunes rester chez leurs parents plus longtemps faute de moyens pour un logement autonome. Ce sont des changements sociaux notables.
Effets économiques
- Consommation atone et croissance réduite : L’un des effets macroéconomiques de la stagnation du pouvoir d’achat des classes moyennes est la faiblesse de la consommation intérieure. La classe moyenne constitue le gros des consommateurs d’un pays. Si ses revenus disponibles stagnent, ses dépenses stagnent aussi. Or, la consommation des ménages est un moteur majeur de la croissance du PIB (en France elle pèse plus de la moitié du PIB). Ainsi, on explique en partie la croissance molle de la zone euro dans les années 2010 par la compression des revenus moyens. Ce fut un cercle vicieux : bas salaires -> faible demande -> faible inflation -> moindre incitation à augmenter les salaires -> etc. Ce débat a été vif sur la scène européenne, certains préconisant des politiques de relance par les salaires pour sortir de l’ornière. On peut dire que le « sous-pouvoir d’achat » de la classe moyenne a entraîné un sous-investissement et sous-consommation chronique, pesant sur l’économie. En Suisse, la propension à consommer plus des ménages était faible vu qu’ils n’avaient pas plus d’argent, d’où un recours de l’économie suisse aux exportations et à la consommation des classes supérieures pour se maintenir.
- Inégalités et dualisation du marché : La stagnation du milieu couplée à la hausse du haut a accru les inégalités de revenu et de patrimoine. Économiquement, cela peut conduire à une répartition sous-optimale des ressources : les hauts revenus n’augmentant pas leur consommation proportionnellement (tendance à épargner une partie), la demande globale ne profite pas autant à l’économie domestique que si cet argent était réparti sur plus de ménages moyens qui auraient consommé une plus grande fraction. On parle d’un risque de “trappe à inégalité” : la classe moyenne ne s’enrichit pas, donc elle n’investit pas dans des projets (ex. création d’entreprise, consommation de biens durables), donc la dynamique économique vient seulement d’en haut ou de l’extérieur. Cela peut aussi aboutir à un marché de l’immobilier polarisé (certains quartiers deviennent hors de portée de la classe moyenne, n’abritant plus que très riches ou investisseurs, tandis que la classe moyenne est reléguée plus loin).
- Changements dans la structure de l’économie : Avec des classes moyennes plus prudentes ou aux moyens limités, certains secteurs économiques s’adaptent. Par exemple, le luxe et le haut de gamme ont prospéré (ciblant les riches et une partie de la classe moyenne supérieure), ainsi que le low-cost (ciblant les modestes et la classe moyenne inférieure), tandis que le milieu de gamme souffre. On parle d’une “polarisation de l’offre” : d’un côté du premium cher, de l’autre du bon marché, mais la moyenne gamme (le produit moyen de qualité correcte à prix moyen) vend moins bien. Ceci est un effet économique direct d’une classe moyenne qui se réduit ou se segmente. Les entreprises s’adressent soit au top 10 % soit font du discount pour tirer les prix, mais peinent à vendre des produits “pour classe moyenne” en volume, car celle-ci restreint ses dépenses discrétionnaires.
- Mobilité et migration économique : Un autre effet est que dans certains cas, des personnes de la classe moyenne choisissent l’expatriation ou la migration interne pour améliorer leur pouvoir d’achat. Par exemple, un nombre significatif de travailleurs français frontaliers vont en Suisse, au Luxembourg ou ailleurs pour bénéficier de salaires plus élevés, même si le coût de la vie y est fort – ils y gagnent généralement au change en résidant en France et travaillant à l’étranger. Ceci témoigne des arbitrages que des individus font pour retrouver du pouvoir d’achat. D’autres quittent les grandes métropoles pour s’installer en périphérie où le logement est abordable, quitte à allonger les trajets (phénomène d’étalement urbain). Économiquement, cela peut entraîner des déséquilibres régionaux (dépeuplement de certaines zones, engorgement d’autres) et augmenter l’empreinte carbone (plus de trajets). Au niveau international, si les classes moyennes de pays du sud de l’Europe se sentent sans perspective, certains partent vers des pays plus prospères, ce qui appauvrit encore le pays d’origine (brain drain). Ce fut observé en Italie, en Grèce après la crise de la zone euro, où beaucoup de diplômés ont émigré faute de bonnes conditions de vie, laminant la classe moyenne locale.
- Réduction de l’épargne et vulnérabilité macro-financière : Si la classe moyenne peine à maintenir son train de vie, elle va puiser dans son épargne ou ne pas en constituer. Le taux d’épargne peut baisser pour les revenus intermédiaires. Or, l’épargne des ménages est une ressource pour l’investissement (via le crédit). Si elle baisse ou si elle est trop concentrée chez les riches (qui la placent souvent sur des actifs financiers internationaux plutôt que dans l’économie réelle domestique), cela peut limiter les financements disponibles pour, par exemple, l’accession à la propriété ou la consommation durable. Au contraire, un surcroît d’endettement augmente la vulnérabilité du secteur financier aux défauts en cas de crise.
- Pression sur les politiques publiques : En fin de compte, l’effet économique le plus large est peut-être la contrainte sur les gouvernements de réagir. On l’a vu, face à la grogne, des mesures ont été prises : chèques inflation, bouclier tarifaire, baisses d’impôts symboliques… Cela a un coût budgétaire et vient souvent alourdir la dette publique. On peut dire que l’érosion du pouvoir d’achat de la classe moyenne a obligé l’État à intervenir pour éviter une trop grande casse sociale (notamment en France en 2022-2023 avec des dizaines de milliards dépensés pour contenir les prix de l’énergie). C’est un effet macroéconomique important : le transfert de la charge vers le budget de l’État, qui signifie soit impôts futurs, soit dette future. C’est en soi un risque économique (soutenabilité des finances publiques) qui découle du problème initial de la stagnation des revenus par rapport aux coûts de la vie.
Conclusion
Entre 2000 et 2024, les classes moyennes européennes – et plus particulièrement celles de France et de Suisse – ont traversé une période de transformation et de défis intenses. Si l’on doit résumer, le pouvoir d’achat de la classe moyenne n’a pas connu l’essor qu’on aurait pu attendre de la croissance économique et du progrès technologique. Au contraire, il s’est avéré sous pression constante, pris en étau entre des revenus augmentant peu et des coûts de vie augmentant beaucoup sur certains plans.
En France, la classe moyenne a vu ses marges financières se réduire du fait de dépenses obligatoires en hausse (logement, carburant, etc.), d’une fiscalité stable ou croissante, et de salaires réels globalement stagnants sur de longues périodes. La Suisse, malgré sa prospérité, offre un tableau similaire : la stagnation des salaires réels combinée à des charges privées importantes (loyer, assurances) a conduit nombre de ménages à ne plus percevoir de progrès tangible de leur niveau de vie.
Cette étude a permis de détailler les facteurs macroéconomiques (inflation, fiscalité, choix de politiques publiques) qui ont façonné ces évolutions. Elle a également mis en lumière la diversité au sein même de la classe moyenne : selon qu’on est urbain ou rural, employé du public ou du privé, jeune entrant sur le marché du travail ou proche de la retraite, l’expérience du pouvoir d’achat peut être très différente. Néanmoins, un fil rouge relie ces profils : une sensation d’équilibre précaire, l’impression que le moindre accroc (chômage, maladie, inflation surprise) peut faire vaciller un édifice financier fragilisé.
Les conséquences sociales et économiques de cette situation sont profondes. Socialement, la confiance dans l’avenir s’effrite, la cohésion se tend et des revendications de justice économique émergent bruyamment. Économiquement, la machine est grippée par une consommation hésitante et un surcroît d’inégalités qui peut freiner le dynamisme général.
Malgré tout, il ne faudrait pas conclure à la disparition pure et simple de la classe moyenne – en France comme en Suisse, elle demeure majoritaire et conserve un niveau de vie élevé en comparaison internationale. Mais ce qui a changé, c’est la nature même de la classe moyenne : autrefois synonyme de progrès et de sécurité, elle est aujourd’hui synonyme d’incertitude et de tension.
Retrouver un cercle vertueux de pouvoir d’achat – où les gains de productivité se traduiraient à nouveau en gains de revenus, où les dépenses essentielles seraient contenues par des politiques adéquates (logements abordables, transition énergétique maîtrisée), et où la classe moyenne renouerait avec l’optimisme – constitue un enjeu crucial pour les années à venir. Les pouvoirs publics ont un rôle clé pour relever ce défi : par la régulation des marchés du logement et de l’énergie, par une fiscalité plus lisible et équitable, par des investissements dans les services qui allègent le budget des ménages (éducation, santé), et par le soutien à une économie créatrice d’emplois bien rémunérés.
En définitive, l’étude de 2000 à 2024 nous enseigne que le pouvoir d’achat des classes moyennes est un pilier du contrat social moderne. Sa préservation et son amélioration ne sont pas seulement des questions monétaires, mais des conditions indispensables au sentiment d’appartenance, de stabilité et de confiance dans nos sociétés européennes. Combattre l’érosion du pouvoir d’achat des classes moyennes, c’est investir dans une société plus harmonieuse et une économie plus robuste.
Références
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- Institut Montaigne – « Classes moyennes : l’équilibre perdu ? », Note d’enjeux, 2023. (Analyse sociologique des classes moyennes françaises, définition par revenus 1440-3100€ par mois, dépenses pré-engagées passant de 28% à 32% du budget entre 2001 et 2017, sentiment de déclassement)institutmontaigne.orginstitutmontaigne.org
- Fondation Jean-Jaurès – Fourquet J. et al., « Classes moyennes en tension. Entre vie au rabais et aides publiques insuffisantes », 2023. (Étude sur le ressenti des classes moyennes en France, autopositionnement dans la classe moyenne 63% en 2023, changements de consommation face à l’inflation)institutmontaigne.orginstitutmontaigne.org
- INSEE – Données des comptes nationaux et Note de Bertrand Blanchet, « Dépenses pré-engagées : près d’un tiers des dépenses des ménages en 2017 », France Stratégie, 2021. (Part des dépenses contraintes dans le budget des ménages, ~30% en moyenne, davantage pour les ménages intermédiaires)institutmontaigne.orginstitutmontaigne.org
- MonImmeuble.com – « La classe moyenne en France est-elle en train de disparaître ? », décembre 2024. (Reprise d’une étude de l’Institut des Politiques Publiques : données sur SMIC +20% vs salaire médian +7.9% de 2019 à 2023, inflation des produits de première nécessité +15.7% sur 2021-2024, part des ménages ne pouvant faire face à dépenses imprévues, hausse du taux d’effort logement de +50% depuis 1999)monimmeuble.commonimmeuble.com
- Office fédéral de la statistique (Suisse) – Actualités OFS 2014 : Les groupes à revenus moyens en Suisse. (Définition de la classe moyenne = 70-150% du revenu médian, ~57% de la population en 2011 ; évolution des dépenses obligatoires 1998-2011 : hausse de la part de ménages avec >30% de revenu en dépenses obligatoires de 25% à 28%)bfs.admin.chbfs.admin.ch
- Watson.ch – « Salaires : voici combien gagne la classe moyenne suisse », article du 22 mars 2024. (Données OFS : seuils de revenu de la classe moyenne en 2021, part de la population 57.6%, revenus bruts moyens 5913 CHF en 2021 vs 5101 CHF en 2001 (+16%), revenus disponibles 4197 CHF vs 3851 CHF (+9%))watson.ch
- Travail.Suisse – « Le pouvoir d’achat de la classe moyenne sous pression », analyse du 3 juillet 2023. (Données sur l’évolution des salaires réels 2003-2023 en Suisse : +483 CHF/mois en réel, contre +167 CHF de prime maladie individuelle, soit 87% du gain absorbé rien que par l’assurance-maladie, explications sur le découplage salaires-productivité et l’impact sur la demande)travailsuisse.chtravailsuisse.ch
- SWI Swissinfo – Duc-Quang Nguyen, « Les salaires suisses : élevés, stables, mais souvent insuffisants », article du 30 sept. 2017 mis à jour 2023. (Salaire médian plein temps 6788 CHF en 2022, hausse de seulement 350 CHF en 10 ans, écarts de coût de la vie : loyer moyen 1412 CHF en 2022, prime maladie ~360 CHF/mois ; baisse des salaires réels de 0.8% depuis 2020 en Suisse)swissinfo.chswissinfo.ch
- Le Monde (Tribune Concialdi, Geerolf, Jany-Catrice) – « Sur l’évolution du pouvoir d’achat, un diagnostic de plus en plus biaisé », 18 avril 2025. (Écart entre l’indice des prix INSEE et l’indice harmonisé 2000-2024 : +51.5% vs +59.7%, dû au traitement des prix nets de subventions ; baisse de 7.9% du prix santé selon INSEE vs hausse 33.8% en HICP sur 2000-2024, car déremboursements)lemonde.frlemonde.fr
- OCDE – « Sous pression : la classe moyenne en perte de vitesse », Rapport 2019. (Contexte global des classes moyennes dans les pays riches : érosion numérique et de revenu, difficultés des jeunes à accéder au statut de classe moyenne, pressions sur les dépenses “aspirationnelles” comme l’accession à la propriété et l’éducation).
- Insee – « Évolution du pouvoir d’achat du salaire net annuel moyen par catégorie socioprofessionnelle », données 1998-2018. (Tendance de +0,2% par an pour les cadres, +0,4% pour les ouvriers sur 20 ans en pouvoir d’achat salarial, illustrant la faible progression salariale réelle).

