Giono, le montreur d’étoiles

Source : revue-elements.com – 19 décembre 2024 – Pierre le Vigan

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Tout écrivain porte un masque. Giono ne fait pas exception. Plus encore, il semble en avoir porté deux. Avant 1944 et après 1944. Le premier Giono, c’est celui du sentiment existentiel. « Le monde est là : j’en fais partie. […] je n’ai d’autre but que de le comprendre et de le goûter avec mes sens. » Notons bien : non pas seulement goûter le monde, mais aussi le comprendre. Toutefois, le comprendre avec les mêmes outils qu’on le goûte : avec les sens. Il s’agit d’être à l’écoute du chant du monde (Walt Whitman). De comprendre et de sentir qu’une même loi régit le vivant, des végétaux à l’homme. Nous partageons avec les animaux l’essentiel : la sexualité, la sève, la fécondité. « Il y a le mystère de la vie et du monde. C’est un peu de jus vert comme une glu entre mes doigts. Ce que je serai un jour moi-même dans le cours de ma transformation entre chair et plante, entre plante et pierre, entre pierre et ciel, entre poussière d’astre et spermatozoïde en marche dans les épines dorsales. »

Le monde se recrée chaque jour. « Pour que l’homme supporte le fait que le monde a été créé, il est obligé, chaque jour, parfois chaque heure, à tout moment, de refaire en lui-même la création du monde » (Triomphe de la vie). C’est pourquoi les jours sont ronds. Ils sont ronds parce qu’ils sont pleins, et ils sont pleins parce qu’ils sont sages. Auguste Anglès écrivait qu’il s’agissait là d’« une sagesse de la vie, une sagesse de la “rondeur des jours” [c’est le titre d’une partie de L’Eau vive], une sagesse de la sphère toujours parfaite et toujours pleine quel que soit son diamètre, opposée à une morale de la route, de la flèche, du but1 ». Cette conception sage du monde exclut le péché, la faute. Le vivant est innocent au sens de Giraudoux : « L’innocence est la rigoureuse adaptation d’un être au milieu dans lequel il vit. ». L’innocence n’est donc pas innée. Elle ne va pas de soi. Elle n’est pas « naturelle ». Elle est un effort. Presque un miracle. Pour les humains, s’entend. Car l’innocence des animaux leur est naturelle. Le contraire de l’innocence, c’est l’arraisonnement du monde et c’est aussi l’esclavage de l’homme. Esclavage par la machine et par la technique. Mais aussi par les folies collectives et anonymes : la guerre (on sait à quel point Giono a été marqué par son expérience de combattant de 1914-1918).

La joie comme travail

Libérer l’homme et libérer la terre sont donc une seule et même question. « Ce n’est pas seulement l’homme qu’il faut libérer, c’est toute la terre… la maîtrise de la terre et des forces de la terre, c’est un reste de rêve bourgeois chez les tenants des sociétés nouvelles. Il faut libérer la terre et l’homme pour que ce dernier puisse vivre sa vie de liberté sur la terre de liberté. […] Ce champ n’est à personne. Je ne veux pas de ce champ ; je veux vivre avec ce champ et que ce champ vive avec moi, qu’il jouisse sous le vent et le soleil et la pluie, et que nous soyons en accord. Voilà la grande libération païenne.2 » Cet état de communion avec le monde fait sa place à la mort, qui paraît à Giono « une chose normale et régulière ». Mais elle n’admet pas la souffrance, qui lui fait l’effet d’un « scandale ». Pour la même raison peut-être que ce refus de la souffrance, l’univers de Giono ne comporte pas de place pour Dieu, que Giono écrivait sans majuscule, « dieu », simple convention sociale ou borne témoin. Car le monde selon Giono ne comporte pas de manque. Dieu, en tant qu’extérieur au monde, n’a ainsi pas lieu d’être.

Absence de Dieu. Encore ne s’agit-il pas de nier Dieu, mais de s’attacher à comprendre et à accueillir ce qui peut naître à la place qui lui était donnée par le monde moderne. « L’athée dit non ; il se contente de refuser. Mais le païen désire, veut, et donc renverse et reconstruit. Le vrai monde sera un monde de païens. L’humanisme païen est la grande affirmation de l’homme vivant.3 » Le premier Giono est donc l’homme qui chante l’unité du monde vivant. L’homme est dans le monde, et il tient tout du monde. « On ne peut isoler l’homme. Il n’est pas isolé. Le visage de la terre est dans son cœur » (Chant du monde). L’homme, porté par ses désirs, ressent une ivresse légitime à goûter le monde. « Il y a dans la sensualité une sorte d’allégresse cosmique. » Si l’homme ne goûte pas assez le monde, c’est qu’il n’est pas à la hauteur de ses fruits. « Si ce que tu manges ne te grise pas, c’est que tu n’avais pas assez faim. » Mais le mouvement vers la plénitude, l’appropriation en soi de l’être du monde, l’accord avec le monde, en un mot, la sagesse, sagesse qui est aussi joie profonde, cela n’est pas un mouvement « naturel ». La recherche de la joie, souligne Giono, n’est plus une disposition d’esprit (et c’est en quoi Giono pense un monde, celui des années vingt et trente, qui a déjà commencé à changer). La recherche de la joie est un travail. « Il faut l’entreprendre comme on entreprend une oeuvre matérielle, car c’est une oeuvre matérielle. »

Deux Giono en un

Apparaît après 1944 un « second » Giono. Différent au point que certains lecteurs ne connaissent que l’un des deux, celui d’avant-guerre ou celui d’après-guerre. Les points communs aux deux ne manquent pourtant pas. Dans toute l’oeuvre de Giono, la condition humaine, c’est d’abord la confrontation avec un paysage. De même, la séduction des commencements parcourt tous ses livres. « C’était une nuit extraordinaire » ; « C’est le temps de l’étoile ». L’ivresse des commencements, c’est l’art de savoir nommer les moments inauguraux. Enfin, la franchise face aux désirs est présente du début à la fin du travail d’écriture de Giono. Le critique Henri Godard note : « Nous avons tous les mêmes désirs, y compris ceux que la morale réprouve, et aussi ceux par rapport auxquels nous ne trouvons pas le monde à notre mesure. D’homme à homme, la différence est entre ceux qui font ce qu’ils peuvent pour oublier ce genre de désirs, et ceux qui au contraire les mettent au centre de leur vie. Tous les héros des Chroniques de Giono sont de cette seconde espèce.4 »

Assurément, le « second » Giono est plus attentif que le premier aux passions humaines, et tout d’abord à la passion d’une liberté souvent conquise contre les autres hommes. Les Chroniques de Giono (ainsi appelle-t-il ses romans d’après-guerre) sont des miroirs promenés le long du chemin. Ce en quoi Giono est stendhalien. L’inventivité du langage, l’« aventure de la phrase » – le plaisir de se raconter des histoires que l’on ne connait pas encore – est mise au service d’épopées dans lesquelles la nature est moins présente, mais le fond historique et social plus proche. Il est caractéristique de ce point de vue que Giono ait songé, dans les années soixante, à intituler un roman « Coeurs, passions, caractères ». L’auteur du Hussard sur le toit est, disait Marcel Arland, « l’homme de la pâte et du relief, de l’éclat, de l’outrance, du déchaînement, l’homme de la vision et de l’épopée lyrique ». Plus d’hommes, moins d’animaux : voilà ce qui différencie le « second » Giono du premier, celui de la « trilogie de Pan » (Colline, Regain, Un de Baumugnes) et de Que ma joie demeure. Une différence, pas un reniement : ce qui attirait Giono dans le mythe du paradis terrestre primordial, c’est non pas l’absence de l’homme que sa non historicité, l’ivresse des commencements. Comme l’avait remarqué Robert Poulet, Jean Giono est un « faux paysan » : la terre l’intéresse d’abord en tant qu’elle supporte le poids du ciel. Le Giono d’après guerre n’est donc pas l’homme d’une rupture. Mais c’est l’homme d’une blessure, et c’est l’homme d’un tournant. Lequel ? Retour nécessaire sur l’histoire.

Un pacifisme intégral

Depuis qu’il a vécu la Grande Guerre, Giono est un pacifiste fervent. En 1937, il écrit Refus d’obéissance, dont paraît, semble-t-il, une édition clandestine en Allemagne (alors nationale-socialiste). À cette époque, Giono envisage une extraordinaire rencontre entre lui et Hitler par l’intermédiaire d’un pacifiste allemand, avec comme enjeu un désarmement général universel. La condition émise par Giono est d’avoir un interprète juif. La rencontre est prévue dans un champ. C’est une rêverie, certes. Mais elle est significative de sa volonté passionnée de paix tout comme de son imagination. Giono, en tout cas, refuse tout alibi patriotique à la guerre. Il dénonce, dans une lettre de rupture à l’hebdomadaire de gauche Vendredi, en 1937, « la duperie du patriotisme idéologique, exactement pareille à celle du patriotisme territorial ». Cette orientation pacifiste avait amené Giono, en 1934, à adhérer à l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires – l’AEAR –, proche du Parti communiste (SFIC, Section française de l’Internationale communiste). On voit très bien sur quelle équivoque se fonde cette adhésion : pacifisme comme principe de fond et refus de la monstruosité de la guerre moderne pour l’écrivain, instrumentalisation au service de la politique extérieure de Moscou du côté de l’association procommuniste. Cet engagement temporaire coûtera doublement cher à Giono. Septembre 1939. Giono rejoint l’armée, mais est arrêté et incarcéré dans une prison militaire pour pacifisme. Libéré en novembre, il est ensuite dégagé de toute obligation militaire. Ne prenant pas de position politique sous l’Occupation, il héberge un architecte trotskyste allemand, Fiedler, recherché, ainsi qu’un juif allemand, Meyerowitz, pianiste, finalement arrêté et que Giono fait libérer en l’embauchant comme ouvrier agricole.

Tout fait signe

Septembre 1944. Mis en détention sur ordre du Commissaire de la République Raymond Aubrac, Jean Giono fait les frais d’une légende (noire) montée par les communistes, ne lui pardonnant pas d’avoir été proche d’eux et de s’être définitivement éloigné. Sans doute aussi ayant en mémoire que Giono avait adhéré en 1939 à la Fédération internationale des artistes révolutionnaires indépendants – FIARI –, proche des trotskystes (alors « hitléro-trotskystes » dans le langage communiste). Désillusion quant à la capacité d’agir sur le destin des sociétés humaines, intérêt croissant pour les chevauchées dans l’histoire, dans les temps où celle-ci n’était pas encore faite par des forces anonymes, telles sont les suites du tournant de 1944-45. L’éthique et l’esthétique gioniennes s’approfondissent alors plus qu’elles ne se contredisent. S’il n’y a pas de vie sans recherche d’un bien précieux, la liberté implique le détachement par rapport à l’objet de la quête. « La prise de l’objet recherché entraîne une diminution de forces », note Alan J. Clayton5. Ceci vaut particulièrement pour l’homme trop attaché aux femmes qui perd ainsi « sa force d’homme. Sa valeur héroïque. Il n’est plus qu’un soumis.6 » L’éthique rejoint ici l’esthétique, car le style est une morale. Il s’agit, quoi qu’il arrive, de garder son allure en faisant ce que l’on doit faire à la place où l’on est. Éthique du fatum. « C’est bien dommage, dit Martial, que je ne sois pas un grand seigneur, mais, depuis Waterloo, je n’ai que mon métier pour me tenir propre, je l’exerce. » Éthique et esthétique se rejoignent encore quand il s’agit d’aimer le monde dans ses nuances, et pour sa part d’ombre même. « Il y avait tant de lumière qu’on voyait le monde dans sa vraie vérité, non plus décharné de jour mais engraissé d’ombre et d’une couleur bien plus fine. » Il s’agit d’aimer le monde pour sa noirceur même. « Le ciel est mort et serré comme un vieux billot de bois sans sève. Si ce froid dure, le ciel tout à l’heure se fendra d’une grande fente noire, de ce noir qui est la vraie couleur du ciel. » Tout parle aux sens et ceux-ci permettent chaque jour de réinventer le monde. C’est pourquoi rien n’est vanité pour Giono. Tout fait signe, et même, pour qui sait voir, tout fait sens.

Bibliographie
Pierre Citron, Giono 1895-1970, Seuil, 1990 • Pierre Citron, Giono, écrivains de toujours, Seuil, 1995 • Henri Godard, D’un Giono l’autre, Gallimard, 1995 • Album Giono La Pléiade, commenté par Henri Godard, Gallimard, 1980 • L’Arc, 100, Giono, Éditions Le Jas, 1986 • Giono-Paulhan, Correspondance 1928-1963, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 2000 • Narration et première personne chez Giono, thèse de doctorat d’État présentée par Mohamed Hédi Marzougui à l’Université Lyon 2, http://web.univ.lyon2.fr/cybertheses/Theses19

1. Confluences, n° 3, 1943, cité in Roland Bourneuf, Les critiques de notre temps et Giono, Garnier, 1977.
2. Cité in Jean Carrière, Jean Giono, La Manufacture, 1996, p. 54.
3. In Christian Michelfelder, Jean Giono et les religions de la terre, Gallimard, 1938.
4. Henri Godard, D’un Giono l’autre, Gallimard, 1995.
5. « Saveur de l’indécis », in L’Arc, Éditions Le Jas, 1986.
6. J. Giono, in L’Arc, op. cit., p. 64.

Une pensée sur “Giono, le montreur d’étoiles

  • 25 décembre 2024 à 0 h 27 min
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    Le Divin est omniprésent dans l’oeuvre de Giono, mais pour l’y goûter, avec ou malgré l’auteur, il faut déjà le connaitre.

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