Mackinder et l’impérialisme libéral : genèse d’une géopolitique oligarchique (1)
Source : katehon.com – janvier 2025 – Pierre-Antoine Plaquevent
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L’influence d’Halford Mackinder sur le développement des conceptions géopolitiques anglo-américaines (ainsi que sur celles de leurs opposants continentalistes) est connue et reconnue. En revanche, les liens de Mackinder avec les réseaux oligarchiques anglo-américains sont moins soulignés. Il s’agit pourtant d’un élément essentiel pour appréhender l’influence et le rôle de Mackinder dans l’élaboration d’une géopolitique qui cherchait à équilibrer le cosmopolitisme par l’impérialisme.
Une géographie politique qui considère que la sphère anglo-américaine doit savoir tempérer l’idéalisme globaliste par le réalisme impérialiste, afin de conserver son rôle de guide et d’organisateur des affaires mondiales. Ceci malgré les changements et les crises au sein du système-monde.
Mackinder devint enseignant à Oxford à partir de 1887. En 1899, il fut nommé directeur de l’école de géographie d’Oxford. Après une expédition politico-scientifique au Kenya (à l’époque protectorat britannique), il entame à son retour une carrière politique dans les rangs des libéraux-impérialistes (Limps).
En 1904, Halford Mackinder est nommé directeur de l’influente London School of Economics, qui fut créée en 1895 par quatre membres de la Société fabienne, Sidney Webb et son épouse Beatrice Webb, Graham Wallas et George Bernard Shaw.
La Société fabienne est l’un des clubs politiques les plus influents de l’élite impériale britannique de l’époque. D’orientation socialiste élitaire, l’influence de la Société fabienne se poursuit de nos jours. Par ailleurs, un grand nombre de globalistes influents ont fait leurs études au sein de la London School of Economics, comme par exemple George Soros lui-même[1]. En plus de son rôle de directeur au sein de la London School of Economics, Mackinder fut aussi un intervenant régulier des diners du Coefficients club.
Le club des Coefficients vit le jour en novembre 1902 grâce à l’initiative des fabiens Beatrice et Sydney Webb. Ces derniers jouissaient d’un vaste réseau de relations politiques, et les Coefficients comptèrent ainsi parmi eux des personnalités influentes de l’élite britanniques telles que Sir Edward Grey, Lord Haldane, Bertrand Russell, H.G. Wells ou Leo Amery. Sorte de club interne à la Société fabienne, le Coefficients club réunissait de 1902 à 1908, une douzaine de membres triés sur le volet dont le but était de réfléchir aux moyens nécessaires pour rénover et transformer efficacement l’Empire britannique face à ses concurrents stratégiques, et face aux problèmes structurels internes inhérents au plus vaste empire du monde.
Herbert George Wells parle de ce club dans son livre The New Machiavelli, une œuvre romanesque autobiographique dans laquelle il raconte de façon romancée son expérience au sein de la Fabian society et des clubs d’influence britannique. Dans son roman, il renomme le Coefficients club de manière significative le Pentagram Circle.
Mackinder interviendra au sein des Coefficients en tant que représentant du courant des libéraux-impérialistes, une tendance qui soutenait la politique impériale britannique, mais souhaitait aussi des réformes sociales. Ce qui vient illustrer la convergence de vue et d’intérêts entre les secteurs libéraux, impériaux et socialisants (travaillistes) de l’oligarchie britannique de l’époque.
Citons ici le professeur Bernard Semmel, l’un des meilleurs spécialistes du courant politique influent que fut l’impérialisme libéral au sein du monde anglo-saxon il y a un siècle :
« En 1900, en pleine guerre des Boers, des élections générales sont organisées et Mackinder se présente à Warwick sous l’étiquette libérale. Il est favorable à la guerre, mais les radicaux et la majorité des organisations du parti libéral dans tout le pays s’y opposent. Mackinder est battu. Au cours de la guerre, les libéraux-impérialistes s’éloignèrent de plus en plus du corps principal du libéralisme et, au milieu de l’année 1901, Rosebery prononça un discours devant le Liberal City Club qui fit croire à beaucoup que l’ancien Premier ministre était sur le point d’organiser un nouveau parti, un parti dont il avait indiqué qu’il ferait de « l’efficacité nationale » son objectif. Les leaders du socialisme fabien, Sidney et Beatrice Webb, ainsi que Bernard Shaw, étaient depuis longtemps des intimes des leaders de l’impérialisme libéral, en particulier de Rosebery et Haldane. Intéressés par la possibilité d’un parti de ’’l’efficacité nationale’’, les Webb et Shaw souhaitaient joindre leur programme collectiviste à l’impérialisme des disciples de Rosebery (NDA : nous soulignons). Les Webb ont décidé de former un club de restauration qui espéraient-ils, servirait de « brain trust » pour le nouveau mouvement politique. Ils invitent une douzaine d’éminentes personnalités, représentant les deux tendances politiques. » [1]
Mackinder deviendra l’un des principaux porte-paroles et représentants des libéraux-impérialistes, se rapprochant même un temps du poste de ministre. Les libéraux-impérialistes s’opposaient à l’aile radicale et plus à gauche du parti libéral. Les radicaux-libéraux conservaient à l’époque de Mackinder « les attitudes traditionnelles du libéralisme du XIXe siècle, qui favorise le laissez-faire et s’oppose à l’impérialisme et au militarisme »[2] là où les libéraux-impérialistes étaient quant à eux favorables à des réformes sociales tout en défendant l’empire. Les libéraux-impérialistes se considéraient libéraux en politique intérieure et impérialistes en politique extérieure. Le terme d’impérialisme n’avait pas encore pris la connotation négative qui est désormais la sienne, en grande partie par le retournement de cette notion qu’emploieront les marxistes à la suite du livre de Lénine publié en 1916 : L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Texte fondateur de la théorie marxiste des relations internationales.
Les Libéraux-impérialistes constituaient un courant politique qui revendiquait le droit, et même le devoir, pour les nations socialement et techniquement les plus avancées, de dominer les autres peuples pour les conduire vers le progrès matériel. L’impérialisme-libéral était en outre pensé comme un élément de stabilité intérieure et de progrès social pour la Grande-Bretagne elle-même. Une idée largement partagée par les élites de l’époque, comme le puissant Cecil Rhodes (une figure qui rappelle quelque peu l’actuel Elon Musk), qui exposait sans fards le lien qu’il établissait entre stabilité politique et impérialisme :
« L’idée qui me tient le plus à cœur, c’est la solution au problème social : pour sauver les 40 millions d’habitants du Royaume-Uni d’une guerre civile meurtrière, nous les colonisateurs, devons conquérir des terres nouvelles afin d’y installer l’excédent de notre population, d’y trouver de nouveaux débouchés pour les produits de nos fabriques et de nos mines. […] Si vous voulez éviter la guerre civile, il faut devenir impérialiste. » [3]
Lord Rosebery (premier ministre du Royaume-Uni de 1894 à 1895), leader des libéraux-impérialistes et défenseur de la modernisation de l’empire pour lui assurer sa continuité, exposait en outre la claire conscience raciale qu’avait d’elles-mêmes les élites impériales britanniques de l’époque : « Un empire tel que le nôtre exige comme condition première une race impériale (…) dans les bagnes et les taudis qui subsistent encore, une race impériale ne peut pas être élevée ». [4] Ce qui constituait aussi d’après Bernard Semmel la position de Mackinder : l’amélioration des conditions de vie comme moyen de l’hygiène raciale et sociale, elle-même condition de la puissance impériale britannique. Que diraient Mackinder et les Limps des restes actuels de leur empire en sillonnant les rues de Londres à notre époque ? …
L’articulation des pôles élitaires socialisants, impériaux et protectionnistes était au cœur des préoccupations stratégiques des élites au sein desquels Mackinder chercher à exercer son influence. Pour les libéraux-impérialistes, l’adoption du libre-échange était le moyen d’unifier dans une direction commune les pôles cosmopolites et impériaux britanniques : « Une plate-forme sur laquelle les ailes radicales et impérialistes du libéralisme pouvaient s’unir était celle du libre-échange. Les radicaux considèrent le libre-échange comme la clé de voûte de l’édifice du cosmopolitisme. Pour les disciples de Rosebery et pour Mackinder, c’était la base économique de l’impérialisme. » [5]
Libre-échangisme, socialisme, impérialisme et cosmopolitisme : tels étaient les courants que cherchait à fusionner l’élite britannique de l’époque. Une tentative impossible sans l’appui de la haute-finance comme toujours.
Comme de nos jours, le pôle moteur de l’impérialisme thalassopolitique était constitué par le monde de la finance et de la City, là où se retrouvent et s’organisent les vrais décideurs du globalisme politique :
« Les libéraux-impérialistes étaient connus pour être étroitement liés aux intérêts financiers anglais, et il était normal que Mackinder développe ses idées sur l’impérialisme libre-échangiste dans une série de conférences données à l’Institut des banquiers de Londres en 1899. » [6]
Le débat essentiel pour les élites financières semble être encore le même de nos jours : non pas « pour ou contre l’impérialisme », mais plutôt quel impérialisme ? Collectiviste ou libre-échangiste ?
Mackinder défendait quant à lui la nécessité de combiner la protection du marché intérieur du grand-espace thalassocratique britannique, avec la conservation des capacités de projection cosmopolitique de l’Empire : « Au cours de ces conférences, Mackinder a soigneusement différencié les intérêts de l’industrie de ceux de la finance. L’industrie britannique, affirmait-il, était confrontée à la concurrence étrangère la plus vive et le commerce britannique pourrait bientôt se trouver dans une situation analogue. Cette situation résulte d’une tendance « à la dispersion et à l’égalisation de l’activité industrielle et commerciale dans le monde entier ». Cependant, plus l’industrie et le commerce mondiaux seront dispersés, « plus ils auront besoin d’un centre de contrôle ». » [7]
Il fallait ainsi chercher à protéger l’industrie britannique de la concurrence extérieure tout en développant l’influence financière extérieure de l’Empire à l’échelle internationale. La City se chargerait d’articuler les deux et assumerait la charge de devenir le pôle économique principal du grand-espace libéral mondial dont l’Empire britannique serait le centre :
« « Bien qu’il y ait dans le corps humain de nombreux muscles, il n’y a qu’un seul cerveau ». Il peut y avoir de nombreuses « Chambres de compensation nationales », mais il n’y aura qu’une seule « Chambre de compensation internationale » et, en raison de la position de leader de la Grande-Bretagne dans le commerce mondial depuis deux siècles, en raison du vaste et extrêmement rentable commerce de transport britannique et du système des entrepôts, en raison de « l’énorme accumulation de richesses », en raison de « l’énorme exportation de biens et de services » et en raison de « l’importance de l’économie britannique », « et parce que la City est « le marché le plus commode pour les capitaux, et donc le lieu de règlement le plus commode pour les prêts ou les dettes », Londres est destinée, selon Mackinder, à rester le centre bancaire du monde. » [8]
Et Mackinder se fait visionnaire quand il expose l’avenir de la City de Londres comme futur pôle international d’une économie planétaire financiarisée. Réalité marchande découplée de sa base industrielle nationale : « Il semble donc tout à fait possible que l’importance financière de la City de Londres continue d’augmenter, alors que l’industrie, en tout cas celle de la Grande-Bretagne, diminue relativement. » [9]
Pour l’impérialisme libéral, de manière naturelle, et finalement sans même véritablement le choisir, le meilleur capitalisme du monde, le plus efficace et porté par la meilleure des races, est poussé à attaquer et absorber les autres capitalismes nationaux et à les fondre en une forme-capitale de nature universelle. Puis, après avoir rejoint sa forme cosmopolitique aboutie, ce capitalisme global doit pouvoir se défendre contre les rivaux stratégiques qui en contesteraient le monopole :
« Cela donne la véritable clé, proclame Mackinder, de la lutte entre notre politique de libre-échange et la protection des autres pays : nous sommes essentiellement des gens qui ont du capital, et ceux qui ont du capital partagent toujours le produit de l’activité des cerveaux et des muscles d’autres pays. Il est éternellement vrai que l’on donne à celui qui a ». Les autres puissances éprouvent un ressentiment tout à fait naturel et souhaitent empêcher l’Angleterre d’exporter des capitaux (qu’il s’agisse de rails, de machines ou d’investissements monétaires). « C’était une lutte », proclame Mackinder en bon darwiniste, de nationalité contre nationalité – c’est une véritable lutte pour l’Empire dans le monde. Pour souligner son propos, et anticipant en cela l’analyse de l’impérialisme que fera plus tard J. A. Hobson, Mackinder suggère que « c’est pour maintenir notre position dans le monde, parce que nous sommes les grands prêteurs, que nous avons été poussés à accroître notre empire » » [10].
Via Hobson, c’est cette vision d’un capitalisme à destinée mondiale qui sera reprise et utilisée à des fins anticapitalistes par le globaliste marxiste Lénine, essentiellement dans son livre L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Mais, à rebours de la théorie marxiste des Relations internationales forgée par Lénine en 1916, les libéraux-impérialistes anglais considéraient l’impérialisme comme la condition nécessaire du développement interne du Royaume-Uni, de ses colonies et même de l’ensemble du système-monde. Ce développement interne constitue par ailleurs la base indispensable au rayonnement cosmopolitique de l’Empire britannique. Ainsi que le rappelle la lecture de Bernard Semmel : (…)
[1] Sir Halford Mackinder: Theorist of Imperialism, Bernard Semmel, The Canadian Journal of Economics and Political Science, Nov. 1958, Vol. 24, No. 4 (Nov. 1958), pp. 554-561. Traduction de l’auteur.
[2] Idem
[3] Cécil Rhodes, Premier ministre du Cap, extrait du journal Neue Zeit, 1898 (cité par Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916)).
[4] Sir Halford Mackinder: Theorist of Imperialism, Bernard Semmel, The Canadian Journal of Economics and Political Science, Nov. 1958, Vol. 24, No. 4 (Nov. 1958), pp. 554-561. Traduction de l’auteur.
[5] Idem
[6] Idem
[7] Idem
[8] Sir Halford Mackinder: Theorist of Imperialism, Bernard Semmel, The Canadian Journal of Economics and Political Science, Nov. 1958, Vol. 24, No. 4 (Nov. 1958), pp. 554-561. Traduction de l’auteur.
[9] Idem
[10] Mackinder, « The Great Trade Routes, » Journal of the Institute of Bankers, Mars 1900 – Mai 1900, 271. Et aussi “Britain and the British Seas”, cité dans Sir Halford Mackinder: Theorist of Imperialism, Bernard Semmel, The Canadian Journal of Economics and Political Science Nov. 1958, Vol. 24, No. 4 (Nov. 1958), pp. 554-561