Géopolitique du Maghreb – Partie II : Des premiers reculs à la période précoloniale
Par Abdou Berber
La lente dégradation, entrecoupée de périodes de renouveau de la civilisation maghrébine a des causes multiples. Nous les examinerons à la suite, ce qui nous conduira à voyager sur trois continents. Citons des évènements significatifs dans ce processus :
- La destruction de Baghdad mettant fin à la route de la soie,
- La Reconquista en Espagne,
- La Renaissance en Europe,
- Le sursis apporté par l’Empire ottoman,
- La domination des mers par les nations européennes,
- La coupure du lien avec l’Afrique sub-saharienne,
- La longue durée précédant les périodes coloniales.
A chaque étape nous en préciserons les conséquences.
La chute de Baghdad
Au XIème siècle, la Cité-Etat de Venise a acquis une suprématie avec sa flotte en Adriatique et en Méditerranée orientale. Ses bateaux vont acheter les produits et épices qui proviennent de Chine et d’Inde et vendus dans les ports de Méditerranée orientale de Grande Syrie et d’Egypte, pour les distribuer ensuite en Europe.
Un accord avec Byzance lui donne des conditions favorables pour installer des comptoirs dans la Mer Noire, qui constitue alors une voie secondaire d’approvisionnement en produits de Chine. Mais les relations entre Latins, les Vénitiens sont les plus nombreux, et les Byzantins connaissent des hauts et des bas. Les seconds reprochent l’attitude dominatrice des Latins et prennent parfois des mesures de coercition pouvant aller jusqu’à la saisie des biens et l’expulsion.
Venise veut contrôler complètement la route de la soie pour augmenter ses profits. En 1204 elle prend la tête de la quatrième croisade, en utilisant sa flotte et ses troupes, et la détourne vers le sac de Constantinople. Venise devient propriétaire du quart de la ville ainsi que de tous les ports, y-compris le contrôle de la passe vers la Mer Noire.
Le Doge de Venise envoie alors une ambassade au Grand Khan des Mongols petit-fils de Gengis Khan, et proposent une alliance, les Mongols se chargent de couper la voie terrestre d’Europe du Nord ainsi que celle du Sud passant par Baghdad, Damas et l’Egypte. [1][2]
Les Mongols s’acquittent de l’accord, envahissent l’Europe Centrale. La flotte vénitienne transporte les cavaliers Mongols. Aux reproches adressés à Venise par les autres Européens, les Vénitiens rétorquent qu’ils doivent s’estimer heureux que l’Armée vénitienne ne participe pas aux combats aux côtés des Mongols.
Ensuite les Armées Mongoles se portent en Mésopotamie et détruisent consciencieusement Baghdad en 1258/1259. Ils jettent dans l’Euphrate les trois millions d’ouvrages de la bibliothèque centrale. L’eau restera longtemps noire par l’encre dissoute. Baghdad comptait auparavant un million d’habitants, c’était une ville prospère et la plus peuplée au monde. Elle ne se relèvera plus par la suite.
Mais un an et demi plus tard, en 1261, l’Empereur Michel VIII Paléologue reprend Constantinople. Le plan vénitien s’écroule, la route commerciale avec la Chine n’est plus sure et Venise perd sa source d’approvisionnement orientale en produits d’Extrême-Orient. Le versant Est de l’activité économique du Maghreb se dégrade.
Ces évènements contribueront également à l’isolement de la Chine avec l’Occident pris au sens large.
Les paradoxes de l’Andalousie
Abd al Rahman III transforme l’Emirat de Cordoue en Califat, en 929, consécration du prestige et de la puissance de son royaume. Les ambassades affluent à Cordoue d’Europe et de Méditerranée. La dynastie Omeyyade de Cordoue a été fondée par l’unique survivant de la branche damascène Abd Al Rahman Ier, comme nous l’avons expliqué dans la partie I du présent exposé.
Et pourtant le Califat de Cordoue s’effondrera en 1031 sans qu’il ait subi d’attaque extérieure. S’ensuit une guerre civile la Fitna Andalousia, qui débouche sur sa partition en un nombre important de petits royaumes, les Taifas.
Les causes de cet affaissement sont obscures. La désertification pendant l’Optimum médiéval est une des causes possibles. Les Andalous tenteront de compenser par la mise en œuvre de techniques sophistiquées d’irrigation. Il est possible que la période incriminée corresponde à une forte poussée de désertification et donc de disette.
Ibn Hazm, éminent savant et polémiste andalou, partisan de la restauration du Califat qu’il a connu jeune de l’intérieur du Palais, son père étant ministre, parle de corruption des élites devenues capables de trahir leurs compatriotes, et envoyer hommes femmes et enfants à l’esclavage par les chrétiens, contre de l’argent.
La faiblesse militaire des Taifas conduit à l’avancée des Royaumes chrétiens du Nord. Après la chute de Tolède en 1085, les Princes Andalous appellent les Almoravides du Maghreb à leur rescousse. L’année suivante Youssef Ibn Tachfin, sultan des Almoravides, vainc les Castillans à la bataille de Sagrajas. Il contient et repousse en partie les armées chrétiennes.
Bien que les Andalous soient passés sous domination des Maghrébins, et après une courte période pendant laquelle les Almoravides tentent d’imposer une morale rigoriste, ils sont subjugués par la Civilisation Andalouse, jusqu’à encourager par la suite, sans réserve, la diffusion au Maghreb des techniques, de la musique, des mœurs et des sciences…venues d’Andalousie. La musique andalouse est restée jusqu’aux temps présents très appréciée notamment dans les villes. L’industrie du Maghreb se hisse à un niveau élevé.
Au début du XIIème siècle, les Almohades supplantent les Almoravides y-compris en Andalousie. Ils appliquent la même politique que leurs prédécesseurs en Andalousie. Mais en 1012, ils subissent une lourde défaite à la bataille de Las Navas de Tolosa. A la suite de ce revers, l’Empire Almohade se désagrège y-compris au Maghreb
La Reconquista reprend, Les Taifas chutent les uns après les autres, le processus s’achève en 1266. Seul le Royaume de Grenade se maintient jusqu’en 1492, la dynastie des Bêni Serâj ( Abencerage ) ayant fait de longue date allégeance aux Castillans, y-compris en fournissant des contingents militaires pour combattre les autres Royaumes andalous.
Pendant cette longue période de guerre, les combats sont sporadiques et entrecoupés de périodes de trêve. Paradoxalement, pendant cette période, les échanges et les contacts entre les mondes chrétien et musulman en Espagne se multiplient. Nous en verrons les conséquences par la suite.
Les Andalous émigrent en masse vers le Maghreb et vers Malte pour échapper à la répression castillane. Les Cordouans privilégient la ville de Fès, au Maroc. C’est à cette époque qu’apparaît le quartier Andalou, l’ancienne métropole est alors nommée le quartier Kairouanais. Par contre les Sévillans rejoignent plutôt la ville de Tlemcen en Algérie, d’autres vont à Bougie et Jijel et enfin des communautés s’installent à Tunis, dont notamment la famille d’Ibn Khaldoun, lui-même né à Tunis le 27 Mai 1332. Quelques milliers rejoignent l’île de Malte. Ceux qui restent sont contraints à se convertir au christianisme. La répression est terrible.
Les Andalous ont apporté avec eux un parler arabe qui perdure jusqu’aujourd’hui dans les accents particuliers des villes de Fès, Tlemcen et Jijel.
En Andalousie, ils pratiquaient du Xème jusqu’au XIIème des attaques par la mer des villes du littoral méditerranéen et même de la côte atlantique des États chrétiens. Les navires étaient également arraisonnés, la cargaison alimentant le butin. Ibn Khaldoun affirme dans les Prolégomènes [3] : « Les chrétiens ne pouvaient pas même y faire flotter une planche » en parlant de la Méditerranée occidentale.
Nourris de ressentiments contre l’Espagne chrétienne, les Andalous installés au Maghreb financent et organisent la course contre la marine européenne ainsi que les incursions sur les côtes aux fins de pillage.
Au milieu du XVème siècle, la noblesse espagnole constate que les nouveaux chrétiens, anciennement musulmans et juifs, ont acquis pour une part d’entre eux, une position économique élevée par leur industrie. La supériorité civilisationnelle des Andalous est intolérable et il faut expurger « Ce Sang Impur ». Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille dite la Catholique, écrivent au Pape Sixte IV pour demander de réactiver l’Inquisition en Espagne. Ce tribunal ecclésiastique a été créé au XIIème siècle par l’Eglise Catholique pour combattre les hérésies. Le pape donne son aval par une bulle de 1er novembre 1478.
Les tribunaux inquisitoriaux s’installent avec comme grand inquisiteur Tomas de Torquemada, confesseur de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle la Catholique. Il sera surnommé par la suite le Matamore, littéralement « le Tueur de Maures ». Au reproche de condamner souvent des chrétiens sincères il répond « Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens ».
En fait le but premier de l’inquisition est de confisquer les biens des nouveaux chrétiens. Le tribunal demande aux accusés de reconnaître avoir pratiqué clandestinement des rites religieux juifs ou musulmans. Si l’accusé nie, il est soumis à la torture jusqu’à « avouer » son crime. Il est alors dépouillé de ses biens. Les plus récalcitrants sont envoyés au bucher.
Les historiens espagnols ont recensé 125000 procès dont plus de mille se concluent pas une condamnation à mort, ceci en 14 ans de fonctionnement. Le Tribunal n’est officiellement aboli que le 15 juillet 1834, et il est hallucinant de voir les processions de la Semaine Sainte, à ce jour, commémorer les cérémonies des pénitents et des suppliciés de l’inquisition, même si le sens diffère aujourd’hui de celui originel.
La Sublime Porte adresse une missive à Isabelle la Catholique. Le pouvoir ottoman demande à surseoir à la répression des Andalous et propose de les accueillir. Mais Isabelle la Catholique sait d’expérience que les Andalous deviennent des ennemis irréductibles des Espagnols, elle accepte leur départ mais uniquement vers des pays européens.
Malgré tout, de nombreux Andalous arrivent à soudoyer des marins pour les transporter en Afrique ou en Turquie. D’autres se rendent en France, en Camargue où ils apportent la culture du riz et élèvent des taureaux espagnols. Le plateau des Maures au Nord de Marseille, l’Aquitaine et l’Aveyron accueillent également d’autres contingents. Les noms de Moreau, Mourregot…sont ceux donnés à des Andalous.
En 1536, le Royaume du Portugal, sur la pression de Charles Quint, met en place à son tour les tribunaux inquisitoriaux, alors qu’il était préservé auparavant.
Les marranes quittent le Portugal pour Anvers et Amsterdam. La Hollande fait partie de l’Empire des Habsburg dirigé par Charles Quint.
Les émigrants de cette grande seconde vague sont catholiques de religion et parlent le Castillan.
Les réfugiés en France restent Catholiques et adoptent les parlers locaux, langue d’Oc ou langue d’Oï.
Ceux qui se sont installés en Turquie, redeviennent musulmans ou juifs suivant leur origine. Les juifs s’installent dans les nouveaux quartiers castillan et aragonais d’Istanbul (Constantinople de son nom originel) à proximité immédiate de celui qui existait déjà auparavant, celui des juifs arabophones.[4]
Les derniers qui ont débarqué au Maghreb réapprennent l’Arabe avec le parler de la ville où ils s’installent. Ils adoptent l’islam ou le judaïsme. Certains qui étaient autrefois juifs choisissent de se convertir à l’islam, ce qui explique l’existence de patronymes familiaux partagés entre personnes de religion juive et d’autres musulmanes, hormis bien entendu pour les patronymes de métier.
Enfin pour compléter cette énumération, plus tardivement les marranes débarquent en Hollande, en pays protestant. Il est hors de question de garder la religion catholique, le conflit entre catholiques et protestants est à son paroxysme. Ils reviennent massivement au judaïsme. A Anvers se regroupent les artisans tailleurs de diamant et de pierres précieuses. On peut présumer qu’ils ont apporté avec eux une part de leur stock de pierres, de faible encombrement et facile à dissimuler. Ils sont à l’origine de l’industrie diamantaire d’Anvers.[5]
Une fois la Reconquista achevée en Espagne, les Espagnols et les Portugais attaquent les côtes Maghrébines pour combattre les corsaires maghrébins mais aussi occuper les ports commerciaux.
Les Portugais occupent Ceuta en 1415, pour la rétrocéder plus tard aux Espagnols, puis Tanger. Oran est conquise en 1509 et restera occupée par les Espagnols jusqu’en 1792. Les Espagnols construisent en 1510 une forteresse appelée Penon sur les îles de la rade d’Alger.
Les relations du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne
Jusqu’à présent nous avons omis de parler des relations interafricaines, il est grand temps d’y remédier. Du VIIème au XIVème siècles, les seules sources disponibles sur l’Afrique subsaharienne sont arabes. Les Maghrébins ont le monopole du commerce avec l’Afrique de l’Ouest et celle du centre. Les liaisons sont exclusivement terrestres, et le commerce est caravanier.
L’Afrique de l’Est est atteinte surtout par voie maritime, en cabotage dans la mer Rouge et le long de la Côte africaine dans l’Océan indien.
Dans les deux cas la liaison se fait loin vers le Sud, jusqu’au Cameroun à l’Ouest et jusqu’à Madagascar à l’Est. [6]
Les produits échangés sont l’or, l’ébène, l’ivoire transportés vers le Nord. Dans l’autre sens le Sahel est alimenté en sel, fondamental dans des pays de forte chaleur, tant pour les hommes que pour les bêtes. Sont également exportés des chevaux, des produits de l’artisanat, des denrées alimentaires dattes et autres.
La même voie apporte l’Islam diffusé par les commerçants. Les écrits se diffusent sous forme de livres. Les écrits religieux prédominent mais l’on trouve également des livres scientifiques, philosophiques. Les bibliothèques privées de Chenguetti contiennent des ouvrages datant du XIème siècle. Les manuscrits de Tombouctou recèlent des textes en Arabe mais aussi certains textes en Songhaï ou en Peul écrits avec un alphabet arabe légèrement modifié appelé Adjami.
Toutes ces activités assurent la prospérité des villes situées sur les voies de communication tant au Maghreb qu’au Sahel.
Les confréries musulmanes se développent au Sahel et acquièrent une autonomie par rapport à celles du Maghreb.
La montée en puissance de l’Empire Ottoman
Les Turcs en provenance d’Asie centrale, conquièrent progressivement la Grèce byzantine, avec la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453.
Auparavant pendant la conquête de la Grèce, les Turcs ont pris des positions importantes dans les Balkans.
Les pays du Machrek sont alors dirigés par des Mamelouk, à l’origine mercenaires turcs dans les armées arabes, qui ont pris le pouvoir, et se sont organisés en caste dirigeante militaire. Les Ottomans transforment ces Etats en vassaux sans grande difficulté.
En Europe Centrale, les Ottomans continuent une politique d’expansion terrestre, la Hongrie, la Bulgarie, la Crimée deviennent des possessions ottomanes.
Pour la Méditerranée, dès la fin du XVème siècle, les Ottomans s’appuient sur des Corsaires musulmans de la Méditerranée Occidentale. Ils offrent 18 galiotes aux frères Arouj, plus connus en Europe sous le nom de Barberousse.
Les Ottomans les chargent de combattre les Hospitaliers de l’Ordre de Jérusalem qui infligent des dégâts à la flotte commerciale ottomane, puis les corsaires apportent un soutien maritime aux troupes ottomanes qui combattent les Italiens.
Capables de hardiesse et de cruauté, ce ne sont pas à proprement parler des soudards. Arouj le chef de la fratrie a appris, en plus de sa langue natale, l’Italien, l’Espagnol, le Français, le Grec et l’Arabe. Ils se sont acquis une grande popularité parmi les Maghrébins en allant chercher par milliers des Andalous fuyant l’inquisition depuis les côtes espagnoles.
Les Ottomans les dotent de nouveaux bateaux et de 2000 janissaires et leur confient la mission d’amener le Maghreb sous tutelle ottomane.
Après l’Italie les frères Barberousse s’installent dans l’ile de Djerba, en Tunisie puis demande au Sultan de Tunis l’autorisation d’installer leur base à la Goulette.
En 1516 les trois frères Arouj libèrent Jijel des Espagnols, mais échouent à Béjaïa. Une famine règne à Jijel, les Arouj arraisonnent trois galères qui transportent du grain entre l’Italie et la Grèce. La population est sauvée de la famine.
Le Sultan de la dynastie Zianide demande le soutien des Barberousse contre les Espagnols menaçants. La présence des corsaires devient pesante. Le Sultan tente alors de se rapprocher des Espagnols pour les évincer, Arouj informé assassine le Sultan dans le bain public. La régence d’Alger est née, elle fait allégeance à la Sublime Porte.
En 1534, Kheir Eddine Barberousse, le dernier survivant de la Fratrie prend la forteresse du Penon qui fait face à Alger. Puis il tente de conquérir Tunis pour préparer l’assaut sur la Sicile. En réponse, Charles Quint envoie son Armada et réussit à prendre Tunis en 1535.
Plus tard en 1538, les deux flottes, l’Armada de Charles Quint commandée par l’Amiral Doria et celle des Ottomans sous la direction de l’Amiral Kheir Eddine Barberousse se rencontrent à la bataille de Préveza. Les Ottomans ont le dessus.
L’invincible Armada, avec au commandement Charles Quint en personne, se présente face à Alger en 1541. En fait toutes les nations européennes ont fourni des navires et des hommes à l’exception de la France. Les troupes sont débarquées à quelques kilomètres à l’Est de la Rade, et progressent ensuite vers la ville. A 21h la tempête se lève, les navires se mettent à l’abri de l’autre côté de la baie, mais la protection est insuffisante et, dans la nuit, 40 galères et 150 navires sont coulés. Sur terre les troupes débarquées sont submergées par les Algérois. Selon les chroniqueurs entre 7500 et 12000 assaillants sont tués. Le reste des troupes est réembarqué, les chevaux étant sacrifiés auparavant. Après cette victoire, la devise de la ville devient « Alger protégée de Dieu ».
Après une trentaine d’années de trêve, la bataille de Lépante, qui a lieu le 7 octobre 1571, voit la défaite de la flotte ottomane. La supériorité navale des Européens dans la Méditerranée est établie.
Un point important mérite d’être souligné avant de passer au paragraphe suivant. La ville de Constantinople est cosmopolite. La ville est organisée en communautés religieuses et ethniques qui se côtoient mais n’interfèrent que dans le cadre professionnel. Chaque communauté organise son fonctionnement interne y-compris le droit en autonomie, l’activité économique est sans entrave, pourvu que le pouvoir de la Sublime Porte et la paix civile intercommunautaire soient respectés.
Les causes de la domination Européenne
Au XIIème siècle, durant la Reconquista, les relations entre le monde andalou musulman et chrétien se sont multipliées.
Les universités européennes se mettent à étudier les sciences profanes : médecine, mathématique, chimie et alchimie, botanique, mais aussi la philosophie. Et la liste n’est pas exhaustive.
En France à l’époque on parle « d’étudier l’arabisme ». Auparavant les étudiants étaient formés en Latin pour les textes religieux et les écrits de l’antiquité tardive et du haut Moyen-âge.
Mais par la suite la négation de l’apport des arabes aux sciences devient une constante. Elle culmine avec l’idéologie colonialiste de Jules Ferry et Gambetta.
Sylvain Gouggenheim reprend à son compte cette thèse dans son livre « Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne » édité en 2008.[7]
L’année suivante, en 2009 un ouvrage collectif de chercheurs publie « Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante ». Ils répondent au pamphlet de Gouggenheim et, dépassant ce problème, apportent des éléments et des questionnements sur la transmission des savoirs.[8]
Pour le peu que j’ai pu lire de la documentation helléniste, la même attitude prévaut dans l’enseignement de l’Antiquité grecque. Sans nier l’apport fondamental des Grecs de l’Antiquité dans les domaines de la philosophie, des mathématiques et de l’Histoire, sont omises les sources d’Egypte, de Babylone et d’Inde de ces savoirs.
Un autre exemple de déni réside dans l’oubli de signaler que la démocratie athénienne est fortement inspirée de celle phénicienne et carthaginoise. Il est avéré dès le Xème siècle avant J.C., que les citoyens des Cités-Etats phéniciennes et carthaginoises élisent chaque année le ou les Suffètes, dirigeants civils de la Cité, ainsi que le Général commandant l’armée. L’influence sur la Grèce s’est faite durant les quatre siècles, du IXème au VIème siècle avant J.C., pendant lesquels existaient en Grèce des comptoirs phéniciens puis carthaginois.
En tout état de cause, la supériorité scientifique et technique de l’Occident ne devient effective qu’au début du XVIIIème siècle, ce n’est pas la cause première de la domination occidentale.
Sans entrer dans le détail, la découverte des Amériques et de la route des Indes nécessitent des financements très lourds, avant les retours sur investissements. D’ailleurs, l’or des Amériques n’empêche pas l’Espagne et le Portugal d’entrer en décadence.
L’explication de la domination des Européens réside dans l’apparition de la finance internationale, qui apporte les capitaux nécessaires à la montée en puissance des nations du continent européen, et parallèlement finance l’hégémon Anglo-Saxon.
Pour la compréhension de l’hégémon, et de la capacité à exercer la domination par le contrôle des mers du monde, l’ouvrage de Youssef Hindi,La guerre des États-Unis contre l’Europe,récemment paru en donne le fonctionnement.[9]
A la suite, l’apparition de la finance internationale est expliquée par trois histoires exemplaires dans la communauté juive, à l’époque les métiers d’argent étaient considérés par les dominants tant musulmans que chrétiens comme une activité indigne.
Joseph Nasi est administrateur de la banque Mendès du Portugal, propriété de ses deux oncles maternels. La banque est spécialisée dans le commerce de pierres précieuses, dont les diamants, d’épices et d’étoffes de prix. A l’apparition de l’inquisition au Portugal, il fuit en Hollande, puis tente de s’installer à Venise en 1541, pour finalement choisir l’Empire ottoman. Il abandonne le catholicisme et redevient Juif comme ses ancêtres.
Il mobilise ses réseaux tant au Moyen-Orient qu’en Europe, et devient le banquier attitré du Sultan Soleiman, puis ministre des affaires étrangères de Selim II le successeur. Il est fait duc de Naxos et seigneur d’Andros.
Joseph Nasi utilisera sa position dans la Sublime Porte pour soutenir l’indépendance des Pays-Bas. Il paiera sur sa fortune personnelle des sommes astronomiques à Philippe II d’Espagne pour concourir à cet objectif. Il soutient la communauté marrane d’Amsterdam.
Au début du XVIIème siècle, Amsterdam, dans une Hollande indépendante et calviniste, est devenue une puissante place financière contrôlée par les marranes.
Les nouveaux chrétiens restés en Espagne et au Portugal migrent vers le Brésil, et créent là-aussi une finance marrane. L’activité de la place financière de Constantinople se déplace progressivement à Venise.
Le Grand Rabbin d’Amsterdam Menasseh ben Israël passe en 1650 un accord avec Cromwell pour transporter la finance d’Amsterdam à la City, avec des avantages garantis par des conditions d’extraterritorialité. Les Juifs avaient été expulsés et interdits de séjour en Angleterre depuis 1290, le déménagement est acté en 1656, puis dans la foulée les marranes créent la place financière de la City de Londres.
La trame financière tissée à l’échelle mondiale a formé une alliance avec l’Hégémon Anglo-Saxon, la position de premier de cordée passe du Royaume-Uni aux USA après la Première Guerre mondiale, et dure à ce jour.
Du XVIIème au début du XIXème siècle au Maghreb
Au Maroc, en 1578, se produit la bataille des Trois Rois, à proximité de Larache, au Nord du Maroc. Le roi du Portugal Sébastien 1er, se présente avec 40000 hommes, dont une partie est envoyée par Philippe II d’Espagne, et prétend rétablir sur son trône, Muhammad al-Mutawakkil récemment renversé par le Sultan Abu Marwan Abd al-Malik. Le camp maghrébin comprend des cavaliers marocains, des Andalous, des fantassins zwawa ( kabyles ), les Turcs ont fourni de l’artillerie.
Sébastien 1er est tué au cours de l’assaut de son avant-garde. Muhammad al-Mutawakkil meurt noyé en voulant traverser l’Oued, et le troisième roi, Abu Marwan Abd al-Malik, pendant que la victoire s’esquisse meurt d’une intoxication alimentaire, d’où le nom de bataille des trois Rois.
Philippe II d’Espagne profite de ce désastre pour conquérir le Portugal.
Les XVIIème et XVIIIème siècles voient le déclin progressif de l’Empire ottoman, les pays du Maghreb font face à des nations européennes puissantes. Et pourtant le Maghreb sera épargné. A cela deux causes, la première est la multiplication des conflits intra-européens. La seconde cause est mise en exergue par Emmanuel Le Roy Ladurie. [10]
La période entre le XIVème et le début du XIXème siècle est nommé par les météorologues le Petit Age Glaciaire. Au plus fort de ce refroidissement la Tamise et la Seine gèlent pendant six mois. Pendant ce temps, les sols sont également gelés, les cultures doivent attendre. Chaque année les morts de froid et de famine se multiplient.
Le malheur des uns fait le bonheur des autres, la production agricole au Maghreb est démultipliée par des pluies généreuses et des étés secs mais cléments.
Pour s’en convaincre citons João Mascarenhas. Fait prisonnier en 1621, il est libéré en 1626 contre rançon, et écrit alors un témoignage :
« Au-delà de la zone des sépultures, large d’un mille, on pénètre bientôt dans les jardins d’agréments, dans les propriétés de campagne, dans les potagers et les vergers, qui sont les plus verdoyants, les plus frais, les plus abondants en fruits, en fontaines et en ruisseaux. Sur une profondeur de deux lieux, tout autour de la ville, il y en a plus de dix mille. Et chaque jardin a sa maison en maçonnerie, et des chrétiens qui le bêchent et le nettoient, car les Maures, tous les étés, quittent la ville pour aller y habiter avec leurs femmes et leurs enfants.
Pour moi, jusqu’à l’âge de trente-huit ans qui est actuellement le mien, j’ai vu une bonne partie du monde… »
Plus loin il ajoute :
«… Mais je n’ai vu jusqu’à ce jour aucun pays plus frais en jardins, plus abondant en fruits, mieux pourvu de vivres à bas prix, plus copieux en fontaines, plus tempéré de climat, plus riche d’argent, car il en entre du monde entier et il n’en sort vers aucun pays, que cette ville d’Alger. Fasse le Ciel qu’elle appartienne un jour à notre couronne. »[11]
C’est une période de prospérité maghrébine, l’exportation de produits agricoles et autres atteint des sommets. La Régence d’Alger se constitue avec le temps un trésor qui nourrit des appétits.
La colonisation permet aux Français de faire main basse sur lui, la valeur est au-delà de l’espérance.
Nous ne parlerons pas dans la partie III de la colonisation et de la guerre d’indépendance, ces sujets sont traités et suscitent des controverses interminables.
Pour ma part je livre au lecteur une phrase citée par mon beau-père, son père lui a dit à ses dix ans, donc vers 1927 : « Les Européens possèdent tout, mais nous, nous avons Dieu ».
Nous sommes à présent armés pour examiner la géopolitique du Maghreb contemporain. A bientôt.
Le 9 Septembre 2023
[1] Histoire des Turcs et des Mongols
{2] Histoire de Byzance de 330 à 1453 par John Jujius Norwich
[3] Ibn Khaldoun, Prolégomène.
[4] Diasporas marranes et empires maritimes (XVIe – XVIIIe siècle) Nathan Wachtel Dans Annales. Histoire, Sciences Sociales 2006/2 (61e année), pages 419 à 427
[5] Histoire des Marranes de Cecil Roth, traduction de l’Anglais
[6] Le rhinocéros d’or – Histoires Du Moyen-Age Africain – Fauvelle-Aymar François-Xavier
[7] Sylvain GOUGUENHEIM, Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Seuil, 2008 (L’Univers Historique).
[8] Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed, Irène Rosier Catach (dir.), Les Grecs,les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, Paris, Fayard, 2009, collection « Ouvertures ».
[9] Youssef Hindi, La guerre des Etats-Unis contre l’Europe, Strategika 2023.
[10] Histoire du climat depuis l’an mil. Emmanuel Le Roy Ladurie 1993.
[11] Esclave à Alger par João Mascarenhas Traducteur Paul Teyssier éditions Magellane