Comment Washington et Ankara ont changé le régime à Damas
Source : fr.sott.net – 19 décembre 2024 – Thierry Meyssan
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L’auteur de cet article, Thierry Meyssan, a été durant neuf ans conseiller des autorités libyennes, puis syriennes. De cette expérience, il a tiré un ouvrage fondamental sur la politique occidentale au Moyen-Orient : Sous nos yeux, Du 11-Septembre à Donald Trump.
Avec un aplomb surprenant, la presse internationale nous assure que nous n’assistons pas à un changement militaire de régime en Syrie, mais à une révolution renversant la République arabe syrienne. La présence de l’armée turque et des forces spéciales états-uniennes nous est cachée. On nous abreuve avec une propagande plusieurs fois démentie sur les crimes imputés à « Bachar ». On transforme des égorgeurs cannibales en respectables révolutionnaires. Encore une fois, la presse internationale, consciemment, nous ment.
En 11 jours, la République arabe syrienne, qui avait résisté vaillamment depuis 2011 aux attaques des jihadistes soutenus par la plus grande coalition de l’histoire, a été renversée. Que s’est-il donc passé ?
Tout d’abord, depuis le 15 octobre 2017, les États-Unis ont organisé un siège de la Syrie interdisant à la fois tout commerce avec elle et interdisant aux Nations unies de participer à sa reconstruction1. Cette stratégie a été étendue, en 2020, au Liban avec le Caesar Act2. Nous autres, membres de l’Union européenne, avons tous participé à ce crime. La majorité des Syriens était mal nourrie. La livre s’était effondrée : ce qui valait 1 livre avant la guerre, en 2011, en valait 50 000 lors de la chute de Damas (la livre a été réévaluée trois jours plus tard grâce à un apport d’argent qatari). Les mêmes causes ayant toujours les mêmes effets, la Syrie a été vaincue comme l’Iraq avant elle, lorsque la secrétaire d’État Madeleine Albright se félicitait avoir causé la mort de maladie et de sous-nutrition d’un demi-million d’enfants iraquiens.
D’autre part, si ce sont les jihadistes de Hayat Tahrir al-Cham (HTC) qui ont pris Damas, ce ne sont pas eux qui l’ont emporté au plan militaire. Le 27 novembre, HTC, armé par le Qatar et encadré par l’armée turque déguisée en « armée nationale syrienne » (ANS), a pris le contrôle de l’autoroute M4 qui servait de ligne de cessez-le-feu. En outre HTC et la Türkiye disposaient de drones très performants manœuvrés par des conseillers ukrainiens. Enfin, HTC a emmené avec lui la colonie ouighoure du Parti islamique du Turkestan (TIP) qui était retranchée à al-Zanbaki depuis 8 ans3. Les théâtres d’opération israélien, russe et chinois ont donc fusionné.
Puis, ces forces ont attaqué Alep, jusque-là défendue par les Gardiens de la révolution iraniens. Ceux-ci se sont retirés sans un mot, laissant une petite garnison de l’armée arabe syrienne défendre la ville. Face à la disproportion des forces, le gouvernement syrien a donné l’ordre à ses troupes de se replier sur Hama ce qu’elles ont fait, le 29 novembre, après une brève bataille.
Le 30 novembre, le président syrien, Bachar el-Assad, s’est rendu en Russie. Non pas pour assister à l’examen que son fils Hafez passait à l’université de Moscou où il poursuit ses études, mais pour appeler à l’aide. Les forces russes en Syrie ne pouvaient que bombarder les convois des jihadistes car elles sont uniquement aériennes. Elles ont donc tenté de bloquer la route d’HTC et de la Turquie. Elles ne pouvaient pas intervenir au sol contre eux. Alep était bel et bien perdue. Au demeurant, le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, suivant la tradition de son pays4, n’a jamais reconnu la perte des territoires ottomans de Grèce (Thessalonique), de l’île de Chypre, de Syrie (Alep) et d’Iraq (Mossoul).
Les cellules jihadistes dormantes ayant été réactivées par la Türkiye, l’armée arabe syrienne, déjà épuisée, devait se battre sur tous les fronts à la fois. C’est ce qu’a essayé de faire, en vain, le général Maher el-Assad (le frère du président).
Ali Larijani, envoyé spécial de l’ayatollah Ali Khameneï, s’est rendu à Damas pour expliquer le retrait des Gardiens de la révolution d’Alep et poser des conditions pour une aide militaire de la République islamique d’Iran ; des conditions culturelles ahurissantes pour un État laïque.
Dans un entretien téléphonique avec son homologue iranien, Masoud Pezeshkian, le président Bachar el-Assad a déclaré que « l’escalade terroriste » visait à « tenter de morceler la région, d’effriter ses États et de redessiner la carte régionale conformément aux intérêts et objectifs de l’Amérique et de l’Occident. ». Cependant le communiqué officiel ne rend pas compte de l’ambiance de la conversation. Le président syrien voulait savoir qui avait donné l’ordre aux Gardiens de la révolution d’abandonner Alep. Il n’a pas eu de réponse. Il a alors mis en garde le président Pezeskhian face aux conséquences pour l’Iran d’une chute de la Syrie. Rien n’y a fait. Téhéran exigeait toujours qu’on lui remette les clefs de la Syrie pour la défendre.
Le 2 décembre, le général Jasper Jeffers III, commandant en chef des Forces spéciales des États-Unis (UsSoCom), arrive à Beyrouth. Officiellement, il vient pour surveiller l’application du cessez-le-feu oral israélo-libanais. Compte tenu de ses fonctions, il est évident que ce ne sera qu’une partie de sa mission. Il supervisera la prise de Damas par la Türkiye derrière HTC.
Le 5 décembre, les États-Unis relancent au Conseil de sécurité des Nations unies leurs accusations contre le président Bachar el-Assad d’utiliser des armes chimiques pour réprimer son propre peuple. Ils ne tiennent pas compte des très nombreuses objections, témoignages et enquêtes qui ont démontré qu’elles ne sont que de la propagande de guerre. Les armes chimiques sont le premier argument de la gigantesque machine de persuasion des Anglo-Saxons. Ce sont elles qui ont permis au numéro 2 des Nations unies, Jeffrey Feltman, d’interdire la reconstruction de la Syrie. Ce sont elles qui ont permis de convaincre l’opinion publique occidentale que « Bachar est le bourreau de Damas » et de lui imputer tous les morts de la guerre lancée contre son pays.
Simultanément, le Pentagone indique à HTC et à l’armée turque qu’ils peuvent poursuivre leur avancée, prendre Damas et renverser la République arabe syrienne.
Les 6 et 7 décembre, se tenait au Qatar le Forum de Doha. De nombreuses personnalités du Moyen-Orient y participaient aux côtés du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov. En marge du Forum, garantie est donné à la Russie, qui représente le président el-Assad, que les soldats de l’armée arabe syrienne ne seront pas poursuivis et que les bases militaires de la Fédération de Russie ne seront pas attaquées. Une autre garantie est donnée à l’Iran que les sanctuaires chiites ne seront pas détruits, mais il semble que Téhéran en était déjà persuadé.
Selon Hakan Fidan, le ministre turc des Affaires étrangères, Benyamin Netanyahou et Joe Biden considéraient que l’opération devait se terminer là. C’est le Pentagone qui a décidé, avec le Royaume-Uni, de poursuivre jusqu’à renverser la République arabe syrienne5.
À New York, le Conseil de sécurité adopte à l’unanimité la résolution 27616. Elle autorise à ne pas tenir compte des sanctions frappant les jihadistes lors « d’opérations humanitaires ».
Les Nations unies, qui n’ont jamais autorisé de secourir les populations écrasées sous le joug de Daesh, viennent soudainement d’autoriser que l’on commerce avec HTC.
Ce revirement du Conseil de sécurité correspond aux instructions du conseiller des Nations unies, Noah Bonsey, ainsi qu’il l’avait déjà avancé en février 2021 lorsqu’il travaillait pour George Soros7.
Abou Mohammed al-Jolani, le leader d’HTC, donne une interview à Jomana Karadsheh pour CNN. Elle le met en valeur alors que le site Rewards for Justice du département d’État propose encore 10 millions de dollars pour toute information permettant d’arrêter le chef jihadiste8.
Le 7 décembre, HTC et la Türkiye prennent la prison de Saïdnaya. C’est un enjeu important pour la propagande de guerre qui l’a surnommée « l’abattoir humain ». On prétend en effet que des milliers de personnes y ont été torturées, exécutées et que leurs cadavres ont été brûlés dans un crématorium. Durant trois jours, les Casques blancs, une ONG qui a à la fois sauvé des vies et participé à des massacres, fouillent la prison et ses alentours à la recherche de souterrains secrets, de salles de tortures et d’un crématorium. Las ! Ils ne trouvent aucune preuve des crimes dénoncés. En définitive, la journaliste Clarissa Ward met en scène pour CNN la libération d’un prisonnier qui n’a pas vu le jour depuis trois mois, mais est propre, bien habillé et les ongles soignés9.
Les accusations de tortures et d’exécutions sommaires sont d’autant plus difficiles à supporter que Bachar el-Assad a donné, dès 2011, des instructions interdisant toute forme de torture et qu’il a créé un ministère de la Réconciliation nationale chargé de réintégrer les Syriens qui avaien rejoints les jihadistes, et enfin qu’il a mis en œuvre une quarantaine de fois des amnisties générales.
Le 8 décembre, le président Bachar el-Assad donne l’ordre à ses hommes de déposer les armes. Damas tombe sans coup férir. Les jihadistes déploient immédiatement des banderoles imprimées à l’avance et apposent le symbole du nouveau régime sur leurs uniformes. L’ancien combattant d’Al-Qaïda, puis numéro 2 de Daesh, Abou Mohammed al-Jolani, de son vrai nom Ahmad el-Chara, prend le pouvoir. Entouré de conseillers en communication britanniques, il prononce un discours à la grande mosquée des Omeyyades, sur le modèle de celui du calife de Daesh, Abou Bakr al-Baghdadi, à la grande mosquée Al-Nouri de Mossoul, en 2019.
HTC traite désormais les chrétiens comme des mustamin (classification islamique pour des étrangers non musulmans qui résident de manière limitée sur un territoire musulman), leur épargnant le pacte du dhimmi (série de droits et de devoirs réservés aux non-musulmans) et le paiement de l’impôt de la djizîa. En septembre 2022, pour la première fois en une décennie, une cérémonie en l’honneur de sainte Anne a pu avoir lieu dans l’église arménienne d’al-Yacoubiyah, dans la campagne de Jisr al-Shugur, à l’ouest d’Idleb.
3 000 soldats de l’armée arabe syrienne s’exilent en Iraq. Ils sont désarmés et hébergés dans des tentes au poste frontière d’Al-Qaim, puis transférés dans une base militaire à Rutba. Bagdad annonce qu’il tente d’obtenir des garanties pour qu’ils puissent retourner chez eux10
Les Forces de défense israéliennes (FDI) lancent une opération de destruction des matériels et des fortifications de l’armée arabe syrienne. En quatre jours, 480 bombardements coulent la flotte et incendient les armureries et les entrepôts. Simultanément, des équipes au sol assassinent les principaux scientifiques du pays.
Après avoir fait visiter à des journalistes les fortifications syriennes vides, le long de la côte, Benny Kata, un commandant militaire local, déclare à ses invités : « Il est clair que nous resterons ici pendant un certain temps. Nous y sommes préparés. »
Déjà les FDI envahissent un peu plus la Syrie, au-delà de la ligne de cessez-le-feu du Golan qu’elles occupent. Elles annoncent créer en territoire syrien une nouvelle zone tampon, pour protéger l’actuelle zone tampon, bref pour l’annexer. En outre, elles annexent le mont Hermon de manière à pouvoir surveiller toute la région.
Le 9 décembre, le général Michael Kurilla, commandant en chef des forces états-uniennes au Moyen-Orient élargi (CentCom) se rend à Amman pour rencontrer le général Yousef Al-H’naity, président des chefs d’état-major de Jordanie. Il réaffirme l’engagement des États-Unis à soutenir la Jordanie si des menaces émanent de la Syrie au cours de la période de transition actuelle.
Le 10 décembre, le général Michael Kurilla visite ses troupes et celles des Forces démocratiques syriennes (mercenaires kurdes), dans plusieurs bases en Syrie. Il met au point un plan pour que Daesh ne sorte pas de la zone qui lui a été assignée par le Pentagone et ne s’ingère pas dans le changement de régime à Damas. Immédiatement, des bombardements intenses empêchent Daesh de s’approcher.
HTC nomme Mohammed al-Bachir, ancien « gouverneur » jihadiste d’Idleb, comme Premier ministre du nouveau régime. C’est un membre de la Confrérie des Frères musulmans, sponsorisé par le MI6 britannique. La France, qui avait négocié avec son envoyé spécial, Jean-Yves Le Drian, la nomination de Riad Hijab (ancien secrétaire du Conseil des ministres en 2012), réalise qu’elle s’est faite flouée.
Le soir même, il n’est plus question de faire de Jean-Yves Le Drian le Premier ministre en France. Au contraire, l’Élysée fait inviter au journal de France2 le procureur antiterroriste de Paris. Celui-ci met fin aux acclamations du nouveau pouvoir à Damas et déplore que HTC soit impliqué dans l’assassinat du professeur français Samuel Patty (2020) et dans le massacre de Nice (86 morts, en 2016). La presse française change alors son fusil d’épaule et commence à s’interroger sur le nouveau pouvoir que la presse internationale continue à présenter comme respectable.
Le 11 décembre, les principales factions palestiniennes présentes en Syrie (Front de libération de la Palestine, Front démocratique de libération de la Palestine, Mouvement du Jihad islamique, Front palestinien de lutte populaire, Commandement général) se réunissent à Yarmouk (Damas) en présence de délégués de HTC (Département des opérations militaires). Le Fatah et le Hamas ne participent pas à la réunion. Il leur est demandé de faire la paix avec l’allié israélien. Il est décidé qu’aucune faction ne disposerait d’un statut privilégié et que toutes seraient traitées identiquement. Chaque groupe s’engage à déposer les armes.
Le général Michael Kurilla se rend successivement au Liban et en Israël pour trois jours. À Beyrouth, il rencontre le général Joseph Aoun, commandant des forces armées libanaises, et surtout son collègue, le général US Jasper Jeffers III. À Tel-Aviv, il rencontre l’ensemble des chefs d’état-major israéliens et le ministre de la Défense, Israël Katz. À cette occasion, il déclare : « Ma visite en Israël, ainsi qu’en Jordanie, en Syrie, en Iraq et au Liban au cours des six derniers jours, a souligné l’importance de voir les défis et les opportunités actuels à travers les yeux de nos partenaires, de nos commandants sur le terrain et des membres du service. Nous devons maintenir des partenariats solides pour faire face aux menaces actuelles et futures qui pèsent sur la région. »
Le 12 décembre, Ibrahim Kalin, directeur de l’Organisation nationale de renseignement turque (Millî İstihbarat Teşkilatı – MIT), est le premier haut-fonctionnaire étranger à visiter le nouveau pouvoir de Damas. Le même jour, les mercenaires kurdes, qui administrent le Nord-Est de la Syrie pour l’armée d’occupation des États-Unis, hissent le nouveau drapeau du pays vert, blanc et noir à trois étoiles, celui du mandat français. Kalin sera suivi le 15 décembre par une délégation qatarie.
Pour valider les accusations de tortures imputées à l’ancien régime, Clarissa Ward, décidément très en forme, met en scène pour CNN des cadavres trouvés à la morgue d’un hôpital de Damas, comme le même CNN avait mis en scène ceux d’une morgue à Timișoara, lors du renversement des Ceaușescu, en 198911.
Pendant ce temps, selon les Nations unies, plus d’un million de Syriens tentent de fuir leur pays. Ils ne croient pas que les jihadistes de HTC soient soudain devenus civilisés.
Notes :
1. « Paramètres et principes de l’assistance des Nations Unies en Syrie », par Jeffrey D. Feltman, Réseau Voltaire, 15 octobre 2017.
2. « Selon Hassan Nasrallah, les États-Unis veulent provoquer la famine au Liban », Réseau Voltaire, 17 juin 2020.
3. « Les 18 000 Ouïghours d’Al-Qaïda en Syrie », Réseau Voltaire, 19 août 2018.« La CIA et les jihadistes ouïghours », Réseau Voltaire, 16 décembre 2019. « Uyghur fighters in Syria vow to come for China next », Sophia Yan, The Telegraph, Decembrer 13, 2024.
4. « Serment national turc », Réseau Voltaire, 28 janvier 1920.
5. « Fidan : Nous avons négocié avec la Russie et l’Iran pour qu’en Syrie, ça se passe sans effusion de sang », Anadolu Agency, 13 décembre 2024. « « Israël ne voulait pas qu’Assad tombe », affirme le chef de la diplomatie turque », I24 News, 16 décembre 2024.
6. « Résolution portant exemption des sanctions contre les jihadistes », Réseau Voltaire, 6 décembre 2024.
7. « In Syria’s Idlib, Washington’s Chance to Reimagine Counter-terrorism », New Crisis Group, Noah Bonsey & Dareen Khalifa, February 2021.
8. « Muhammad al-Jawlani », Rewards for Justice, site consulté le 14 décembre 2024.
9. « ‘Are you serious ?’ : He spent months in a Syrian prison. CNN’s camera caught the moment he’s freed, Clarissa Ward, CNN, December 11, 2024.
10. « خاص »
محمد عماد, 11 ديسمبر11. « Battered corpses show the horrors of life and death under Syria’s Assad », CNN December 12, 2024.
L’auteur de cet article, Thierry Meyssan, a été durant neuf ans conseiller des autorités libyennes, puis syriennes. De cette expérience, il a tiré un ouvrage fondamental sur la politique occidentale au Moyen-Orient : Sous nos yeux, Du 11-Septembre à Donald Trump.
Consultant politique, président-fondateur du Réseau Voltaire. Dernier ouvrage en français : Sous nos yeux – Du 11-Septembre à Donald Trump (2017).