Notes sur les relations Turquie-Iran
Source : politikastern.wordpress.com – 18 juin 2025 – Mehmet Yildiz
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« Ce qu’on appelle la « postmodernité » ou « l’après-modernité », et que je préfère nommer, de manière plus appropriée, la « modernité fluide », est cette conviction croissante selon laquelle le changement est la seule réalité constante et l’incertitude la seule certitude tangible. »
Zygmunt Bauman, À quoi sert la sociologie ?
La Guerre froide, dont les bases furent posées en 1945 lors des conférences de Yalta et de Potsdam, et qui débuta officiellement en 1947 avec la doctrine Truman, fut un conflit idéologique et géopolitique. Les États-Unis adoptèrent une politique de « containment » (endiguement) pour contrer l’expansionnisme soviétique, tandis que l’Union soviétique renforçait le bloc de l’Est avec le Pacte de Varsovie. En 1949, la Turquie, premier pays musulman à reconnaître Israël, s’efforçait de mener une politique étrangère alignée sur l’Occident. À cette époque, le monde vivait sous la menace d’une apocalypse nucléaire. La guerre de Corée (1950-1953), la guerre du Vietnam (1955-1975) et la crise des missiles de Cuba (1962) furent des conflits « chauds » qui remirent en question le caractère « froid » de la Guerre froide. En 1952, la Turquie intégra l’OTAN, devenant un membre fidèle de l’Alliance Atlantique. Cependant, cette adhésion avait un prix : l’aide économique du plan Marshall permit à la Turquie de se maintenir, mais limita son champ d’action, la réduisant à un avant-poste contre l’URSS sous la tutelle des États-Unis.
Les bases militaires en Turquie, notamment celle d’İncirlik, étaient (et sont toujours) des points stratégiques incontournables pour Washington. Il convient de rappeler que ce partenariat fut ébranlé lors de la crise des missiles de Cuba en 1962. Les États-Unis retirèrent leurs missiles Jupiter stationnés en Turquie dans le cadre d’un accord secret avec les Soviétiques, sans même consulter Ankara. En 1964, la lettre de Johnson aggrava ces tensions : le président américain Lyndon Johnson avertissait fermement la Turquie contre une intervention à Chypre. L’embargo imposé par les États-Unis après l’opération turque menée à Chypre en 1974 rappela brutalement qui était le véritable maître dans cette relation.
Les années 1960 et 1970 furent marquées par une polarisation idéologique croissante. En Turquie, les coups d’État de 1960, 1971 et 1980, les affrontements entre la droite et la gauche, les événements de Kahramanmaraş, les mouvements étudiants et les grèves ouvrières plongèrent le pays dans une période chaotique et tragique. Le coup d’État de 1980 illustre de manière frappante l’impact des dynamiques géopolitiques de la Guerre froide en Turquie. Les États-Unis soutinrent ouvertement ce putsch, l’administration Carter estimant qu’il ramènerait la « stabilité ». Parallèlement, l’ASALA (Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie) mena, à partir de 1975, des assassinats ciblant des diplomates turcs, tuant plus de 40 d’entre eux jusqu’en 1983. L’attentat manqué de Mehmet Ali Ağca contre le pape en 1981 s’inscrit également dans les intrigues sombres de cette période. Cependant, ce sont la révolution iranienne de 1979 et l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques qui bouleversèrent les équilibres au Moyen-Orient. Dans les années 1980, durant la guerre Iran-Irak, la Turquie, restée neutre, devint l’un des principaux partenaires commerciaux de l’Iran, notamment dans le commerce du pétrole et du gaz, renforçant ainsi les liens économiques entre les deux pays. La Turquie devint une porte d’accès au monde pour l’Iran, frappé par des sanctions.
Dans les années 1990, la fin de la Guerre froide et l’effondrement de l’Union soviétique permirent à la Turquie de viser un rôle de leader régional avec sa vision du « monde turc », tout en entrant en compétition avec l’Iran pour l’hégémonie régionale. Cette rivalité se manifesta clairement dans le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie : la Turquie soutint l’Azerbaïdjan, tandis que l’Iran se rapprocha de l’Arménie. Malgré cela, la coopération économique se poursuivit, le volume des échanges commerciaux augmenta et des accords majeurs furent conclus dans le domaine de l’énergie, notamment l’accord gazier de 1996, qui marqua le début des exportations de gaz iranien vers la Turquie.
Dans les années 2000, l’arrivée au pouvoir du AKP (Parti de la justice et du développement d’Erdogan) en Turquie donna une nouvelle dimension aux relations bilatérales. La guerre en Irak de 2003 rapprocha les deux pays, tous deux préoccupés par la présence militaire américaine dans la région. Les efforts diplomatiques de la Turquie concernant le programme nucléaire iranien, notamment son soutien à l’accord d’échange d’uranium avec le Brésil en 2010, furent bien accueillis à Téhéran. Cependant, l’acceptation par la Turquie d’installer un système de radar de l’OTAN contre d’éventuels missiles iraniens créa une crise de confiance. L’Iran y vit une soumission aux intérêts américains, mais les relations continuèrent néanmoins à progresser. Ce n’est qu’avec le Printemps arabe de 2011 que les relations turco-iraniennes connurent une fracture nette. La crise syrienne opposa les deux pays : la Turquie soutint les rebelles contre le régime d’Assad, tandis que l’Iran défendit ce dernier pour préserver l’axe chiite. Cette crise dégénéra en guerre par procuration, la Turquie appuyant les groupes sunnites et l’Iran renforçant le Hezbollah et d’autres milices chiites. La chute du régime d’Assad en Syrie raviva à nouveau les tensions entre les deux pays.
Les relations entre la Turquie et l’Iran, marquées par une alternance de coopération et de rivalité, trouvèrent un terrain d’entente dans la question du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Fondé en 1978 par Abdullah Öcalan, ce mouvement commença, dans la seconde moitié des années 1980, à opérer de manière limitée dans le Kurdistan iranien. Les deux pays partagèrent des informations sur la sécurité frontalière, et l’Iran veilla à empêcher le renforcement du PKK sur son territoire, intensifiant sa diplomatie avec la Turquie. Dans les années 1990, la fin de la Guerre froide et la guerre du Golfe bouleversèrent les équilibres régionaux. Le vide de pouvoir dans le nord de l’Irak permit au PKK d’établir des bases permanentes dans les monts Qandil.
La guerre en Irak de 2003 renforça la présence du PKK dans le nord de l’Irak, tandis que l’Iran, confronté au PJAK (Parti pour une vie libre au Kurdistan), partageant des liens idéologiques et logistiques avec le PKK, trouva un terrain d’entente avec la Turquie. L’Iran lança une lutte armée contre le PJAK à partir de 2004. En 2007, alors que les menaces militaires américaines contre l’Iran s’intensifiaient, les attaques du PJAK s’amplifièrent, poussant l’Iran à adopter une posture plus dure contre le PKK.
Dans les années 2010, le Printemps arabe et la crise syrienne créèrent de nouvelles divergences dans les relations turco-iraniennes concernant le PKK. La Turquie soutint les opposants à Assad, tandis que l’Iran défendit le régime pour préserver l’axe chiite. La branche syrienne du PKK, les YPG (Unités de protection du peuple), établit une structure autonome dans le nord de la Syrie, tolérée par l’Iran en raison de sa coopération indirecte avec le régime. En 2025, l’annonce par le PKK de son autodissolution le 12 mai ouvrit une nouvelle page dans les relations turco-iraniennes sur ce dossier. L’Iran s’abstint de commenter officiellement cette décision, tout en renforçant les mesures de sécurité dans ses régions kurdes pour parer à d’éventuels troubles. Le fait que les frappes israéliennes contre l’Iran coïncident avec cette période n’a rien d’une coïncidence.
