Pour en finir avec la notion de “pilule rouge
Source : substack.com – 28 aout 2025 – Thomas Boussion
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De nombreux militants politiques ont une fâcheuse tendance à considérer qu’ils font partie d’un monde intellectuel supérieur à celui des autres. Ils ont « pris la pilule rouge », sont « sortis de la Matrice » et évoluent désormais dans le « monde réel », tandis que d’autres, les « moutons », continuent d’errer sans rien comprendre au pouvoir qui les domine. S’il existe en effet des niveaux de conscience politique distincts et fort éloignés les uns des autres, cette approche binaire révèle en réalité la longueur du chemin qu’il reste encore à parcourir pour sortir de la stérilité intellectuelle.
L’approche « woke » ou l’essentialisme figé
La vidéo est flatteuse. Quatre minutes de lustrage d’ego. Après l’avoir visionnée, nous nous sentons différents, privilégiés, intelligents. « Éveillés », quand les autres sont encore « endormis » :
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Une vidéo à l’approche woke, par définition, qui utilise un mode de pensée similaire à celui qu’un gauchiste déploierait en évoquant ses thématiques préférées :
- il y a ceux qui ont conscience du péril climatique et les autres, qu’il faut réveiller avant qu’il ne soit trop tard ;
- il y a ceux qui savent que les catégories du masculin et du féminin sont des constructions sociales, et ceux qui se mentent à eux-mêmes, vivant encore dans l’illusion de leur naturalité ;
- il y a ceux qui se sont éveillés à la discrimination exercée à l’encontre des minorités, et ceux qui vivent encore sous la domination mentale du Patriarcat blanc ;
- etc.
Liste qu’on pourrait aussi décliner sur un mode « droitard » :
- il y a ceux qui mesurent le péril musulman et ceux qui vivent encore dans le monde des Bisounours ;
- il y a ceux qui ont compris l’arnaque féministe, et ceux qui sont encore des « cucks » ;
- il y a ceux qui ont compris qu’il faut déréguler l’économie et ceux qui vivent encore dans le mirage communisto-étatiste ;
- etc.
Cette répartition grossière en deux mondes – « éveillés » et « endormis » – trouve sa source dans le réflexe essentialiste. Pour simplifier le réel, nous assignons naturellement des essences aux choses et aux êtres, c’est-à-dire des caractéristiques dont nous considérons qu’elles les surdéterminent et écrasent les autres. Ainsi, sur la thématique politique, nous avons tendance à considérer qu’une personne d’un même niveau de conscience politique que nous dans un domaine qui nous est cher a compris l’essentiel, et qu’elle fait donc partie des « éveillés ».
L’essentialisme est spontané, comme manifestation de notre besoin de catégoriser le monde pour le comprendre. Mais il se cantonne toujours à des répartitions binaires, statiques, figées dans un point de vue, qui ne reflètent ni la continuité ni la complexité du réel.
Que se passe-t-il en effet si je sais des choses dans le domaine A et pas dans le domaine B, tandis qu’un autre sait des choses dans le domaine B et pas dans le domaine A ? Lequel de nous deux est « éveillé » ? La réponse pourrait couler de source : celui qui sait des choses dans le domaine le plus « essentiel ». Mais ce critère dépend entièrement des chemins intellectuels, sociaux et politiques de chacun : m’apparaîtront comme essentielles des choses qui sembleront anecdotiques à d’autres, et réciproquement. Dans cette optique, la dichotomie entre « éveillés » et « endormis », quand elle entend catégoriser les individus de manière générale, fonctionne très mal : son essentialisme absolutiste ne peut pas rendre compte de la relativité des points de vue.
Bien que cette division essentialiste contienne des limites évidentes, elle conserve toutefois une certaine pertinence si l’on souhaite modéliser la progression intellectuelle d’un individu. À condition d’étaler l’« éveil » dans le temps : il n’y a pas un moment de bascule, mais une multitude.
Pilules rouges

Beaucoup de parcours politiques trouvent leur origine dans un événement déclencheur, qui provoque l’irruption brutale de la politique dans l’univers individuel et occasionnent un renversement de perspective parfois vertigineux.
Les moments qui peuvent précipiter ce type de bouleversement intellectuel sont légion et leur impact dépend des terrains individuels. Impact qui ne se produit d’ailleurs pas toujours au moment de l’événement lui-même, mais parfois des années plus tard, à l’occasion d’une curiosité accidentelle ou d’une investigation rétroactive sur la séquence historique de l’époque.
Parmi les événements qui ont généré le plus de red pills ces dernières années, citons le 11 Septembre, le Bataclan ou encore le Covid. Ils ont eu pour effet de transformer de nombreux individus apolitiques en militants, ou tout au moins en citoyens préoccupés, par simple mécanisme de réaction intellectuelle à des récits médiatiques trop éloignés de la réalité observable.
Est-ce que ce ne serait pas tout simplement ça, la fameuse pilule rouge : une séquence historique qui nous fait passer de l’état apolitique à l’état politique ?
Oui et non, car le passage entre ces deux états n’arrive pas comme dans un film, par la magie d’un plan de quelques secondes destiné à illustrer la transition. Dans la réalité, la notion de « pilule rouge » symbolise, au mieux, non pas le passage d’un état à un autre, mais uniquement le tout premier pas sur un long chemin, celui de l’élaboration d’une conscience politique.
Ce chemin est extrêmement long.
De ce point de vue, celui qui absorbe sa première « pilule rouge » est un peu comme un enfant qui titube pendant quelques secondes sur ses deux pieds pour la première fois : c’est bien, mais il lui reste encore quelques pas à faire au cours de sa vie, et quelques chutes à surmonter, pour prétendre être arrivé quelque part.

La révélation de l’ennemi
Nous évoquions plus haut la relativité des points de vues dans la définition de ce qui nous apparaît à chacun comme le sujet « essentiel » en politique. Dans la perspective naïve offerte par la dichotomie essentialiste entre « éveillés » et « endormis », il apparaît évident aux yeux de l’« éveillé » qu’il est un acteur du combat qui compte, qu’il a conscience des « vérités cachées » et qu’au final, contrairement aux autres, il pèse dans le game. Pourtant, quelle est exactement la probabilité qu’une personne qui s’est éveillée à la politique la semaine dernière tombe sur un combat essentiel, comme ça, de but en blanc, dès la sortie de la maternelle politique ? Elle est évidemment nulle.
Il reste néanmoins assez remarquable qu’à tout moment de sa vie politique, un militant demeure persuadé d’avoir affaire à l’essentiel. Pour être plus précis : un militant a en permanence la conviction de combattre l’ennemi prioritaire. Et ce depuis son premier pas, et même si cet ennemi a changé plusieurs fois.
La prise de conscience individuelle progressive comme succession de « pilules rouges » ressemble de très près à la séquence de redéfinition de l’ennemi prioritaire. Comme si, chaque fois que nous vivions un nouveau changement de perspective, une nouvelle révolution intellectuelle à la suite d’une séquence historique particulièrement marquante, nous redéfinissions cet ennemi principal pour l’adapter à notre nouveau paradigme.
Nous sommes tous dialecticiens
Qu’est-ce qu’unennemi prioritaire ? C’est, pour un militant, le groupe politique constitué qui surdétermine les événements, emmène le monde dans une direction qu’il réprouve et exerce une menace directe contre lui et tout ce qu’il représente. Une menace que Carl Schmitt qualifiait d’existentielle dans le sens physique du terme, mais que nous pouvons ici considérer aussi dans sa dimension plus identitaire : menace existentielle dans le sens où l’ennemi prioritaire, s’il triomphe, peut aussi nous amener à disparaître par le biais de la destruction de ce que nous considérons comme notre identité.
Pour certains, l’ennemi prioritaire sera « la CIA », pour d’autres « l’islam », pour d’autres encore « le capitalisme », « le Patriarcat », « le Matriarcat », « Israël », « les Arabes », « le complexe militaro-industriel », « l’État profond », « les multinationales », « l’État », « les riches », « le monde de la finance », etc.
En redéfinissant régulièrement le groupe politique que nous considérons comme ennemi prioritaire, nous faisons en réalité de la dialectique sans nous en rendre compte : puisant dans les travaux des autres pour dialoguer avec nous-mêmes, nous apportons des antithèses à nos thèses précédentes et, de synthèse en synthèse, construisons progressivement notre vision du monde.
Notons qu’il s’agit bien chaque fois d’une Aufhebung, puisqu’un ennemi redéfini, plus profond et plus global, n’invalide pas les versions précédentes, celles que nous avions maladroitement schématisées dans les étapes préalables de notre parcours. Cette nouvelle version s’appuie sur les précédentes, sans lesquelles elle ne pourrait pas exister. D’où l’importance de la durée du parcours intellectuel pour celui qui souhaite accéder à une quelconque profondeur.
Se croire arrivé est le plus sûr moyen de s’arrêter
Celui qui souhaite continuer de progresser politiquement et intellectuellement doit donc éviter à tout pris d’interrompre cet effort d’apprentissage et de se transformer en « être arrivé », pour reprendre les mots de Francis Cousin, dont l’hommage à Emmanuel Ratier, en termes de vision du monde, de l’autre et de soi, représentait à peu près tout l’inverse de la vidéo des « éveillés » présentée plus haut :
https://www.youtube-nocookie.com/embed/pHLUuGV9wBo?rel=0&autoplay=0&showinfo=0&enablejsapi=0
Se croire citoyen du demi-monde des « éveillés », c’est croire qu’on a franchi la ligne d’arrivée intellectuelle. Or le chemin est tellement long et difficile jusqu’à la sortie de la Caverne qu’il est tout à fait permis de considérer que ce sentier escarpé n’a en réalité pas de fin. Dans cette perspective infinie, la distance déjà parcourue, si grande soit-elle aux yeux du militant, ne l’éloigne finalement du reste du monde que d’un cheveu – et ne fait certainement pas de lui un homme d’une autre nature.