Hitler et les fossoyeurs du Destin
Source : revue-elements.com – 3 janvier 2025 – Jean Montalte
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Du changement de nom du père d’Adolf Hitler à l’analyse incisive de Don DeLillo sur l’obsession hitlérienne contemporaine, Jean Montalte explore les ramifications historiques, philosophiques et culturelles d’un concept dépassé mais omniprésent : l’hitlérocentrisme. Une sorte de bunker mental dont il serait peut-être temps de sortir.
Ian Kershaw, dans sa biographie consacrée à Adolf Hitler, relève un événement décisif, rarement souligné lorsqu’il est question de l’itinéraire du chancelier du Reich : le changement de nom de son père. C’est ainsi qu’il entre en matière : « Le premier des nombreux coups de chance de Hitler eut lieu treize ans avant sa naissance. En 1876, l’homme qui allait devenir son père changea de nom, abandonnant Aloïs Schicklgruber pour celui d’Aloïs Hitler. On peut croire Hitler lorsqu’il assure qu’aucune initiative de son père ne devait lui plaire davantage que la décision de laisser tomber ce nom vulgaire et rustique de Schicklgruber. Pour un héros national, Heil Schicklgruber eût été assurément une salutation peu vraisemblable. » C’est le nez de Cléopâtre qui, s’il avait été ou trop long ou trop court, la face du monde en aurait été changée…
Pierre Boutang, passionné d’étymologies – même aventureuses et peu sûres – en tirait un enseignement métaphysique, historial. Schicklgruber sonnait à ses oreilles comme un buccin d’apocalypse, le tomber de rideau final, puisqu’il renvoie à « fossoyeur de destin ». En effet, en allemand Shicksal signifie destin et Gruber est un nom topographique désignant une personne qui vit une dépression, qui est dans un creux (du moyen haut allemand Gruobe, de l’allemand Grube « fosse, creux »). Pas de doute là-dessus, si le père d’Adolf s’était abstenu de modifier son patronyme, le destin de son fils aurait été relégué à la fosse (très) commune de l’Histoire.
Quoi qu’il en soit, non seulement le destin – Shicksal ! – en a décidé autrement, mais Hitler a survécu à sa propre mort. C’est ce que Renaud Camus a spirituellement nommé La seconde carrière d’Adolf Hitler. Ce sont les intellectuels – souvent à gauche mais pas seulement – qui ont un besoin vital de ce bunker mental, forteresse ingénieuse bien qu’un peu étroite au sein de laquelle ils peuvent se livrer tout à leur aise à la même issue fatale qu’Hitler : le suicide – de la pensée cette fois. C’est la stratégie du chien de paille, reductio ad hitlerum épinglée par Leo Strauss, étendue à tout ce qui n’est pas conforme aux préceptes du jour, au catéchisme diversitaire, aux socio-bourdieuseries universitaires, le point Godwin comme prémisse à toute réfutation, préliminaire à toute éructation. « Or, dans ce domaine, accusation vaut condamnation », constate dans une formule lapidaire Renaud Camus. En résumé, la bêtise comme condition de survie artificielle pour les consciences avachies dans un confortable anachronisme.
Der Bunker
Toutes ces considérations risquaient d’être un peu banales si ne m’était revenu à l’esprit le roman de l’écrivain américain Don DeLillo, White Noise (« Bruit de fond »), qui fut adapté pour Netflix par Noah Baumbach avec Adam Driver dans le rôle principal. Pierre-Yves Pétillon, auteur de la bible – l’expression est de Juan Asensio – sur la littérature américaine, en donne une analyse éclairante : « Jack Gladney est un universitaire qui entend dans le “bruit blanc” qui l’entoure le cheminement de la mort. Jusqu’au jour où il devient spécialiste de Hitler et directeur d’un “département d’études hitlériennes” dans son université. Il fait des cours sur la fascination hypnotique exercée par les discours du Führer, par les chants, les hymnes, les arias du IIIe Reich. Ici, le langage atteint la limite de sa fonction liturgique : Jack Gladney se niche à l’intérieur du nazisme, un système clos qui, par sa cohérence interne, le met à l’abri de la dislocation. […] L’abri de Jack s’écroule le jour où un nuage de gaz toxique échappé d’un wagon accidenté met en alerte le campus : Jack Gladney est brusquement expulsé de son bunker, “exposé” à une destruction qui fait table rase de ses remparts. »
Hitler n’est plus dans le bunker, il est désormais le bunker. Nous sommes passés malaisément du géocentrisme à l’héliocentrisme autrefois. Nous peinons aujourd’hui à opérer la révolution de notre schème conceptuel en rompant une bonne fois avec l’hitlérocentrisme. Comme l’affirme Pierre Duhem (1861-1916), physicien, chimiste, historien et épistémologue français : « Le monde vu dans une nouvelle théorie est un monde différent. » Il faut croire que certains n’ont aucun intérêt à l’éclosion d’un nouveau monde, en dépit de leur néolâtrie progressiste affichée.
Bergson écrit dans La pensée et le mouvant : « Ce qui a le plus manqué à la philosophie, c’est la précision. Les systèmes philosophiques ne sont pas taillés à la mesure de la réalité où nous vivons. Ils sont trop larges pour elle. Examinez tel d’entre eux, convenablement choisi : vous verrez qu’il s’appliquerait aussi bien à un monde où il n’y aurait pas de plantes ni d’animaux, rien que des hommes ; où les hommes se passeraient de boire et de manger ; où ils ne dormiraient, ne rêveraient ni ne divagueraient ; où ils naîtraient décrépits pour finir nourrissons ; où l’énergie remonterait la pente de la dégradation ; où tout irait à rebours et se tiendrait à l’envers. C’est qu’un vrai système est un ensemble de conceptions si abstraites, et par conséquent si vastes, qu’on y ferait tenir tout le possible, et même de l’impossible, à côté du réel. L’explication que nous devons juger satisfaisante est celle qui adhère à son objet ; point de vide entre eux, pas d’interstice où une autre explication puisse aussi bien se loger ; elle ne convient qu’à lui, il ne se prête qu’à elle. Telle peut être l’explication scientifique. Elle comporte la précision absolue et une évidence complète ou croissante. En dirait-on autant des théories philosophiques ? »
Il rappelait, dans cette langue belle et ondoyante qui n’appartenait qu’à lui, l’exigence de précision sans laquelle les mots ne sont que des vêtements immettables. Or, non seulement la catégorie « Hitler » est devenue un vêtement intellectuel parfaitement grotesque, mais la dernière veste d’Hitler a été vendue aux enchères pour 275 000 euros en 2016, ce qui ajoute de l’anachronisme à l’anachronisme. L’acquéreur est un mystérieux argentin, ça ne s’invente pas…
L’Europe face à son destin
Vous me direz que l’Allemagne et plus largement la race germanique n’a pas été avare en annonciateurs de la fin du monde, en prétentieux du récapitulatif final. Luther donne l’interprétation définitive de l’épître aux Romains, et tout à son épiphanie dans les latrines, entrevoit le sens authentique du christianisme restitué à la pureté de ses origines. Hegel sonne le glas et annonce la fin de l’Histoire sous la Prusse du début du XIXe siècle. Nietzsche annonce la « mort de Dieu ». Enfin Wittgenstein met un terme à la métaphysique occidentale. En effet, mettre un terme définitif au questionnement philosophique, c’est une aspiration ou plutôt une tentation à laquelle il a cédé. Dans l’avant-propos au Tractatus, il prétend même y être parvenu : « la vérité des pensées ici communiquées me semble intangible et définitive. Mon opinion est donc que j’ai, pour l’essentiel, résolu les problèmes d’une manière décisive. » Et dans un de ses carnets, Wittgenstein écrit, pensant à l’image qu’il renverra à la postérité : « Si mon nom doit survivre, ce ne sera qu’en tant que point final de la philosophie occidentale, comme le nom de celui qui a incendié la bibliothèque d’Alexandrie. » En comparaison, nous autres Français, ne sommes que des sceptiques du dimanche, spirituels mais pas téméraires. Ce qui fait dire à François Bousquet que Pascal n’est pas vraiment français… Prenez Descartes, son doute hyperbolique omet de porter le doute dans le langage lui-même comme le suggère Wittgenstein. Imaginez les conséquences ! Son triomphal ergo sum n’aurait pu même être balbutié, faute d’un sens à lui conférer.
En dépit de ces multiples prétentions à en finir qui jalonnent l’histoire moderne de ce continent, il serait temps de renouer avec l’idée d’avoir un destin en Europe, au lieu de l’envoyer méthodiquement à la fosse commune en prétendant vivre dans le monde uchronique du roman de Philip K. Dick, Le Maître du Haut-Château, dans lequel les nazis sont sortis victorieux de la Seconde Guerre mondiale, pour mieux subir le destin des autres. « Est pressenti ou allégué un destin lorsque surgit un élément d’expérience que ne comble pas, ne réduit pas, l’idée d’une volonté humaine en accord ou en conflit avec les causes naturelles », enseigne Pierre Boutang dans son Ontologie du secret. Serions-nous, pour capter les signes du destin, qui annoncent un tournant fatal, encore humains, trop humains ? Cette incapacité serait-elle la conséquence fâcheuse d’eine Kolossale Depression ou d’une sordide rente encaissée sur le compte de la paresse intellectuelle ? À tous les Schicklgruber contemporains, les fossoyeurs de destin qui ne songeraient pas une seconde à se faire les fossoyeurs de leur petite carrière, j’ai une mauvaise nouvelle à annoncer : un jour le bunker ne sera plus cette citadelle imprenable que vous fantasmez et viendra le jour tant redouté où vous devrez – ô supplice ! – vous renouveler. Il sera temps de sonner la fin de la récré, c’est tout ce qu’un français peut se permettre en matière d’apocalypse.