La boussole de l’UE pointe vers l’Ouest – Claudio Mutti

Source : euro-synergies – 2 janvier 2022

Source originale : https://www.eurasia-rivista.com/la-bussola-dellue-indica-loccidente/

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La Triple Entente anglo-saxonne

Le 15 septembre 2021, le Premier ministre australien Scott Morrison, le Premier ministre britannique Boris Johnson et le président américain Joe Biden ont annoncé conjointement la signature d’un pacte de sécurité trilatéral appelé AUKUS, en vertu duquel les États-Unis et le Royaume-Uni s’engagent à aider l’Australie à développer et à déployer des sous-marins à propulsion nucléaire dans la région du Pacifique afin de contrer l’influence chinoise.

Le « triple marché » anglo-saxon est une étape supplémentaire dans une stratégie américaine plus large visant à encercler l’Eurasie. Cette stratégie, qui vise à empêcher la puissance chinoise de contrôler les zones côtières du continent eurasien, trouve ses racines dans la doctrine géopolitique de Nicholas John Spykman (1893-1943), le « parrain de l’endiguement » de l’Union soviétique, qui a reformulé la pensée de Halford John Mackinder (1861-1947), en soulignant l’importance de la bande côtière (Rimland) de l’Eurasie par rapport au « cœur » du continent.

Appliquant la doctrine de Spykman aux circonstances actuelles, les stratèges américains visent à contenir la puissance chinoise en l’enfermant dans les deux systèmes d’alliances sur lesquels Washington peut compter en Asie: l’AUKUS et la QUAD. Si l’AUKUS a été évoqué plus haut, le QUAD (Quadrilateral Security Dialogue), né en 2007 à l’initiative du Premier ministre japonais Shinzo Abe et relancé par Donald Trump en 2017, réunit les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde.

Les États-Unis ont désormais l’intention de construire une sorte d’OTAN asiatique qui, en déployant ses forces dans le Pacifique et l’océan Indien, formera une barrière contre la République populaire de Chine : à l’est, au sud-est et au sud.

Le 12 mars 2021, le président Joe Biden a ouvert une réunion au sommet avec les premiers ministres japonais, australien et indien, au cours de laquelle plusieurs projets représentant une alternative à la « nouvelle route de la soie » ont été examinés.

Puis, fin août, l’Inde et l’Australie ont mené des opérations conjointes avec les États-Unis et le Japon au large de Guam, l’île des Mariannes qui abrite des bases aériennes et navales américaines. Puis, début septembre, une opération conjointe indo-australienne appelée AUSINDEX 21 a eu lieu au large du port de Darwin, dans le nord de l’Australie. Au même moment, les ministres de la défense et des affaires étrangères de Delhi et de Canberra ont entamé leur premier dialogue stratégique. « En fait », commente « Defence Analysis », « c’est l’approche utilisée par les États-Unis pour contrer la montée en puissance de la Chine dans la région » [1].

L’effet immédiat du pacte conclu peu après par l’Australie avec les États-Unis et la Grande-Bretagne a été l’annulation de l’accord (90 milliards de dollars australiens) conclu précédemment avec la société française Naval Group (anciennement DCNS) pour la fourniture de douze sous-marins nucléaires. Le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a qualifié la décision de M. Biden de « brutale, unilatérale et imprévisible » et a parlé d’un « coup de poignard dans le dos ». Pour avoir une vision complète de la situation, il faut toutefois rappeler que  » la diplomatie française, en intégrant la doctrine indo-pacifique américaine en 2018, s’est alignée sur les priorités des Anglo-Saxons sans les réserves nécessaires à la défense de son indépendance stratégique ». Elle n’a pas obtenu de garanties préalables sur sa participation aux décisions, et se voit désormais évincée du triumvirat Etats-Unis-Australie-Royaume-Uni. Pourtant, en avril 2021, la France a participé à des manœuvres navales dans le golfe du Bengale (océan Indien) avec les pays du QUAD : États-Unis, Japon, Inde et Australie, et en mai 2021 dans le Pacifique avec les États-Unis, l’Australie et le Japon, suscitant les critiques de la Chine qui dénonce l’émergence d’une » OTAN indo-pacifique « sur le modèle de la guerre froide » [2].

Une « défense » complémentaire à l’OTAN

Le 22 octobre, dans un effort de normalisation des relations entre la France et les États-Unis, Biden et Macron ont eu une conversation téléphonique, au cours de laquelle, selon un communiqué du gouvernement américain rapporté par Le Monde, « ils ont discuté des efforts nécessaires pour renforcer la défense européenne en assurant sa complémentarité avec l’OTAN » [3].

Un mois plus tard, lors de ses entretiens avec Emmanuel Macron à Rome, à la veille de l’ouverture du G20, le président américain a réparé la rupture avec la France en reconnaissant que les États-Unis avaient agi de manière « maladroite » et inélégante. M. Biden a ensuite évoqué le « système de valeurs identique » des deux pays et a déclaré qu' »aucun allié n’est plus ancien et plus loyal que la France ». Aux oreilles de Macron, ces mots ont dû sonner comme une évocation de son compatriote qui fut général de division dans l’armée continentale de George Washington: le marquis de La Fayette, à qui le Congrès a conféré la citoyenneté américaine honoraire il y a 20 ans (bien qu’il ait déjà été naturalisé américain de son vivant). Il suffisait que Biden répète le cri lancé par le général John J. Pershing le 4 juillet 1917, après le premier débarquement des libérateurs en Europe: « La Fayette, nous voila ! ».

Feu vert, donc, à la « défense européenne » invoquée par le président français ; mais, comme le précise également le communiqué officiel du Palazzo Chigi, « dans un rapport de complémentarité » [4] avec l’alliance « transatlantique ». En fait, Macron lui-même, s’attardant sur la nouvelle collaboration entre les États-Unis et l’Union européenne, a noté la nécessité de « renforcer la coordination, la collaboration stratégique entre l’Union européenne et l’OTAN » [5]. Début octobre, le secrétaire d’État américain Tony Blinken avait déjà expliqué à M. Macron que les États-Unis étaient « certainement favorables aux initiatives européennes en matière de défense et de sécurité », mais comprises comme « un complément à l’OTAN », une question sur laquelle l’engagement de Joe Biden est « inébranlable » [6].

M. Biden a également renforcé les relations avec Bruxelles en concluant un accord visant à alléger les droits d’importation américains sur l’aluminium et l’acier, et à suspendre les droits compensatoires de l’UE sur diverses marchandises en provenance des États-Unis. Selon une déclaration de Mario Draghi, cet accord « confirme le renforcement continu de la relation transatlantique déjà étroite » [7] – un adjectif utilisé par Biden et ses interlocuteurs européens à la place du vieil adjectif atlantique, sans doute pour souligner et réitérer le concept d’une « alliance » qui lie les deux côtés de l’océan éponyme. « Les États-Unis et l’UE inaugurent ensemble une nouvelle ère de coopération transatlantique qui profitera à tous nos citoyens, aujourd’hui et à l’avenir »[8]. C’est ce que Biden a déclaré lors d’une conférence de presse avec Ursula von der Leyen, qui, l’appelant confidentiellement « cher Joe », lui a fait écho avec ces mots: « Depuis le début de l’année, nous avons rétabli la confiance et la communication; c’est une autre initiative clé pour notre agenda transatlantique renouvelé avec les États-Unis  » (9). En revanche, sur la question spécifique de la « défense européenne », la présidente de la Commission européenne s’était déjà exprimé le 5 octobre à Brdo, en Slovénie, en qualifiant l’OTAN de « parapluie de sécurité fondamental pour le Vieux Continent » (10).

Le leitmotiv de la solidarité transatlantique et de la complémentarité de la défense européenne avec l’OTAN a été réitéré par Josep Borrell. Illustrant le projet d’une « boussole stratégique » qui – significativement nommée dans le langage de la boussole stratégique de l’anglosphère – entend définir la voie à suivre pour l’avenir de l’Union européenne dans le domaine militaire et dans d’autres domaines, le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères a déclaré que « l’Europe est en danger » et qu’il est nécessaire de répondre aux « nouveaux défis et menaces », tels que ceux « à la frontière avec le Belarus » [11]. Selon le Haut représentant, la défense de ces « valeurs universelles » qui, selon lui, coïncident avec « nos valeurs libérales », exige une « responsabilité stratégique européenne » ; et celle-ci, a-t-il poursuivi en rassurant les alliés hégémoniques, non seulement « ne contredit en rien l’engagement européen envers l’OTAN, qui reste au cœur de notre défense territoriale », mais au contraire sera « la meilleure façon de renforcer la solidarité transatlantique » [12].

Apparemment, l’aiguille magnétique de la « boussole stratégique » produite par l’UE continue de pointer vers l’Occident.

La primauté de l’Italie

Dans le cadre de la réorganisation de la puissance occidentale, la fonction sous-impérialiste que Washington a assignée à l’Italie, qui a été placée aux commandes par l’ancien partenaire de Goldman & Sachs, est multiple. En ce qui concerne la Libye, lors de la Conférence internationale qui s’est tenue à Paris le 12 novembre 2021, le projet occidental était clair : l’Italie doit être le moteur d’un effort de stabilisation, à partager avant tout avec la France. L’objectif stratégique que l’Italie et la France doivent poursuivre en Libye est l’éviction de la Russie et de la Turquie: « pour Washington comme pour Rome (et donc pour Bruxelles), il est crucial que tant les unités turques déployées en Tripolitaine que celles du groupe russe Wagner et les autres contractants africains positionnés en Cyrénaïque quittent le pays » [13]; un point sur lequel « le président italien est tout à fait en phase avec la vice-présidente américaine Kamala Harris » [14]. En revanche, en ce qui concerne les élections qui doivent avoir lieu en Libye, « tant l’Italie que les États-Unis estiment qu’un président et un exécutif issus des urnes peuvent avoir plus d’influence et surtout recevoir un plus grand soutien politique et diplomatique de Rome et de Washington ». La ligne italienne, et la ligne européenne, et la ligne américaine sont complètement superposables » [15].

Mais la tâche que Draghi et Macron s’apprêtent à accomplir ne se limite pas à ramener la Libye dans l’orbite occidentale. Selon le professeur Giulio Sapelli, porte-parole accrédité dans les milieux atlantistes, « Draghi est maintenant appelé à jouer un autre rôle. Un rôle inhabituel pour lui, mais tout aussi important : endiguer les relations entre l’Allemagne et la Chine en créant un anti-monde pro-atlantique en Europe, en construisant (…) un lien encore plus étroit que celui que l’Italie et la France ont déjà entre elles » [16]. Après l’offense malencontreuse faite à la France par la triple entente anglo-saxonne, l’Italie est appelée à jouer le rôle de bâtisseur de ponts « transatlantiques » entre Paris et Washington. « Si ce nouvel ordre international – commente Sapelli – aura comme élément fondamental l’ascension au Quirinal de Draghi lui-même, la nouvelle configuration des rapports de force européens et de ces derniers avec les USA aura une disposition adéquate pour affronter les défis de la lutte contre l’hégémonie chinoise qui attendent la planète ».

Le fait que l’Italie soit candidate pour devenir le pays de tutelle de Washington en Europe, notamment sur le plan militaire, a été affirmé par Loren Thompson dans le bi-hebdomadaire américain Forbes [17], qui fait autorité en la matière, en donnant plusieurs raisons pour soutenir cette thèse. Selon le directeur des opérations du Lexington Institute, l’Italie est un pion très précieux dans le scénario européen, non seulement parce qu’aujourd’hui elle se distingue plus que jamais par son engagement envers l’Occident et la démocratie [18], mais aussi et surtout parce que sa position géographique correspond merveilleusement aux besoins stratégiques de l’Alliance atlantique : à la fois en raison de la position centrale occupée en Méditerranée par la base de Sigonella, et parce que le nord de l’Italie, où sont notamment stockées les armes nucléaires tactiques de l’OTAN, abrite des F-35 qui peuvent se diriger rapidement vers la frontière biélorusse [19].

Le cabinet présidé par l’ancien associé de Goldman & Sachs a notamment consolidé le soutien de l’Italie à la politique américaine dans le monde. En effet, à rebours du gouvernement précédent, il a pris ses distances avec Pékin et s’est montré désireux de s’impliquer davantage dans l’alignement quadrilatéral des États-Unis, de l’Australie, de l’Inde et du Japon, mis en place pour contrer les ambitions chinoises en Asie [20]. De même, « le secteur militaire italien fait les bons investissements » [21], puisque, « comme la Pologne, (…) elle utilise son budget militaire limité pour acheter des armes avancées aux États-Unis » [22]. En bref, conclut le chroniqueur de Forbes, aujourd’hui « il est plus facile d’apprécier le bilan de l’Italie en tant que nation pro-démocratique et pro-américaine » [23], de sorte que les élites politiques de Washington ont une confiance totale dans celles de Rome.

NOTES

[1] “Analisidifesa”, 12 settembre 2021.

[2] Pierre-Emmanuel Thomann, AUKUS, un triumvirat anglo-saxon dans l’Indo-Pacifique pour conserver l’hégémonie mondiale: quelle riposte géopolitique pour la France? Non-alignement et Pivot vers la Russie, “Eurocontinent”, 29/09/2021.

[3] Relations franco-américaines: Emmanuel Macron et Joe Biden se sont entretenus par téléphone, lemonde.fr, 23 ottobre 2021.

[4] G20, il Presidente Draghi incontra il Presidente degli Stati Uniti d’America Biden, governo.it, 29 ottobre 2021.

[5] Riccardo Sorrentino, Biden tende la mano a Macron: “maldestri” sui sottomarini, ilsole24ore.com, 30 ottobre 2021.

[6] Stefano Pioppi, Tra Nato e Difesa europea, così l’Italia può essere protagonista, formiche.net, 6 ottobre 2021.

[7] Draghi: Grande soddisfazione per accordo Ue-Usa su dazi acciaio e alluminio, governo.it, 31 ottobre 2021.

[8] Biden, Usa e Ue combatteranno insieme sfide 21esimo secolo, swissinfo.ch, 31 ottobre 2021.

[9] Claudio Salvalaggio/ANSA, Pace sui dazi con l’Ue. Biden: “Nuova era transatlantica”, voce.co.ve, 1° novembre 2021.

[10] Von der Leyen rilancia l’idea di una forza militare europea: «Complementare alla Nato», it.geosnews.com, 6 ottobre 2021.

[11] www.ansa.it/europa/notizie/rubriche/altrenews/2021/11/10

[12] Josep Borrell, Una Bussola Strategica per l’Europa, 12 novembre 2021, www.project-syndicate.org

[13] Emanuele Rossi e Massimiliano Boccolini, Libia, Draghi porta la strategia italiana alla conferenza di Parigi, formiche.net 12-11-2021.

[14] Ibidem.

[15] Ibidem.

[16] Sapelli: ecco la missione anti-Cina e Germania affidata dagli Usa a Draghi, ilsussidiario.net, 23-10-2021.

[17] Loren Thompson, Italy Is Becoming More Important To U.S. Security. Here Are Five Reasons Why, www.forbes.com, 15-11-2021.

[18] “Italy stands out as a nation that is reliably committed to the Western alliance and to democracy” (Ibidem).

[19]

« La situation géographique de l’Italie est idéale pour agir sur les conditions de sécurité en mer Méditerranée, la zone maritime la plus importante de l’histoire occidentale. La base aéronavale de Sigonella, en Sicile, où sont déployés les avions de surveillance à long rayon d’action, est presque exactement équidistante de Beyrouth et de Gibraltar, situés aux deux extrémités de la mer. Les pays les plus troublés d’Afrique du Nord, notamment la Libye, ne sont pas loin par avion. Au nord, le territoire italien s’étend si loin en Europe centrale et orientale que les F-35 italiens qui y sont stationnés sont à portée de vol sans carburant de la frontière polonaise avec le Belarus. L’OTAN stocke des armes nucléaires tactiques sur deux bases dans le nord, ce qui constitue un élément puissant de la dissuasion de l’alliance face à une agression russe. »

” (Ibidem).

[20]

« Au cours des derniers mois, le gouvernement du Premier ministre Mario Draghi a manifesté son intérêt pour une plus grande implication dans l’alignement quadrilatéral des États-Unis, de l’Australie, de l’Inde et du Japon, établi pour contrer les ambitions chinoises en Asie. Le prédécesseur de M. Draghi a eu un bref rapport avec l’initiative chinoise « Belt and Road », mais M. Draghi a depuis pris ses distances avec Pékin et s’est montré très intéressé par le développement de liens plus étroits avec New Delhi, soulignant ainsi la préférence de son pays pour un partenaire démocratique. »

s” (Ibidem).

[21] “L’armée italienne fait les bons investissements” (Ibidem).

[22] “Comme la Pologne , (…) L’Italie tire parti de son budget militaire limité pour acheter des armes américaines de pointe.ns” (Ibidem).

[23] “il est facile d’apprécier le bilan de l’Italie en tant que nation pro-démocratique et pro-américaine.” (Ibidem).

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