La disparition du chef de PMC Wagner, une impossible analyse ?

Source : stratpol.com – 31 août 2023 – Olivier Chambrain

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Nous avions qualifié « d’impossible » l’analyse du « coup » avorté du PMC[1] Wagner le 24 juin 2023. Il semble bien que le décès dans le crash de son avion, du « cuisinier », le fondateur de la compagnie, Evgueni Prigojine, le 24 aout, soit destiné à demeurer dans le même mystère[2]. Comme toujours, ceux qui savent ne parleront pas, et ceux qui parlent ne savent pas. Aussi ne s’agit-il pas de présenter un pseudo « décryptage » qui ne reposerait que sur des conjectures et des supposés, mais seulement de livrer quelques informations et hypothèses, susceptibles de nourrir la réflexion personnelle de chacun.

Le choix des armes

La première question à se poser est de savoir si Evgueni Prigojine est bien mort (certains commencent déjà à exposer sur la toile la thèse d’un accident fabriqué, évidemment sans aucun élément probant). Dans l’impossibilité totale d’exprimer un avis intéressant sur le sujet, nous considérerons que oui. La deuxième question (que curieusement on entend peu, tant la culpabilité du Kremlin est présentée comme évidente dans les médias) est de savoir s’il s’agit d’une mort accidentelle ou pas. La position officielle est celle de l’accident, avant conclusions définitives de l’enquête. L’Embraer de la série 600 Legacy (EMB 135-BJ) est un aéronef moyen-courrier (3400 Miles nautiques, soit 6300 Km) brésilien, généralement considéré comme fiable et sûr depuis sa sortie en 2002 ; toutefois, malgré sa garantie de dix ans ou 10 000 heures de vol, la maintenance des appareils étrangers reste problématique pour la Russie.[3]

Cependant, plusieurs observateurs extérieurs considèrent que la perte de l’aéronef n’était pas accidentelle. Cette position repose sur l’exploitation des images disponibles d’après l’émission Vremya de la première chaine nationale (chute de l’appareil, débris au sol…). Evidemment, cela ne vaut pas certitude. Il semble qu’il n’y ait pas eu de conditions météorologiques contraires, pas de collision accidentelle à cette hauteur[4], pas de perte de contrôle ou de facteur de charge pouvant expliquer un défaut de pilotage[5]. D’après des experts[6], la trainée blanche visible sur la vidéo est caractéristique d’un missile Sol/Air ; le général Ryder de l’US Air Force a déclaré le 25 août que les USA n’avaient pas d’information confirmant le tir d’un missile, ce qui ne signifie pas de manière absolue qu’il n’y en ait pas eu. Les images de l’épave de l’Embraer Legacy montrent une aile proprement détachée[7] avec le train d’atterrissage sorti[8], une queue avec la dérive séparée du reste du fuselage, et assez peu de traces d’impacts sous forme de perforations : une charge militaire antiaérienne est constituée d’une petite charge explosive (de 1 à 3 kilogrammes) qui diffuse des shrapnels sur la cible). Une atteinte par une tête militaire de missile AA produit donc des trous d’éclats entrants, alors qu’une bombe à l’intérieur créera des trous sortants ; actuellement, les images ne permettent pas d’être affirmatif. La soute cargo est placée sur cet avion sur le tiers arrière, et les réacteurs sur la dérive ; en conséquence, tant une explosion d’une bombe embarquée qu’un missile, laissera prioritairement des traces sur cette zone. Les images disponibles n’infirment aucune des deux options.

  • L’hypothèse de la bombe est avancée par certains parce qu’une maintenance de dernière minute a été menée après l’embarquement des passagers. En admettant l’option d’une action malveillante, quels seraient les outils nécessaires ? Une bombe avec une masse relativement réduite d’explosif est suffisante pour détruire en vol un tel appareil[9]. La difficulté tient à la faire embarquer, sous une forme dissimulée et malgré les opérations de contrôle de sureté, les gens de Wagner étant en plus qualifiés sur le sujet. Cela reste évidemment possible, notamment pour des opérateurs de services spécialisés et susceptibles de disposer de complicités[10]. Seule une enquête qui nous échappe pourrait permettre d’infirmer ou confirmer.
  • L’hypothèse du tir d’un missile Sol/Air repose sur la trainée blanche visible sur la vidéo. La destruction d’un aéronef civil dépourvu de moyens de contre-mesures (qui entrainent généralement une incompatibilité avec les normes OACI et interdisent l’accès à la plupart des aéroports) ne requiert pas une charge explosive considérable. Nous pension initialement que la généralisation des MANPADS (man portable air défense system), qui est un véritable problème mondial de sureté aérienne, laissait la place à toutes les hypothèses. En effet, non seulement les armées, les services, les organisations terroristes, mais même les groupes maffieux, sont actuellement en mesure d’acquérir et employer ces lanceurs de missiles portables[11]. Il nous semblait que les nombreux agents infiltrés en Russie pouvaient facilement déployer un missile, puis retourner à l’anonymat. Un scénario « à la Rwandaise »[12] avec une similaire implication des services anglosaxons nous semblait probable, disons possible. Mais selon Flightradar l’avion du « cuisinier » a été enregistré pour la dernière fois à 19 725 pieds (soit 6000 mètres) après une chute brutale de 8000 pieds. (il croisait donc à 8500 mètres avant de chuter) d’altitude. Or, les SATCP (sol air très courte portée) polonais Piorun (coup de foudre), amélioration du Grom (foudre), fournis à l’Ukraine ont une portée de 6500 mètres mais un plafond maximal de 4000 mètres. Des célèbres missiles appelés SA 7 en Occident, le vieux Strela (flèche) est donné pour un plafond de 2300 mètres et le plus moderne Igla (aiguille) porte au maximum à 6000 mètres, mais en altitude maximale de 3500 mètres. La version la plus récente Verba (saule) peut toucher jusqu’à 6000 mètres mais à 3500 mètres d’altitude au plus, l’amélioration portant surtout sur l’autoguidage et la lutte contre les contre-mesures. Le missile starstreak de Thales en service dans l’armée britannique, qui a également été livré en nombre à l’Ukraine, a une portée maximale de 7000 mètres et un plafond similaire, voire inférieur à ses concurrents, sa supériorité tenant plutôt à sa vitesse accrue. Le fameux missile américain Stinger est donné pour un plafond extrême de 4800 mètres. Le missile chinois FN6 Hongying (carreau d’arbalète) à une portée de 5500 mètres mais un plafond de 3800. Enfin, le Mistral (MISsile Transportable Antiaérien Léger) français offre une portée de 7000 mètres mais une altitude de croisière de 3000.En résumé, aucun MANPADS/SATCP n’est capable de frapper un aéronef volant à l’altitude où était le Legacy. Il existe évidemment des armements antiaériens correspondant à ce créneau, c’est même une spécialité russe ; mais on quitte alors le monde des vecteurs portables et furtifs (et à médiocre traçabilité) à disposition d’agents infiltrés. A ces Sol-air très courte portée (SATCP), s’ajoutent des missiles à courte portée (15 km), à moyenne portée (50 km), et à longue portée (100 km et plus). Mais il s’agit de matériels lourds, opérés avec des radars en tant que pièce d’artillerie et non plus d’armes portables. En gros, cela signifie qu’il s’agit de systèmes militaires servis par un équipage et intégrés à un dispositif (PVO en Russie), dont le déploiement ne peut plus être discret et donc difficilement clandestin, ce qui laisse néanmoins une hypothèse (v. infra)

L’ombre du Tsar

Quasi-unanimement, les médias français ont relié la mort de E. Prigoijine à une décision du président Poutine ; avec le même ensemble (logique, puisque les journalistes s’abonnent en réalité à une même source unique d’information), ils ont écarté toute implication de Kiev, Washington ou Londres.

Dès le 30 juin 2023, Kyrylo Boudanov, directeur du renseignement militaire ukrainien, dont on connait par ailleurs les outrances, affirmait que le FSB avait reçu mission d’éliminer Prigojine. Le président Zelensky a pour sa part déclaré que l’Ukraine était étrangère à cette disparition. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a également déclaré le 25 août qu’aucun ordre d’élimination n’avait été donné.

Il est vrai que même des commentateurs russes considèrent que ce décès est la conséquence tragique de la tentative de mai dernier. Il y a une cohérence apparente à y voir une sanction par le Kremlin. On rappelle les mots du président russe le 24 juin, précisant que les auteurs de la trahison seraient punis[13]. Beaucoup sous-entendent avec un petit sourire de pseudo-initiés (comme s’ils étaient des proches de Vladimir Vladimirovitch, ou de fins connaisseurs de la pratique interne des services de la Fédération) que la signature poutinienne est évidente[14]. Plus qu’une réflexion, il s’agit d’une croyance, qui repose sur l’idée qu’il n’y a pas de hasard[15]. Même la ministre française des affaires étrangères (oui, il y en a une) y est allée de son petit commentaire ironique à ce sujet. Le président Biden a déclaré « ne pas être surpris et que peu de choses se faisaient en Russie sans que Poutine soit au courant ». Or, les disparitions tragiques attribuées (par les Anglosaxons) à la supposée volonté du président russe, avaient un caractère utilitaire[16] et non de rancune personnelle. (On notera que les services occidentaux ont procédé à l’élimination directement ou par proxy, de nombreux leaders, journalistes ou responsables, considérés comme dangereux pour l’hégémon, sans que cela ne soulève d’indignation particulière). Vladimir Poutine ayant affirmé à plusieurs reprises, de manière documentée, que la trahison ne pouvait pas être pardonnée, si le pseudo putsch en était une, la fin de Prigojine pourrait effectivement découler d’une Oukaze. Personnellement, nous pensions que Prigojine avait signé son sort en se rebellant. Mais, outre que cela était une simple supputation sans éléments certains, certains points permettent, a minima, de se poser la question. Tout d’abord, la négociation menée en mai témoignait d’une mansuétude qui ne cadre pas avec la volonté de sanctionner un traitre[17]. L’incrimination pénale relevée ne reposait pas sur l’article du Code pénal russe traitant de la trahison. Les déclarations de Prigojine ménageaient (compte tenu de son style personnel toujours extrême) le chef suprême des armées mais plutôt l’establishment militaire russe, et ne poussaient pas à la sédition générale ; enfin, la parole présidentielle était engagée. Dans son évocation du personnage, Vladimir Vladimirovitch Poutine ne mentionne pas un traitre, mais « un personnage au destin difficile, qui avait commis de graves erreurs, mais talenteux », il a rappelé les services rendus à la Russie. Il s’agit là d’une oraison funèbre honorifique, pas celle d’un traitre. Il a reconnu aussi le rôle éminent des Wagners dans la lutte en cours contre le Néo-nazisme de Kiev, qu’il a comparé à celui des Frontoviki, à l’occasion de l’anniversaire de la bataille de Koursk. Quant au président Biélorusse, il a également affirmé que Prigojine n’avait pas été éliminé sur ordre du président russe et que Wagner resterait en Biélorussie.

On peut bien sûr balayer tous ces arguments en leur opposant l’hypocrisie du pouvoir ; cela n’est pas davantage probant que d’y croire. Le FSB ne fait preuve d’aucune pudeur de jeune fille pour revendiquer l’élimination de saboteurs ukrainiens, comme il l’avait fait pour les terroristes du Caucase. Les disparitions de citoyens sur le territoire fédéral ou en Occident étaient en revanche, effectivement non revendiquées[18]. Au risque de passer pour naïf aux yeux des Antis, nous pensons que le président russe dit la vérité ; il n’expose évidemment pas les éléments stratégiques ou secrets[19], mais l’analyse de ses discours témoigne de ce qu’il ne ment pas, assumant même parfois des positions risquées. Conformément à la pratique russe, la propagande du discours officiel privilégie le silence sur les problèmes ou cas litigieux, à la différence de la propagande occidentale et ukrainienne (élaborée par les mêmes officines) qui manipule outrageusement la réalité[20].

Il nous semble également que la crédibilité du chef de l’Etat russe serait impactée par un assassinat reniant son pardon officiel et sa parole donnée, d’autant que la crise avait été réglée[21]. Si l’on adopte une attitude cynique, l’estime dont jouissait Prigojine au sein de la population russe, qui transparait à l’occasion de son décès, ne plaidait pas non plus, selon nous, pour une action Homo, même camouflée.

L’analyse du Cui bono est de peu d’utilité en l’espèce, tant les interprétations, soupçons de false flag, de revendications dissimulatrices et d’inversions accusatoires sont nombreuses dans les affaires relevant des opérations noires. Si l’on tente néanmoins de dresser un tableau des pours et des contres de l’élimination du chef de Wagner, on peut relever :

  • Que cette disparition renforce la stature de chef tout puissant et redoutable, qui ne pardonne pas la trahison, du chef de la Fédération russe (vision commune, notamment chez les admirateurs avérés et même certains détracteurs, secrètement fascinés) ; cela s’accompagne toutefois d’une aggravation de son image, comme quasi-dictateur recourant à la violence illicite, voire au crime personnalisé (vision affichée par les responsables occidentaux). Il faudrait être capable d’estimer le point de vue majoritaire en Russie à ce propos, pour déterminer le bilan coût/avantage d’une telle mesure. Il semble que les jugements varient selon les générations, la localisation géographique, et les positionnements sociaux. Le fait que les accusations de Prigojine[22] aient trouvé une certaine écoute (en témoignent les dépôts de gerbes spontanés) est également un facteur à prendre en compte, mais difficile à quantifier. Au final, il nous semble que les arguments contre l’emportent (ce qui n’engage que nous).
  • Que la PMC Wagner avait été démantelée (cause de la sédition), le matériel lourd prêté par l’Armée restitué, les personnels engagés sous contrat ou partis en Biélorussie ou en Afrique. Cela ne signifiait pas la disparition du groupe, mais plutôt un retour aux sources. Initialement société à but commercial proposant une offre sécuritaire et de formation à l’étranger, sans statut juridique russe, Wagner PMC avait rassemblé de nombreux ex-opérateurs des services de l’Etat et devenus disponibles avec la chute de l’URSS. Le groupe ressemblait tout à fait aux SMP anglosaxonnes engagées massivement sur de nombreux théâtres[23] et employant également des Ex en tant que contractors. Outre un niveau de compétence technique élevée, cette structure offrait à l’Etat russe une certaine forme de deniability et une capacité intermédiaire entre le soft power et l’intervention directe (comme en Syrie). La métamorphose en une armée véritable dans le cadre de la guerre en Ukraine a certes apporté à l’armée fédérale l’infanterie de qualité qui lui manquait (avec les victoires de Soledar et Bakhmut/Artyemovsk), et a permis d’encaisser des pertes (10 000 morts annoncés par Prigojine pour la seule bataille de Bakhmut) moins sensibles dans l’opinion ; mais cela contrevenait à la finalité du groupe et a donné lieu à des rivalités bien connues avec l’état-major, qui ont culminées avec le « coup » de juin. Alors que l’armée régulière est largement montée en compétences, que la situation géopolitique requiert une forte aptitude à la projection (Afrique, notamment), la compagnie est-elle vouée à se réorganiser une nouvelle fois pour correspondre à un nouveau type d’engagement hors des frontières nationales ? cela était-il possible sous l’égide de son chef fondateur ? la disparition de ce dernier est-elle un obstacle à cette évolution ou était-il au contraire prêt à relancer cette dynamique ? Une autre figure peut-elle « hériter » du groupe, en étant un homme de confiance pour le pouvoir, comme pour les membres et ses financiers ? Il est vain de tenter de répondre sans plus d’information. On remarquera simplement que Prigojine était un homme d’affaires sans formation militaire ; son talent résidait dans sa capacités d’organisation et (un peu trop) de com’. Son adjoint militaire Dmitri Utkine était un Lieutenant-Colonel du GRU jusqu’en 2013, et a péri dans l’avion avec Evgueni Makaryan, Alexander Totmin et Serguei Propustin, également des commandants militaires du groupe[24]. Enfin, il n’est pas sans intérêt que l’avion qui les transportait avait décollé de Moscou, pour se rendre à St Petersburg (siège de Wagner), au retour du Mali (en préparation d’un déploiement au Niger ?).

Les exclus d’office

Unanimement, la responsabilité de Kiev, des USA et des Britanniques a été exclue. Cela ne coule cependant pas de source.

  • Les services ukrainiens ont managé de nombreux assassinats sur le sol russe (Daria Duguina, « Vladen Tatarian », tentative sur Zakar Prilépine…). Le pilotage de drones à court rayon d’action pour attaquer des bâtiments à Moscou et dans d‘autres centres urbains, les arrestations régulières par le FSB, démontrent qu’il y a un vivier d’agents sur le territoire russe. Quel serait l’intérêt de frapper sans revendiquer ? Nous n’en savons pas assez. Liquider Prigojine soulageait la pression au Nord face à Minsk, et pourrait être un signal adressé au pouvoir de Moscou, par des canaux non publics. En fonction des suites, la disparition du leader pourra impacter l’efficacité du groupe, ou pas (v. Infra)
  • Les Britanniques sont acharnés dans la lutte contre la Russie et leurs services sont compétents et rompus aux assassinats ciblés et aux actions clandestines. MI6 et SAS et SBS sont déployés en appui des kiéviens et disposent de la capacité requise pour opérer cette frappe. Si la non-revendication publique est habituelle[25] concernant un Etat non belligérant, on peut s’interroger sur l’intérêt de l’action et sur la date. Faute d’information en interne, on ignore quels échanges peuvent exister entre les Etats qui s’affrontent. Le moment est peut-être une question d’opportunité, ou en rapport avec la situation sur le front. L’objectif peut aussi bien être de soulager Kiev, que de contrecarrer l’intervention russe en Afrique.
  • Les mêmes éléments s’appliquent à Washington. Les Anglosaxons étant maitres de la manipulation tordue, pourquoi ne pas imaginer que l’assassinat serait destiné à entacher l’image de V.V. Poutine, non pas en Russie, auprès de leurs propres populations ?[26]
  • On n’ose espérer que la France serait encore capable de mener des opérations à haut profil de ce type, par exemple en réponse à l’éjection du Niger, mais qui sait ?

Le champ intellectuel est donc très ouvert, mais aussi très incertain, et les hypothèses demeurent fragiles par manque d’éléments pour les étayer ou les réfuter.

Les outsiders

Le conflit entre le chef de Wagner et l’état-major russe, le ministre Shoigu et le CEM Guerassimov était une réalité bien connue, notamment par les déclarations enflammées de Prigojine. (Certains internautes ont même ironisé avec humour noir que Prigojine avait enfin reçu les missiles qu’il demandait à Shoigu…). La position des deux responsables militaires a été confirmée par le président, mais les critiques sur leur conduite de la guerre ne sont pas apaisées. Face à un Vladimir Poutine extrêmement rationnel, calme et prudent (notamment par rapport au risque de dérive entre Etats nucléaires), il existe un « parti extrémiste », qui souhaite une action plus drastique contre Kiev et l’OTAN, en même temps qu’une remise au pas plus forte de la société civile russe. A la différence des USA, ils ne représentent pas le complexe militaro-industriel et le président russe dispose d’une marge de manœuvre plus forte que son homologue étatsunien. Néanmoins, il ne peut négliger une partie de son socle de soutien. Le général Surovikine, en résidence surveillée depuis le putsch, malgré sa prise de position de l’époque, est désormais libre, mais démis de ses fonctions de chef des forces aériennes. Il était proche de Prigojine et sa stratégie efficace (on lui doit la ligne de défense actuelle qui bloque les assauts de Kiev, ainsi que la politique de bombardement en amont sur les centres ukrainiens) créait une rivalité de fait avec le commandement supérieur (il avait d’ailleurs été réassigné sous l’autorité de Guerassimov lors de la réorganisation des forces fin 2022). D’autres figures, comme le fameux « Igor Strelkov » ont été mis en détention, essentiellement pour avoir trop critiqué le président et la politique russe dans le Donbass et face à l’OTAN. Là encore, il faut limiter les hypothèses faute de moyen de les confirmer. On peut néanmoins noter qu’il s’agit peut-être là de l’opposition typique qui se crée entre responsables du terrain, focalisés sur leurs objectifs immédiats, et décideurs politiques qui doivent composer avec d’autres impératifs qu’opérationnels, notamment dans le cad d’une nation nucléaire. L’Histoire propose plusieurs exemples comparables. Il ne faut pas oublier que V. Poutine, dès 2001, avait une vision sur le long terme, qui prévoyait le développement intérieur de la Russie, la stabilisation démographique, le repositionnement géopolitique, la souveraineté économique. Avec l’exploitation du Nord que va permettre le changement de climat, l’alliance avec la Chine dans le cadre de l’OCS, l’affermissement des BRICS, la Fédération de Russie doit mener des chantiers, qui font de la guerre en Ukraine quasiment un épiphénomène[27]. Cela posé, il paraît très hautement improbable que les hauts chefs militaires aient décidé de liquider Prigojine sans l’aval présidentiel.

Les inattendus

L’implication des têtes militaires au plus haut niveau semble plus qu’improbable. Cela n’interdit pas de s’interroger sur une action décidée à un niveau de commandement inférieur[28]. La perte de plusieurs hélicoptères et d’un avion de guerre électronique IL 22 avec son équipage complet, lors de la sécession a laissé un goût amer à certains. Pragmatique, le président avait accordé une immunité afin de limiter le risque d’aggravation, de la même manière qu’il avait géré par l’apaisement la destruction d’un SU 22 russe par deux F 16 turcs en 2015, pour ne pas remettre en cause sa grande stratégie dans la région et la relation avec Erdogan. L’exercice du pouvoir impose parfois des sacrifices, voire des reniements, l’histoire de France au XXème siècle en fournit des exemples. Peut-on imaginer qu’un officier supérieur ait pris sur lui de venger la mort de camarades ? La concordance des dates est frappante[29], les aéronefs militaires ont été descendus le 24 juin, et le jet du « cuisiner » le 24 août. Les Wagnerites avaient employé des missiles Strela 10 et justement l’Embraer de Prigojine était à portée de ces mêmes lanceurs (altitude maximale de 10 000 mètres). Pour rappel, le point de départ de la sédition en juin était les accusations de Prigojine contre les forces armées, qui auraient sciemment bombardé ses troupes. Ces allégations s’étaient multipliées, et un officier supérieur régulier avait même été arrêté et passé à tabac par les « Musiciens ». Un site Instagram de Wagner affirme d’ailleurs le 25 août que l’avion a été abattu par la DCA russe.

Les dispositifs capables d’atteindre un aéronef en croisière haute sont les Strela 10, les Osa (guêpe) de la version la plus moderne, les Buk (hêtre), les Pantsir (carapace, dernière version également) et Tor. Ils peuvent être sur châssis motorisés, mais nécessitent tous d’être servis par un équipage et il semble très hautement improbable de pouvoir leur faire quitter leur aire d’implantation et de les employer, sans être repéré. Notons toutefois que l’avion a été détruit à proximité de la base aérienne de Migalovo (Tver), laquelle comprend évidemment des armements de défense de site. Le trajet de l’avion passait dans le rayon de la base aérienne de Klin, et ceux des régiments antiaériens 93, 584 et 549, mais leur proximité avec Moscou et leur éloignement du site du crash (à 347 km) permettent d’écarter leur implication. Cependant, imaginer qu’une autorité militaire, même subalterne, puisse décider d’initiative de déclencher ces moyens et de penser échapper aux conséquences semble irréaliste, sinon extrêmement inquiétant sur le niveau de discipline et de contrôle au sein de l’armée fédérale. Evidemment, l’étude du Réel démontre qu’il existe des aberrations et des anomalies statistiques (« cygnes noirs »), parfois incroyables.[30]

Certains analystes évoquent la possibilité d’une action par des groupes clandestins au sein de l’appareil étatique russe. En effet, le lobby des liberlani n’a pas été éradiqué en Russie par la SVO ; il comprend des membres dans les services de l’Etat, y compris les ministères de force, les élus et les chefs d’entreprise, y compris les plus riches. La thèse[31] est celle d’une opposition sourde et clandestine au sein de la société russe, pour s’opposer à la politique présidentielle, et en particulier à la SVO en Ukraine et la lutte avec l’OTAN, pour des raisons idéologiques et/ou économiques. Cette vision peut être croisée avec l’hypothèse d’un tir non autorisé par des militaires, illustrant une sorte de perte de contrôle de l’Etat avec un risque de résurgence du chaos des années 1990. Cela nous paraît toutefois a minima incertain, même si l’absence d’informations ne permet de récuser ou valider aucune hypothèse.[32]

Pour tenter d’être le plus exhaustif possible dans ce tour d’horizon, il faut rappeler que Evgueni Prigojine était d’abord un homme d’affaires qui fréquentait des milieux interlopes et dangereux, incluant des personnes disposant de ressources criminelles, financières et techniques, considérables. Un règlement de compte de type maffieux ne devrait donc pas être écarté d’un simple revers de main.

Enfin, compte tenu du profil des passagers, il n’est pas exclu que les bagages transportés aient pu contenir des armes, munitions et matériels militaires divers, dont, éventuellement des explosifs. Une manipulation accidentelle aux conséquences dramatiques ne peut être écartée de manière rédhibitoire du fait de l’expérience des personnels concernés. On est souvent stupéfait de erreurs de sécurité commises par des professionnels pourtant très qualifiés, souvent par routine.[33]

Conclusion

Faute de disposer d’éléments solides et recoupés, notre seule ambition était d’ouvrir les pistes de réflexion en laissant chacun libre d’interpréter les informations recueillies. La conclusion reste donc totalement ouverte.


[1] Private military Compagny, traduit en français par société militaire privée, SMP pour le russe Частная Военная Компания (ЧВК)

[2] Il y a déjà des témoins qui affirment avoir vu Prigojine en Afrique…

[3] Voir le bulletin STRATPOL N° 148. Certains sites évoquent quatre pannes ayant affecté cet appareil acquis en troisième main par Wagner en 2018

[4] Volatiles, drones

[5] L’aéronef a effectué un changement de cap sur demande de la tour de contrôle

[6] Des vrais, notamment l’ancien pilote de rafale de l’aéronavale Pierre-Henri CHUET sur son site ATE CHUET topgun2SPEAKER, toujours très professionnel, technique et ne polluant pas ses études par des polémiques inutiles

[7] Arrachage possible par l’action des forces aérodynamiques lors du début de vrille à plat

[8] Ce qui peut s’expliquer par la rupture du circuit hydraulique

[9] On a vu des appareils pressurisés détruits par le volume d’explosif contenu dans une simple cannette

[10] Le nombre de destruction d’aéronefs par suite d’actes de malveillance atteste de l’impossibilité de prévenir totalement ce risque, les modes opératoires et les technologies changeant souvent et rapidement.

[11] Le « coulage » des armements livrés à l’Ukraine présente d’ailleurs un risque considérable, supérieur à celui des FIM Stinger fournis par la CIA aux Moudjahidines afghans contre les Soviétiques et péniblement récupérés par la suite. En effet, ces systèmes connaissant une péremption programmée (notamment de la BCU), mais elle ne concernera les équipements les plus modernes livrés à Kiev que dans plusieurs années

[12] Assassinat le 6 avril 1994 à Kigali du président rwandais Juvénal Habyarimana et du président Burundais Cyprien Ntaryamira lorsque leur avion Falcon 50 a été abattu par un missile SA 16 tiré par la partie Tutsie, dans des conditions précisées par P. Barril, mais écartées par la Cour pénale internationale sur le Rwanda, et peu exploitées par la justice française, dans un contexte politique post-génocide très complexe pour Paris.

[13] Il a été évoqué dans certains cercles que Nikolai Platonovitch Patrushev, ancien directeur du FSB après VV Poutine, resté un proche et connu pour sa ligne dure, aurait été mandaté pour liquider la sédition

[14] Avouons que nous avions nous-mêmes penché vers cette hypothèse, que l’analyse nous rend beaucoup moins évidente.

[15] Une invention des Arabes reprise par les communistes pour nier la Providence, comme l’on sait…

[16] Officiers des services spéciaux ayant trahis, journalistes, responsables politiques et militaires, oligarques, tous en mesure d’exercer une action significative et capables d’altérer la volonté de l’Etat

[17] Sans revenir sur l’analyse, la destruction d’un convoi motorisé s’étendant sur des centaines de Km d’autoroute n’était pas techniquement d’une difficulté suffisante pour inhiber une réaction militaire et la négociation semblait donc ressortir d’une volonté initiale et d’un refus de verser le sang russe

[18] Cela dit, les relations des dirigeants politiques avec les groupes criminels et les manipulations des services spéciaux occidentaux brouillent les cartes ; on songe par exemple à l’empoisonnement de l’ancien président ukrainien et à la curieuse affaire Skripal (présentée dans un thriller écrit par un ancien des services, avant les faits)

[19] Par exemple, à l’occasion de la destruction du sous-marin russe Koursk et du refus de recourir à l’aide internationale

[20] Avec l’exception curieuse du général ukrainien chef des forces aériennes, ou bien lorsque l’aveu sert les demandes d’appui

[21] L’interprétation occidentale qui fait du Kremlin l’antre d’un nouveau Gengis Khan ou Ivan Grozny et phantasme sur une forme d’exotisme barbare, fascinant et repoussant à la fois, en évoquant l’habitus criminel supposé du dirigeant russe, semble un biais cognitif affectant l’analyse : c’est un fait, dans le cadre de la politique de puissance, les Etats, dont la Russie, pratiquent l’élimination lorsque cela est jugé nécessaire. Le prix Nobel de la paix Barak Obama a certainement fait liquider plus de personnes que Vladimir Poutine n’a dû sanctionner d’éliminations cibles.

[22] Non pas les revendications quasiment catégorielles d’un PDG perdant la main sur sa société, mais les accusations sur la gestion de la guerre par l’Etat-major et le malaise social en Russie

[23] Outre les pionniers en la matière de Executive Outcome en Afrique, Dyncorps, Blackwater,Vinnel, L3-MPRI, Aegis, etc… ont déployés leurs troupes en Afghanistan, en Irak, en Amérique latine, en Asie centrale, dans les Balkans  et en Afrique.

[24] On peut d’ailleurs s’étonner de ce Wagner ait mis « tous les oeufs dans le même panier » lors de ce vol

[25] On peut penser que les quasi-aveux du président US et de l’éphémère première ministre britannique concernant Nord Stream étaient des gaffes imputables à la sénilité de l’un et à la bêtise, ou disons l’inexpérience, de l’autre. Même le SBU nie sa responsabilité dans les actions homo le plus souvent

[26] Le président Biden a déjà qualifié son homologue russe de criminel, de boucher, a souhaité sa mort ; les narratives qui ont conditionné l’opinion reposent sur la définition d’un ennemi monstrueux et sans scrupules,par une reductio ad hitlerum classique.

[27] On peut penser que l’insistance de Washington à prolonger le conflit n’est pas étrangère à la volonté de semer autant d’obstacles que possible à ces grands projets

[28] Questionnement partagé par Xavier Moreau dans son bulletin hebdomadaire

[29] Les coïncidences sont toujours suspectes. Néanmoins il faut éviter d’attribuer une logique a posteriori en reconstruisant des événements

[30] Dans un contexte certes différent, des aéronefs commerciaux ont été détruits par suite d’erreurs humaines, soviétiques, nordaméricaines, iraniennes, françaises…

[31] C’est notamment celle de l’aile la plus dure

[32] Quant à l’idée d’une manipulation du pouvoir pour réveiller le spectre de la guerre civile – certes évoqué par le président russe lors de son discours de juin sur la sédition – afin d’affermir son contrôle social, cela nous paraît hautement improbable, car l’opération spéciale fournit déjà ce moyen et la popularité du président est considérable

[33] Même si l’âme slave et la Vodka multiplient parfois cette tendance, elle est loin d’être réservée aux Russes et, d’expérience, elle s’observe étonnement souvent chez des professionnels occidentaux.

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