JRR Tolkien contre le monde moderne : une mise au point – Nicolas Bonnal

Par Nicolas Bonnal

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Ce texte est extrait d’un chapitre de notre deuxième livre sur Tolkien (Ed. Avatar). Le premier édité
aux Belles Lettres fut traduit et publié en Russie en 2002.
But it is the aeroplane of war that is the real villain.  (Mais c’est l’avion de guerre qui est ici le vrai
méchant.) – Tolkien
Nous sommes la civilisation de la destruction du monde. – Philippe Grasset

Tolkien refuse toute allégorie. Il envoie dinguer les interprètes, et il a raison, il y en a trop : faites-moi
comme moi, écrivez de la fantasy, arrêter de courir après Tolkien ! (1)
Mais Tolkien déclare ensuite que Beren est son nom, Luthien celui de sa femme ; surtout, que le
Mordor progresse à l’ouverture d’une station-service, ou l’Isengard. Puis il déclare être un hobbit,
aimer fumer et qu’on le fiche en paix. Puis il se déclare même anarchiste à son fils, et pendant la
guerre, tout en ajoutant que s’agenouiller devant un grand seigneur ne fait de mal à personne. Enfin
il écrit qu’utiliser un bombardier reviendrait pour Frodon à chevaucher un nazgul pour libérer la
comté !
Tolkien aime se contredire, suivant ses humeurs, suivant ses interlocuteurs ou lecteurs (certains
l’énervent plus que d’autres), suivant les époques aussi. Par exemple il est selon nous beaucoup  plus
sincère contre son époque pendant la guerre qu’après. A-t-il perçu la montée terrifiante du
politiquement correct à partir des années soixante ? Certainement. En outre son monde a été
tellement déformé et recyclé par la sillification (mot qu’il utilise à propos d’une adaptation débile de
son oeuvre par… la BBC),  la stupidification si l’on ose dire. Il été récupéré par la gauche anar et
hippie avant de l’être par l’industrie médiatique et son goût prononcé pour les monstres de tout poil
et les univers sombres et tordus. Ici Melkor, avec sa cohorte d’orques, de balrocs, de dragons, de
loup-garous pouvait trouver un emploi à sa mesure, tant le satanisme de masse est devenu la culture
contemporaine de la jeunesse.
Nous n’allons pas réécrire l’histoire de la critique du monde moderne. Faisons quelques rappels
toutefois.
Elle émerge avec le romantisme en Angleterre et en France à l’époque de la révolution française et
de la révolution industrielle. C’est l’avènement de la vulgarité, de la masse, de la dictature, de
l’industrie, de l’argent, de la pollution, de tout ce que nous adorons et déifions aujourd’hui. Balzac
parle quelque part (dans Béatrix en fait) du remplacement de l’œuvre  par le produit.
Car à l’époque on résiste encore un peu. Voyez Edmund Burke, gentleman britannique qui a plus fait
pour la France que n’importe quel Français (pauvre Rivarol, sinistre de Maistre !) à cette tragique
époque :
« … je n’aurais pas imaginé que j’aurais vécu pour voir de tels désastres s’abattre sur elle dans une
nation d’hommes vaillants, dans une nation d’hommes d’honneur et de cavaliers . Je pensais que dix
mille épées avaient dû sortir de leur fourreau pour venger ne serait-ce qu’un regard qui la menaçait
d’insulte. Mais l’âge de la chevalerie a disparu.

Celui des sophistes, des économistes ; et les calculatrices ont réussi ; et la gloire de l’Europe s’éteint à
jamais. »(2)
Attends Edmund, y’a Barroso ! Les économistes ont remplacé les hommes d’honneur. Nous sommes
bien d’accord. Un Alexandre Dumas très inspiré, plus en tout cas que ses collègues du Panthéon, écrit
lui :
— La cause la plus sacrée qu’il y ait au monde, dit Athos ; celle du malheur, de la royauté et de la
religion. Un ami, une épouse, une fille, nous ont fait l’honneur de nous appeler à leur aide. Nous les
avons servis selon nos faibles moyens, et Dieu nous tiendra compte de la volonté à défaut du
pouvoir…
Et Athos ajoute dans ces phrases sublimes :
— …tous les gentilshommes sont frères, parce que vous êtes gentilhomme, parce que les rois de tous
les pays sont les premiers entre les gentilshommes, parce que la plèbe aveugle, ingrate et bête prend
toujours plaisir à abaisser ce qui lui est supérieur ; et c’est vous, vous, d’Artagnan, l’homme de la
vieille seigneurie, l’homme au beau nom, l’homme à la bonne épée, qui avez contribué à livrer un roi
à des marchands de bière, à des tailleurs, à des charretiers ! Ah ! d’Artagnan, comme soldat, peut-
être avez-vous fait votre devoir, mais comme gentilhomme, vous êtes coupable, je vous le dis.(3)
Cette belle lancée est d’autant plus intéressante qu’elle concerne le roi d’Angleterre supplicié par les
marchands et les agents du puritanisme qui préparent là une conquête mondiale.
Chateaubriand aussi (n’en déplaise au francophobe Tolkien!) chante et regrette sa vieille Angleterre
(Old England! Voyez  le King Arthur de Purcell) dans des lignes sublimes qui évoquent la Fin de
l’Histoire selon Hegel, Kojève ou Fukuyama. L’Angleterre se banalise sous le règne de Rothschild et
des Windsor…
« Il me semble que j’achève une course en Angleterre comme celle que je fis autrefois sur les débris
d’Athènes, de Jérusalem, de Memphis et de Carthage. En appelant devant moi les siècles d’Albion, en
passant de renommée en renommée, en les voyant s’abîmer tour à tour, j’éprouve une espèce de
douloureux vertige. Que sont devenus ces jours éclatants et tumultueux où vécurent Shakespeare et
Milton, Henri VIII et Elisabeth, Cromwell et Guillaume, Pitt et Burke ? Tout cela est fini ; supériorités
et médiocrités, haines et amours, félicités et misères, oppresseurs et opprimés, bourreaux et
victimes, rois et peuples, tout dort dans le même silence et la même poussière. »(4)
Encore n’est-on là que dans la métaphore et la nostalgie romantique. Mais Chateaubriand voit
l’Angleterre déjà détruite, un siècle avant le Seigneur des anneaux. Et cela donne :
« Aujourd’hui ses vallées sont obscurcies par les fumées des forges et des usines, ses chemins
changés en ornières de fer ; et sur ces chemins, au lieu de Milton et de Shakespeare, se meuvent des
chaudières errantes. »
Déjà les pépinières de la science, Oxford et Cambridge, prennent un air désert : leurs collèges et leurs
chapelles gothiques, demi-abandonnés, affligent les regards ; dans leurs cloîtres auprès des pierres
sépulcrales du moyen âge, reposent oubliées les annales de marbre des anciens peuples de la Grèce ;
ruines qui gardent les ruines. »(5)
Après ces rappels voyons un peu Tolkien, sa description de la destruction du monde, sa description
du monde moderne donc : anéantissement de la nature et des paysages traditionnels, constructions
hideuses et polluantes, pullulement de ruffians et de règlements (il me semble qu’on a tout résumé

là). C’est dans le Seigneur des Anneaux, épisode proche de notre âge de fer rouillé (ou de laiton), qu’il
a précisément donné ces descriptions. Alors on l’écoute :
« Il y avait là de nombreuses maisons, chambres, salles et passages creusés dans la face intérieure
des murs, de sorte que le cercle découvert était surplombé d’innombrables fenêtres et portes
sombres. Des milliers de personnes pouvaient habiter là, ouvriers, serviteurs, esclaves et guerriers
avec de grands approvisionnements d’armes, des loups étaient nourris et logés en dessous dans de
profondes tanières. La plaine aussi était forée et creusée. Des puits s’enfonçaient loin dans le sol,
l’orifice en était recouvert de monticules bas et de dômes de pierre, de sorte qu’au clair de lune le
Cercle d’Isengard avait l’air d’un cimetière de morts agités (a graveyard of unquiet dead). Car la terre
tremblait. Les puits descendaient par de nombreuses pentes et escaliers en spirale vers des cavernes
profondes, là, Saroumane avait des trésors, des magasins, des armureries, des forges et de grands
fourneaux. Des roues d’acier y tournaient sans répit, et les marteaux y résonnaient sourdement. La
nuit, des panaches de vapeur s’échappaient des trous d’aération, éclairés par en dessous de lueurs
rouges, bleues ou d’un vert vénéneux (venomous green). »(6)
Un cimetière de morts agités… Le monde moderne est avant tout une « déformation dégoûtante »,
comme dit Lovecraft, de ce qui était original et ancien. C’est ainsi que Tolkien décrit cet endroit
similaire à la tour de Barad-dûr, dont le nom vient du turc (bahadir, le héros) :
« L’Isengard était une étonnante place forte, et elle avait longtemps été belle, là avaient résidé de
grands seigneurs, les gardiens du Gondor à l’Ouest, et des sages qui observaient les étoiles. Mais
Saroumane l’avait lentement adaptée à ses desseins mouvants et, à son idée, bien qu’il s’abusât,
améliorée car tous ces artifices et dispositifs ingénieux, pour lesquels il abandonna sa sagesse
antérieure et qu’il se plaisait à imaginer siens, ne venaient que du Mordor, de sorte que ce qu’il
faisait n’était rien d’autre qu’une copie en petit modèle d’enfant ou flatterie d’esclave de ces vastes
forteresse, armurerie, prison, fourneau à grande puissance, qu’était Barad-dûr, la Tour Sombre, qui
ne souffrait pas de rivale et se riait de la flatterie, attendant son heure, invulnérable dans son orgueil
et sa force incommensurable. »(7)
Sylvebarbe, lui, comprend enfin la menace, faite de rouages, de métaux et puissance :
«Je crois comprendre à présent ses desseins. Il complote pour devenir une Puissance. II a un esprit de
métal et de rouages, et il ne se soucie pas des choses qui poussent, sauf dans la mesure où elles lui
servent sur le moment. Et il est clair maintenant que c’est un traître noir. Il s’est acoquiné avec des
gens immondes, avec des Orques. Brm, houm ! Pis encore : il leur a fait quelque chose, quelque
chose de dangereux. Car ces Isengardiens ressemblent davantage à de mauvais Hommes. C’est une
marque des choses néfastes qui vinrent dans les Grandes Ténèbres parce qu’elles ne peuvent
supporter le Soleil, mais les Orques de Saroumane le peuvent, même s’ils le détestent. Je me
demande ce qu’il a fait. Sont-ce des Hommes qu’il a dégradés ou a t-il métissé la race des Orques
avec celle des Hommes? Ce serait là un noir méfait! » (8)
Et dans le fameux chapitre du nettoyage de la comté, Tolkien démonte tout le mécanisme du monde
dit moderne : comment on veut gagner plus, comment on saccage tout, comment on contraint tout ;
comment on réalise le socialisme dont les factions, dit-il quelque part, se disputent durant la
« Deuxième Guerre Mondiale »  (c’est ce que disent et constatent aussi les libertariens).
«Tout a commencé avec La Pustule, comme on l’appelle, dit le Père Chaumine, et ça a commencé
aussitôt après votre départ, Monsieur Frodon. Il avait de drôles d’idées, ce La Pustule. II semble qu’il
voulait tout posséder en personne, et puis faire marcher les autres. Il se révéla bientôt qu’il en avait
déjà plus qu’il n’était bon pour lui, et il était tout le temps à en raccrocher davantage, et c’était un

mystère d’où il tirait l’argent: des moulins et des malteries, des auberges, des fermes et des
plantations d’herbe. Il avait déjà acheté le moulin de Rouquin avant de venir à Cul de Sac,
apparemment… Mais à la fin de l’année dernière, il avait commencé à envoyer des tas de
marchandises, pas seulement de l’herbe. Les choses commencèrent à se raréfier, et l’hiver venait,
aussi. Les gens s’en irritèrent, mais il avait une réponse toute prête. Un grand nombre d’Hommes,
pour la plupart des bandits, vinrent avec de grandes charrettes, les uns pour emporter les
marchandises au loin dans le Sud, d’autres pour rester. Et il en vint davantage. Et avant qu’on sût où
on en était, ils étaient plantés par-ci par-là dans toute la Comté, et ils abattaient des arbres,
creusaient, se construisaient des baraquements et des maisons exactement selon leur bon plaisir. Au
début, les marchandises et les dommages furent payés par La Pustule, mais ils ne tardèrent pas à
tout régenter partout et à prendre ce qu’ils voulaient. »(9)
Les choses s’aggravent bien sûr :
«Et puis il y eut quelques troubles, mais pas suffisamment. Le vieux Will le Maire partit pour Cul de
Sac afin de protester mais il n’y arriva jamais. Des bandits mirent la main sur lui et l’enfermèrent dans
un trou à Grand’Cave, où il est toujours. Après cela, c’était peu après le Nouvel An, il n’y eut plus de
Maire et La Pustule s’appela Shiriffe en Chef, ou simplement Chef, et fit ce qui lui plaisait, et si
quelqu’un se montrait «arrogant», comme ils disaient, il prenait le même chemin que Will. »
Ce shériff fait penser à celui de Nottingham ! Ensuite comme chez Chesterton (10), on s’en prend au
tabac, à la boisson, à tout ce qui est bon :
« II ne restait plus rien à fumer, sinon pour les Hommes, et le Chef, qui n’en tenait pas pour la bière,
sauf pour ses Hommes, ferma toutes les auberges, et tout, à part les Règles, devint de plus en plus
rare, à moins qu’on ne pût cacher un peu de ce qui nous appartenait, quand les bandits faisaient leur
tournée de ramassage pour «une juste distribution» : ce qui signifiait qu’ils l’avaient et pas nous,
excepté les restes qu’on obtenait aux Maisons des Shiriffes, si on pouvait les avaler. Tout était très
mauvais. Mais, depuis l’arrivée de Sharcoux, ç’a été la ruine pure. » (11)
Chesterton a écrit des passages de la même veine (je veux dire : vraiment de la même veine), en
1925 encore, dans The improbable success of Mr Owen Hood.
Après cette aggravation (communisme, économie de guerre…), on en arrive à la phase terminale :
«Sharcoux est le plus grand bandit de tout le tas, semble-t-il, répondit Chaumine. C’est vers la
dernière moisson, à la fin de Septembre peut-être, qu’on a entendu parler de lui pour la première
fois. On ne l’a jamais vu, mais il est là-haut à Cul de Sac, et c’est lui le véritable Chef à présent, je
pense. Tous les bandits font ce qu’il ordonne, et ce qu’il ordonne, c’est surtout : taillez, brûlez et
ruinez, et maintenant, ça en vient à tuer. II n’y a plus même de mauvaises raisons. Ils coupent les
arbres et les laissent là, ils brûlent les maisons et ne construisent plus. »(12)
Comme on boit du petit lait en liant ces lignes immortelles, on continue :
«Prenez le moulin de Rouquin, par exemple. La Pustule l’a abattu presque dès son arrivée à Cul de
Sac. Puis il a amené un tas d’hommes malpropres pour en bâtir un plus grand et le remplir de roues
et de machins étrangers. Seul cet idiot de Tom a été content, et il travaille à astiquer les roues pour
les Hommes, là où son papa était le Meunier et son propre maître. L’idée de La Pustule était
de moudre davantage et plus vite, ou c’est ce qu’il disait. Il a d’autres moulins semblables. Mais il faut
avoir du blé pour moudre, et il n’y en avait pas plus pour le nouveau moulin que pour l’ancien. Mais
depuis l’arrivée de Sharcoux on ne moud plus de grain du tout. Ils sont toujours à marteler et à
émettre de la fumée et de la puanteur, et il n’y a plus de paix à Hobbitebourg, même la nuit. Et ils

déversent des ordures exprès, ils ont pollué toute l’Eau inférieure, et ça descend jusque dans le
Brandevin. S’ils veulent faire de la Comté un désert, ils prennent le chemin le plus court. Je ne crois
pas que cet idiot de La Pustule soit derrière tout cela. C’est Sharcoux, m’est avis » (13)
Ensuite les hobbits découvrent leur propre territoire dévasté et saccagé par les innovateurs et
progressistes, les investisseurs et les planificateurs (c’est Byron qui dans Manfred conjure ainsi les
démons : you agencies!)  :
« Ce fut une des heures les plus tristes de leur vie. La grande cheminée s’éleva devant eux, et,
comme ils approchaient du vieux village de l’autre côté de l’Eau, en passant entre des rangées de
nouvelles et vilaines maisons, ils virent le nouveau moulin dans toute sa rébarbative et sale laideur:
grand bâtiment de brique à cheval sur la rivière, qu’il polluait d’un débordement fumant et
nauséabond. Tout au long de la Route de Lézeau, les arbres avaient été abattus. »(14)
Ce qui rassure c’est qu’il y a toujours des imbéciles pour apprécier cela (aujourd’hui pour ne plus le
voir).
Voyons maintenant ce que dit Tolkien de tout cela dans sa correspondance.
Des Orques et des hommes sauvages tout d’abord :
« Dans le cas de ceux qui sortent aujourd’hui de prison « soumis à un lavage de cerveau », brisés ou
fous, faisant l’éloge de leurs tortionnaires, une telle délivrance immédiate n’est généralement pas
visible. »(15)
Le terme de brainwashing est étonnant pour un auteur comme Tolkien. On n’est pas dans le Candidat
mandchourien tout de même ! Ce serait là un orque : un être torturé et transformé pour les besoins
de la guerre, un elfe brainwashé…
Il précise ailleurs sa pensée sur ce point :
« Car nous tentons de conquérir Sauron avec l’Anneau. Et nous réussirons (semble-t-il). Mais la
pénalité est, comme vous le savez, d’engendrer de nouveaux Saurons et de transformer lentement
les hommes et les elfes en orques.  »(16)
Dans cette même lettre à son fils Christopher, Tolkien n’hésite pas à écrire cette phrase :
« Eh bien, vous voilà : un hobbit parmi les Urukhai. Gardez votre passe-temps dans votre cœur et
pensez que toutes les histoires ressemblent à cela lorsque vous y êtes. Vous êtes dans une très belle
histoire ! »(17)
Demeurer un hobbit au milieu des orques, tout un programme…
Sur l’esprit d’Isengard et la destruction d’Oxford, il ose aussi cette comparaison :
« Même si l’esprit de ‘Isengard’, sinon du Mordor, est bien sûr toujours présent. Le projet actuel de
détruire Oxford pour y installer des automobiles est un cas exemplaire. »(18)
Tolkien et la menace américaine dans le monde dit moderne ? Voici ce qu’il écrit à son fils au
moment de la terrifiante conférence de Téhéran :
Ma chérie,
« Le Ballyhoo de Téhéran… Je dois admettre que j’ai souri d’une sorte de sourire maladif… quand j’ai
entendu parler de ce vieux meurtrier assoiffé de sang Joseph Staline invitant toutes les nations à
rejoindre une heureuse famille de gens dévoués à l’abolition de la tyrannie et de l’intolérance ! » (19)

L’oncle Joe, le copain du socialiste Roosevelt, était invité à célébrer avec lui la conquête de l’Europe,
les droits de l’homme et tout le reste : mais le pire était à venir après la guerre, à savoir
l’homogénéisation et l’américanisation du monde. Lisez ces lignes extraordinaires et presque
comiques (la séquelle de pays arriérés à conquérir pour le féminisme et la marchandise US) :
 « Plus les choses deviennent grandes, plus le globe devient petit et plus terne ou plat. Cela devient
une foutue petite banlieue de province. Lorsqu’ils ont introduit l’assainissement américain, le moral,
le féminisme et la production de masse dans tout le Proche-Orient, le Moyen-Orient, l’Extrême-
Orient, l’URSS, la Pampa, le Gran Chaco, le bassin danubien, l’Afrique équatoriale, Hither Further et
Inner Mumboland, Gondhwanaland. , Lhassa et les villages du plus sombre Berkshire, comme nous
serons heureux . »(20)
Sur le féminisme américain et sa tendance profonde à transformer le monde en nursery et les
citoyens en enfants, Chesterton avait aussi tout dit dans son opus américain. Debord dira lui que
dans un monde unifié on ne saurait s’exiler. Tolkien aussi, dans cette même lettre spéciale adressée
donc à Christopher le 9 décembre 1943 :
« En tout cas, cela devrait réduire les déplacements. Il n’y aura nulle part où aller. Les gens iront donc
(à mon avis) d’autant plus vite. Le colonel Knox affirme que les ⅛ de la population mondiale parle «
anglais », et qu’il s’agit du groupe linguistique le plus important. Si c’est vrai, putain de honte – dis-je.
Que la malédiction de Babel frappe toutes leurs langues jusqu’à ce qu’ils ne puissent que dire « baa
baa ». Cela signifierait à peu près la même chose. »(21)
Et la cerise sur le gâteau sur la société américanisée et cosmopolite :
« Je pense que je vais devoir refuser de parler autre chose que le vieux mercien.
Mais sérieusement : je trouve cet américano-cosmopolitisme très terrifiant . »(22)
On comprend pourquoi il redoutait pour son roman la récupération et la pollution commerciale
américaine et mondiale ! Parler en vieux mercien pour ne plus se faire comprendre… Et de rappeler
qu’il aime l’Angleterre mais certainement pas le Commonwealth (grrr… dit-il en énonçant cet infâme
vocable). Chesterton avait aussi jadis remis Kipling à sa place, et considéré, dans ses Hérétiques, d’un
œil les mondialistes post-impériaux comme l’inénarrable et médiocre H.G. Wells…
« Car j’aime l’Angleterre (pas la Grande-Bretagne et certainement pas le Commonwealth britannique
(grr !)… »(23)
Théophile Gautier, de passage à Grenade (où nous résidons une partie de l’année) avait un jour écrit
aussi ces belles et tristes lignes un siècle avant Tolkien ou presque :
« C’est un spectacle douloureux pour le poète, l’artiste et le philosophe, de voir les formes et les
couleurs disparaître du monde, les lignes se troubler, les teintes se confondre et l’uniformité la plus
désespérante envahir l’univers sous je ne sais quel prétexte de progrès.
Quand tout sera pareil, les voyages deviendront complètement inutiles, et c’est précisément alors,
heureuse coïncidence, que les chemins de fer seront en pleine activité. À quoi bon aller voir bien loin,
à raison de dix lieues à l’heure, des rues de la Paix éclairées au gaz et garnies de bourgeois
confortables? » (24)
Nous en revenons à notre citation initiale. La catastrophe de l’aviation moderne et des
bombardements qui mettent fin à la guerre :

« Mais c’est l’avion de guerre qui est le véritable méchant. Et rien ne peut vraiment adoucir mon
chagrin que vous, mon bien-aimé, ayez un quelconque lien avec cela. Mes sentiments sont plus ou
moins ceux qu’aurait eus Frodon s’il avait découvert des Hobbits apprenant à monter des oiseaux
Nazgûl, « pour la libération de la Comté ».  »(25)
Oui, la libération fait bien rire quand elle est gagnée à ce prix.
Mais on comparera ces lignes de Bernanos à celles de Tolkien :
« Je me permettrai pourtant de revenir sur ce type si parfaitement représentatif, en un sens, de
l’ordre et de la civilisation des machines, l’aviateur bombardier. Torchez-vous une dernière fois les
yeux, et revenons si vous le voulez bien à l’aviateur bombardier. Je disais donc que le brave type qui
vient de réduire en cendres une ville endormie se sent parfaitement le droit de présider le repas de
famille, entre sa femme et ses enfants, comme un ouvrier tranquille sa journée faite. »(26)
Bernanos ajoutait dans son même beau pamphlet qu’avant la Grande Guerre nous vivions comme
dans la Comté – ou presque.
« J’ai vécu à une époque où la formalité du passeport semblait abolie à jamais. N’importe quel
honnête homme, pour se rendre d’Europe en Amérique, n’avait que la peine d’aller payer son
passage à la Compagnie Transatlantique. Il pouvait faire le tour du monde avec une simple carte de
visite dans son portefeuille. »(27)
Tolkien insiste : il déteste cette guerre et son monde, ses conséquences et ses vainqueurs. Il écrit
encore :
« Mais dans ce cas, comme je ne connais rien de l’impérialisme britannique ou américain en
Extrême-Orient qui ne me remplisse de regret et de dégoût, je crains de ne pas être soutenu même
par une lueur de patriotisme dans cette guerre qui reste. Je n’y souscrirais pas un sou, encore moins
un fils, si j’étais un homme libre. Cela ne peut profiter qu’à l’Amérique ou à la Russie. »(28)
Oui, avec le triomphe du communisme en Europe pour les cinquante années à suivre ; et avec
ensuite la folie américaine de prolonger l’existence de l’Otan pour achever de détruire l’Europe.
Finalement le Brexit redonne ses lettres de noblesse à l’Angleterre et à son fidèle et champêtre allié
gallois (ses archers détruisaient nos armées au quatorzième siècle)…
A propos de la destruction de l’Europe, Tolkien se met à parler de Berlin et de sa prochaine prise
catastrophique par l’armée rouge :
« Je viens d’apprendre la nouvelle….. Des Russes à 60 milles de Berlin. Il semble que quelque chose
de décisif pourrait bientôt se produire. La destruction et la misère effroyables de cette guerre
augmentent d’heure en heure : destruction de ce qui devrait être (en fait est) la richesse commune
de l’Europe et du monde, si l’humanité n’était pas si obsédée, richesse dont la perte nous affectera
tous, vainqueurs ou non. . Pourtant, les gens se réjouissent d’entendre parler des files interminables,
longues de 40 miles, de misérables réfugiés, de femmes et d’enfants affluant vers l’Ouest, mourant
en chemin. Il ne semble plus y avoir de pitié ou de compassion, ni d’imagination, en cette heure
sombre et diabolique. Je ne veux pas dire par là que tout ne peut pas, dans la situation
actuelle, principalement (pas uniquement) créé par l’Allemagne, soit nécessaire et inévitable. Mais
pourquoi se réjouir ! Nous étions censés avoir atteint un stade de civilisation dans lequel il était peut-
être encore nécessaire d’exécuter un criminel, mais pas de se réjouir, ni de pendre sa femme et son
enfant près de lui pendant que la foule des orques huait. La destruction de l’Allemagne, même si elle
est 100 fois méritée, est l’une des catastrophes mondiales les plus épouvantables. »  (29)

Massacre des femmes et des enfants d’abord, des prisonniers et des  réfugiés allemands, destruction
de la plus importante civilisation-société européenne, dimension diabolique de l’heure. Que
demander de plus à nos gouvernements démocratiques ? Les millions de morts de famine de l’après-
guerre ! (30)
Tolkien reconnait aussi que la guerre n’a pas été le fait des seuls allemands. Il n’est pas le seul et
voyez -parmi beaucoup d’autres – le très bon livre de mon ami Guido Preparata à ce sujet. (31)
Et comme Bernanos Tolkien dénonce dans cette lettre fantastique et eschatologique la guerre des
machines :
 «  Eh bien, eh bien – vous et moi ne pouvons rien y faire… Eh bien, la première Guerre des Machines
semble tirer vers son dernier chapitre non concluant – laissant, hélas, tout le monde plus pauvre,
beaucoup de personnes endeuillées ou mutilées et des millions de morts, et une seule chose
triomphante : les Machines. À mesure que les serviteurs des Machines deviennent une classe
privilégiée, les Machines vont devenir énormément plus puissantes. Quelle est leur prochaine action
?… »(32)
Il nous semble important d’ajouter qu’aujourd’hui les (jeunes) gens les plus riches du monde, les
nouveaux « 300 » de Rathenau (et non de Léonidas) sont les maîtres des ordinateurs et des réseaux,
qu’ils sont presque tous américains, de Gates à Zuckerberg en passant par Dell, Page et Bryn de
Google. Et que le monde de Tolkien, ô comble de l’horreur été totalement recyclé et caricaturé,
souillé et profané par ces agents. Même Gollum devient une entité numérique dans l’adaptation si
frauduleuse du livre…
Mais la transformation du monde en dystopie a aussi été dénoncée par l’écrivain William Gibson
père du cyberspace. Dans ces conditions…
Dans ces conditions demeurons optimistes :
« …et c’est ainsi que, si l’on veut aller jusqu’à la réalité de l’ordre le plus profond, on peut dire en
toute rigueur que la « fin d’un monde » n’est jamais et ne peut jamais être autre chose que la fin
d’une illusion. » (33)


Nicolas Bonnal
 
Remarques
(1) Voyez nos infortunées et imaginatives fictions : Les Maîtres carrés ; les Territoires protocolaires
(Michel de Maule) ; les contes latinos (publiés par Michel de Maule) ; Nev le bureaucrate (en PDF, sur
france-courtoise.info)
(2) Burke, Réflexions sur la Révolution en France, p.63
(3) Dumas, Vingt ans après, chapitre LXI
(4) Mémoires d’Outre-tombe, 3 L27 Chapitre 11
(5) ibid.
(6) Les Deux Tours, chapitre 8
(7) ibid., ch. 4

(8) Le retour du roi, chapitre Le nettoyage de la comté
(9) ibid.
(10) Voyez l’Auberge volante, The Flying Inn
(11) Le nettoyage de la comté, suite
(12) ibid.
(13) Le nettoyage de la comté, suite
(14) ibid.
(15) Lettres de Tolkien, Extrait d’une lettre à Miss J. Bum (ébauche) 26 juillet 1956
(16) Lettres de Tolkien, Extrait d’une lettre à Christopher Tolkien du 6 mai 1944
(17) ibid.
(18) ibid., To Michael Straight [ébauches], février 1956
(19) Lettres de Tolkien ; À Christopher Tolkien 20 Northmoor Road, Oxford, 9 décembre 1943
(20) ibid.
(21) ibid., à Christopher Tolkien 20 Northmoor Road, Oxford, 9 décembre 1943
(22) ibid.
(23) toujours la même lettre !
(24) Théophile Gautier, Voyage en Espagne.
(25) Lettres de Tolkien, Extrait d’une lettre à Christopher Tolkien du 29 mai 1945
(26) Bernanos, La France contre les robots, chapitre 8
(27) ibid. chapitre I
(28) Lettres de Tolkien, Extrait d’une lettre à Christopher Tolkien du 29 mai 1945
(29) Lettres de Tolkien, à Christopher Tolkien 20 Northmoor Road, Oxford, 30 janvier 1945 (FS 78)
(30) Voyez James Bacques, Other losses.
(31) Guido Preparata, évoquant Hitler
(32) Lettres de Tolkien, à Christopher Tolkien, Oxford, 30 janvier 1945 (FS 78)
(33) René Guénon, Le règne de la quantité, chapitre LX, dernières lignes…

2 pensées sur “JRR Tolkien contre le monde moderne : une mise au point – Nicolas Bonnal

  • 10 septembre 2023 à 18 h 08 min
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    C’est peut être utile, un peu, d’enfoncer les portes ouvertes pour ceux qui ne les voient pas telles qu’elles sont… mais pourquoi tant de manières et de flux verbeux ?

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    • 13 septembre 2023 à 15 h 40 min
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      C’est le pêché mignon de Nicolas Bonnal, nous noyer dans sa prose logorrhéique, comme si la situation n’était pas déjà suffisamment confuse…

      Répondre

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