De Gaulle : une intelligence prophétique de l’Histoire

Par Eric Branca

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Eric Branca, extrait de la préface de De Gaulle et les grands, Perrin, 2020, Tempus, 2025.

« De Gaulle s’est spontanément trouvé chez lui parmi les grands – et même les plus grands – alors que rien ne le prédisposait à les fréquenter un jour, pour peu qu’on se réfère aux règles du cursus politique ordinaire.

En mai 1940, quelques semaines avant de surgir sur les ondes de la BBC pour condamner l’Armistice et appeler tous les Français désireux de rester libres à se « réunir à lui », il va sur ses cinquante ans, et stagne au grade de Colonel. Beaucoup de ses camarades, côtoyés deux décennies plus tôt à Saint-Cyr, arborent déjà deux, et parfois trois étoiles sur leur képi de général.

Essayiste prolifique, il a certes connu un début de notoriété, quand, en 1934, il a publié Vers l’armée de métier et tenté de convaincre le pouvoir militaire et la classe politique de l’urgence qu’il y avait à bouleverser leurs conceptions stratégiques. Mais six ans plus tard, cette publicité relative lui a valu d’être renié par son protecteur, le maréchal Pétain, et de devenir, ipso facto, la bête noire d’un état-major arcbouté sur sa philosophie défensive.…

Même appelé dans le gouvernement par Paul Reynaud, le 5 juin 1940, en qualité de sous-secrétaire d’État à la guerre (et nommé général, seulement, à titre temporaire), de Gaulle compte encore et toujours pour rien sur l’échiquier.

Quand, prenant acte de l’avancée foudroyante des Allemands, il propose de transférer les pouvoirs publics en Algérie afin de préserver leur liberté d’action et d’organiser la poursuite de la lutte à partir de l’empire (« La Méditerranée, proclame-t-il en vain, doit devenir la Marne de l’Afrique »), on le regarde comme un illuminé. Pis, comme un irresponsable qui ferait mieux de réfléchir aux moyens de garder assez de troupes intactes en métropole pour y maintenir l’ordre, une fois l’armistice signée! Comme si tirer sur le peuple était une fin en soi…  

Et voici que, dès le 28 juin 1940, le premier ministre britannique, Winston Churchill, reconnaît comme « chef des Français libres » celui que, dans une vaticination restée célèbre, il avait, deux semaines plus tôt, surnommé « l’homme du destin » ! Chassé de Paris, le gouvernement français fuyait alors vers Bordeaux et de Gaulle lui était apparu comme un roc de détermination perdu dans un océan d’abandon.

Premier des « grands » à distinguer en de Gaulle son égal, le « vieux lion » ne changera jamais d’avis, en dépit (et peut-être à cause) des disputes homériques qui, jusqu’en 1944, émailleront leurs rapports entre deux réconciliations non moins spectaculaires.

Chaque jour ou presque, à partir de l’été 1940, tandis que l’Angleterre à son tour, lutte pour sa survie et jusqu’à ce que de Gaulle, en 1943, se fixe à Alger, Churchill et celui que le gouvernement de Vichy avait dégradé puis condamné à mort, referont le monde ensemble, s’épauleront ou se déchireront, confrontant leurs analyses ou réfléchissant aux moyens d’atténuer l’hostilité de Franklin Roosevelt envers les Français libres.

Après moult manœuvres et autant échecs pour imposer une alternative à de Gaulle, le président américain déposera finalement les armes et reconnaîtra, en septembre 1944, son gouvernement provisoire comme seule autorité française légitime. Il faut dire qu’entre-temps, ce dernier avait multiplié les ouvertures en direction de Staline, comme jadis François Ier était parvenu à briser l’étau Habsbourg en s’appuyant sur les Ottomans…

Ces « grands », devenus ses pairs, l’homme du 18 juin ne cessera plus, dès lors, de les rencontrer, de les séduire ou de les inquiéter. Même pendant sa « traversée du désert » (1946-1958), il n’en continue pas moins d’être au centre de toutes les spéculations géopolitiques.

Reviendra-t-il au pouvoir ? Et, si oui, vers quel bloc penchera la France ? Grâce à l’action du Rassemblement du Peuple français, seul mouvement que de Gaulle a jamais accepté de présider, celle-ci n’a-t-elle pas repoussé le projet d’armée européenne conçu et promu par les États-Unis qui devaient en prendre la tête ?

Vaines alarmes ! Paris ne quittera pas l’Alliance atlantique, seulement son commandement intégré, incompatible avec la création de la dissuasion nucléaire française, elle-même inséparable de la souveraineté politique restaurée par de Gaulle en même temps qu’il donnait leur indépendance à nos anciennes colonies.

Une liberté stratégique qui n’en donnera que plus de poids à ses décisions quand, aux moments cruciaux de la crise de Berlin (août 1961) ou de celle des missiles (octobre 1962), il soutiendra, sans discussion, la cause des États-Unis.

Il faut dire qu’au-delà même de la posture originale qui est désormais celle de la France et lui confère une importance bien supérieure au poids qui serait resté le sien comme membre docile de l’Alliance atlantique, de Gaulle bénéficie d’un prestige personnel inégalé. Roosevelt est mort, Staline aussi. Churchill, devenu l’ombre de lui-même, les suit en 1965. Bref, de tous les représentants en exercice d’une puissance mondiale, il est le dernier, avec Mao, à tirer de la guerre une légitimité historique. Le secrétaire d’État américain Henry Kissinger en fera l’expérience quasi-physique, le 31 mars 1969, lors de la réception donnée par Richard Nixon en l’honneur des autres « grands » venus assister aux obsèques du général Eisenhower.

« Il exsudait l’autorité. Sa présence était telle qu’il fut le point de mire de toute l’assistance. D’autres chefs de gouvernement et de nombreux sénateurs qui proclamaient généralement leur antipathie pour les généraux autoritaires se pressaient autour de lui et le regardaient comme une bête curieuse. On avait l’impression que s’il se dirigeait vers une fenêtre, le centre de la pièce se déplacerait et que tout le monde basculerait dans le jardin. »

Vingt mois plus tard, changement de décor. C’est au tour du Général, chassé du pouvoir en avril 1969 et disparu subitement le 9 novembre 1970, d’attirer à ses obsèques ces « grands » qu’il avait côtoyés. Autour d’un cercueil vide, sous la nef de Notre Dame de Paris, ce n’est pas seulement au libérateur de la France qu’au nom de leurs peuples, les chefs d’État du monde viennent rendre hommage. C’est aussi et peut-être surtout à l’une des dernières figures de proue du XX° siècle.

Immergé dans l’Histoire, le Général ne sépare pas celle-ci de son quotidien d’homme d’État. Et même d’homme privé, si tant est qu’à côté de De Gaulle, comme en doutait Malraux, ait jamais existé un ‘‘ Charles’’. « Quand il disait ‘‘la France’’, il pensait ‘‘Je ‘’ et ne s’en cachait guère, résume Edmond Pognon au début de son magistral essai De Gaulle et l’histoire de France. D’autres ont été mis à Sainte-Anne pour beaucoup moins ».

C’est ce même mystère que, d’une phrase, résumait François Mauriac : « Un fou a dit : ‘‘Moi, la France’’, et personne n’a ri parce que c’était vrai » … Raphaël Dargent qui, un demi-siècle après Mauriac, a revisité le sujet dans son portrait du Général en « douze tableaux d’Histoire de France », va encore plus loin et rejoint sans doute le sentiment qui étreignait, en sa présence, la plupart des chefs d’État étrangers :

« De Gaulle, nous osons le répéter, est beaucoup plus qu’un personnage historique parmi d’autres : c’est comme si se résumaient en lui tous les personnages de notre histoire, comme s’il était la Figure parfaite de celle-ci parce qu’il en est le condensé. Tout à la fois Vercingétorix quand il est la Résistance, Clovis quand il est la Foi, Hugues Capet quand il est la Légitimité, Saint Louis quand il est la Vocation universelle, Philippe Auguste quand il est le Rassemblement, Jeanne d’Arc quand il est l’Incarnation de la France, Louis XI quand il est le Réalisme politique, Richelieu quand il est l’Autorité de l’État, Louis XIV quand il est la Grandeur, Napoléon quand il est la Gloire militaire, Gambetta quand il est la force du Verbe, Clemenceau quand il est le Caractère. »

Le nom de famille du Général a-t-il été pour quelque chose dans cette identification ? L’homophonie entre de Gaulle et la Gaule ne fut sûrement pas sans portée, au moins inconsciemment, dans la formation de sa personnalité:

« Le Général, écrit encore Pognon, a tout de même été un enfant. Un jour, à six ou sept ans, peut-être plus tôt, il a lu ou entendu pour la première fois, comme nous tous : ‘‘Notre pays s’appelait autrefois la Gaule’’. De ce jour-là, le petit Charles n’aurait-il pas décidé, une fois pour toutes, qu’il portait le nom même de sa patrie ? »  

Seule chose certaine: l’Homme du 18 juin n’a séparé la Gaule de la France, dont il fait remonter l’origine à Brennus, le chef celte qui, en 390 av. JC, se rendit maître de Rome, et non à Vercingétorix qui, trois siècles et demi plus tard, se rendit à César et que glorifia le régime de Vichy…

Visite-t-il l’Allemagne vaincue, en octobre 1945 ? C’est pour proclamer, à Mayence, le nécessaire oubli des haines et, devant l’accueil enthousiaste qui lui est fait, constater que « l’âme des ancêtres Gaulois et Francs revit en ceux qui sont là ».  Deux jours plus tard, le voici à Fribourg où, confronté à la même ferveur, il s’exclame: « Comment croire qu’il y ait eu jamais chez les Germains, à l’égard des Gaulois, autre chose que cette cordialité dont on m’offre des preuves éclatantes? ».

 Et ainsi de suite jusqu’au soir de sa vie, chaque évènement, chaque crise surtout, lui offrant l’occasion de démontrer combien, à ses yeux, la France, « vouée par la providence, à des succès achevés ou des malheurs exemplaires » était fille de cette Gaule régulièrement victime de ses divisions mais dont Jules César assurait qu’une fois « unie, elle pourrait défier l’univers.»

Cet essentialisme foncier, qui explique le goût du Général pour les tautologies parfois déconcertantes (« la France est la France », « l’Algérie est algérienne », « l’ennemi est l’ennemi » etc.) se veut aussi et surtout un moyen de prendre acte du réel et d’y inscrire son action. Ce qui irrite ses interlocuteurs quand eux-mêmes ne séparent pas leur fonction d’une idéologie – les dirigeants de l’URSS, par exemple, chaque fois que de Gaulle s’obstine à parler de la « Russie » ! –  mais les rassure au fond quant à sa capacité de ne jamais confondre l’essentiel (l’âme des peuples, fille d’une culture et d’une géographie) et l’accessoire (leurs régimes, forcément transitoires)…

Comme le temps passe !  

« De Gaulle, écrit François Georges, habite un monde d’essences où le risque majeur est la défaillance de l’existence. Le drame ontologique du président Lebrun [en 1940], c’est qu’il n’est pas un chef et qu’il n’y a pas d’État, deux raisons décisives qui l’empêchent d’être chef d’État conformément à sa définition officielle, alors que de Gaulle est ici même le principe d’adéquation : il suffit qu’il se présente quelque part pour que l’État s’y trouve. L’homme d’action répare, restaure l’ordre essentiel […] En parlant d’information, les biologistes suggèrent qu’un quasi-langage assure l’unité de l’organisme vivant. Il doit en aller de même de cet organisme encore plus complexe qu’est une nation. Faire apparaître la réalité, énoncer ses structures quand elle risque de s’effondrer, brandir au besoin, face à la mort, face au néant, ne serait-ce qu’une illusion, un fétiche, telle est la tâche historique à son plus haut niveau de responsabilité. »

Débusquer l’évidence derrière le rideau des apparences pour en rendre conscient le plus grand nombre, fût-ce en s’aidant d’un mythe forgé de toutes pièces, n’est-ce pas d’abord cela, l’alchimie du 18 juin ? 

« Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances n’empêchent pas qu’il y a dans l’univers les moyens nécessaires pour écraser un jour nos ennemis » : voilà pour l’évidence, proclamée sur les ondes de la BBC à l’heure où le réalisme le plus immédiat empêche les vaincus de penser l’avenir autrement qu’au prisme des rapports de forces franco-allemands issus de la défaite.

Une France animée, dans ses profondeurs par l’esprit de résistance ? Voici pour le mythe, destiné à renvoyer aux Français une image positive d’eux-mêmes mais aussi et surtout à masquer aux alliés l’extrême faiblesse originelle de leur sauveur autoproclamé !

« À mes côtés, résume-t-il dans ses Mémoires à propos de ses premières heures à Londres, pas l’ombre d’une force, ni d’une organisation. En France, aucun répondant et aucune notoriété. À l’étranger, ni crédit, ni justification. Mais ce dénuement même traçait ma ligne de conduite. C’est en épousant, sans ménager rien, la cause du salut national que je pourrais trouver l’autorité. C’est en agissant comme champion inflexible de la nation et de l’État qu’il me serait possible de grouper, parmi les Français, les consentements, voire les enthousiasmes, et d’obtenir des étrangers respect et considération. Les gens qui, tout au long du drame, s’offusquèrent de cette intransigeance ne voulurent pas voir que, pour moi, tendu à refouler d’innombrables pressions contraires, le moindre fléchissement eût entraîné l’effondrement. Bref, tout limité et solitaire que je fusse, et justement parce que je l’étais, il me fallait gagner les sommets et n’en descendre jamais plus ».

 C’est ainsi que, surgi du néant en 1940, de Gaulle a pu, en moins de cinq ans, imposer la France, pourtant libérée par des armes américaines, à la table des vainqueurs dont l’hostilité de la première puissance du globe, prétendait l’exclure. Ainsi encore que, banni par la IV° République après avoir été proscrit par Vichy, il sut, en 1958, opérer le retour que l’on sait sur la scène nationale et, du même mouvement, ramener la France au cœur des affaires du monde.

Comment ce mélange serré et, pour tout dire, inédit à ce degré, d’idéalisme et de pragmatisme nourri des leçons du passé n’aurait-il pas suscité l’admiration, à tout le moins l’extrême intérêt de ses pairs qui, même hostiles à sa politique, s’adressent alors volontiers à lui comme à un oracle ?

Quand le président Kennedy vient à Paris, en mai 1961, que demande-t-il d’abord à son hôte ? De lui « raconter » Roosevelt et Churchill. Et quand Brejnev accueille de Gaulle à Moscou, en juin 1966, quelle est la première préoccupation du nouveau secrétaire général du PCUS, par ailleurs fort impatient de l’entendre s’expliquer sur sa conception de « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » qui inquiète tant le Soviet suprême? C’est de recueillir son jugement sur Staline, dont le fantôme hante encore les corridors du Kremlin et que de Gaulle a longuement rencontré en décembre 1944… Et Richard Nixon, sur quoi l’interroge-t-il quand, non encore candidat à la Maison Blanche (en 1963 et en 1967) puis président fraîchement élu, il est reçu à l’Élysée en février 1969? Sur la psychologie des Chinois et la manière de traiter avec Mao…  Que le Général n’a jamais rencontré pas plus qu’il n’a mis les pieds en Chine !

C’est que, aux yeux de Nixon, de Brejnev ou de Kennedy, tout comme à ceux du chancelier Adenauer, pourtant son aîné, ses jugements possèdent une valeur supérieure, car issus d’un personnage de l’Histoire qui, tel Jules César, est aussi pleinement historien. »

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