Stefan Zweig et l’autodissolution du monde moderne dans l’américanisation – Nicolas Bonnal

Par Nicolas Bonnal

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On dit Hollywood en liquidation à cause du LGBTQ, on dit l’Empire US en voie de disparition, on dit
Trump en voie de réélection, on dit le dollar en voie de disparition, on dit tant de choses…
La réalité c’est que le triomphe US sur les esprits (la démocratie s’attaque aux esprits, pas aux corps,
combien de fois me faudra-t-il te répéter, Tocqueville ?) est total et universel. 1.5 milliard de dollars
pour le lamentable navet LGBTQ Barbie, un milliard ou plus pour le triquard Top Gun. La surpuissance
de la machine américaine sur le monde est totale – et immatérielle. Oublions les productions Marvel
– qui sont d’ailleurs israéliennes.
La marche à l’homogénéisation est devenue un galop ?
Relisons alors Stefan Zweig qui finit au Brésil avant de se suicider aux barbituriques à Petrópolis (très
bel et noble endroit hors du temps et des tropiques). Il écrit vingt ans auparavant dans son opuscule
sur l’uniformisation du monde (traduit aux éditions Allia).
Il note cette surpuissance US dont tout le monde antisystème se targue d’assister à la fin aujourd’hui
(rappelez-vous de Mao et de son tigre de papier qui est toujours là) :

« D’où provient cette terrible vague qui menace d’emporter tout ce qui est particulier dans nos vies?
Quiconque y est allé le sait: d’Amérique. Sur la page qui suit la Grande Guerre, les historiens du futur
inscriront notre époque, qui marque le début de la conquête de l’Europe par l’Amérique. Ou pis
encore, cette conquête bat déjà Son plein, et on ne le remarque même pas. Chaque pays, avec tous
ses journaux et ses hommes d’Etat, jubile lorsqu’il obtient un prêt en dollars américains. Nous nous
berçons encore d’illusions quant aux objectifs philanthropiques et économiques de l’Amérique: en
réalité, nous devenons les colonies de sa vie, de son mode de vie, les esclaves d’une idée qui nous
est, à nous Européens, profondément étrangère: la mécanisation de l’existence. Mais cet
asservissement économique me semble encore peu de chose en comparaison du danger qu’encourt
l’esprit. »

Voici comment commence le texte, comme un diagnostic triste : on est dans les années vingt et
triomphe déjà la culture mondiale qui désole Duhamel et Hermann Hesse (le Loup des steppes est un
pamphlet antiaméricain) :

« Malgré tout le bonheur que m’a procuré, titre personnel, chaque voyage entre pris ces dernières
années, une impression tenace s’est une imprimée dans mon esprit: horreur silencieuse devant la
monotonie du monde. Les modes de vie finissent par se ressembler, à tous se conformer à un
schéma culturel homogène. Les coutumes propres à chaque peuple les disparaissent, costumes
s’uniformisent, les mœurs  prennent un caractère de plus en plus international. Les pays semblent,
pour ainsi dire, ne plus se distinguer les uns des autres, les hommes s’activent et vivent selon un
modèle unique, tandis que les villes paraissent toutes identiques. Paris est aux trois quarts
américanisée, Vienne est budapestisée : l’arôme délicat de ce que les cultures ont de singulier se
volatilise de plus en plus, les couleurs s’estompent avec une rapidité sans précédent et, sous la

couche de vernis craquelé, affleure le piston couleur acier de l’activité mécanique, la machine du
monde moderne. »

Mais Zweig ajoute comme s’il avait lu Théophile Gautier qui en parle déjà très bien de cette
unification mondiale dans son Journal de voyage en Espagne :
« Ce processus est en marche depuis fort longtemps déjà: avant la guerre, Rathenau avait annoncé
de manière prophétique cette mécanisation de l’existence, la prépondérance de la technique,
comme étant le phénomène le plus important de notre époque. Or, jamais cette déchéance dans
l’uniformité des modes de vie n’a été aussi précipitée, aussi versatile, que ces dernières années. »

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C’est comme une religion ce monde moderne (cf. le Covid) avec les mêmes rituels imposés
partout en même temps :
« Ils commencent à la même heure: tels les muezzins dans les pays orientaux, appelant chaque jour,
au coucher du soleil, des dizaines de milliers de fidèles à la prière, toujours identique, comme s’il
n’existait là-bas que vingt mots, vingt mesures invitent désormais quotidiennement, à cinq heures de
l’après-midi, tous les Occidentaux à poursuivre le même rituel. Jamais, sauf dans certaines formules
et formes musicales pratiquées au sein de l’Eglise, deux cents millions de personnes n’ont connu une
telle simultanéité et une telle uniformité d’expression comme la race blanche d’Amérique, d’Europe
et de toutes les colonies dans la danse moderne. Un deuxième exemple: la mode. Il n’y a jamais eu
dans tous les pays une similitude aussi flagrante qu’à notre époque. Jadis, on comptait en années le
temps nécessaire pour qu’une mode parisienne gagne les autres grandes villes, et plusieurs années
encore pour qu’elle se propage dans les campagnes. Mais les peuples respectaient certaines limites
et leurs coutumes, Ce qui leur permettait de résister aux exigences tyranniques de la mode. »

Les caprices de la mode ? Zweig qui malgré son érudition a oublié Montesquieu écrit :
« Aujourd’hui, sa dictature devient universelle le temps d’un battement de cil. New York dicte les
cheveux courts aux femmes: en un mois, 5O ou IOO millions de crinières féminines tombent, comme
fauchées par une seule faux. Aucun empereur, aucun khan dans l’histoire du monde n’avait connu
une telle puissance, aucune doctrine morale ne s’était répandue à une telle vitesse. »

Dans mon livre sur la comédie musicale j’ai noté l’importance de Potter la grande farandole (1941).
Dans ce film Ginger Rogers impose sa coupe de cheveux à des millions de femmes en un claquement
de doigts (Story of Vernon and Irène Castel en anglais).
Mgr Gaume redoutait l’ubiquité et la simultanéité, marque de la Bête selon lui. Zweig écrit :
« II a fallu des siècles et des décennies au christianisme et au socialisme pour convertir des adeptes
et rendre leurs commandements efficaces Sur autant de personnes qu’un tailleur pari sien ne les

soumet à son influence en huit jours aujourd’hui. Le troisième exemple est le cinéma, où là encore
sévit cette simultanéité sans commune mesure, dans tous les pays et toutes les langues, à travers
lequel les mêmes représentations façonnent des centaines de millions de personnes et où les mêmes
goûts (ou mauvais goûts) se forment. On célèbre l’abolition complète de toute touche personnelle,
même si les producteurs vantent triomphalement leurs films comme étant nationaux: L’Italie
acclame les Nibelungen tandis que les districts les plus allemands et populaires ovationnent Max
Linder de Paris. »

Zweig voit cette culture de la masse qui va triompher avec le nazisme, le fascisme ou le communisme
(mais pas seulement bien sûr, le libéralisme américain ayant balayé tout cela sans forcer) :
« Ici aussi, l’instinct de masse est plus fort et plus souverain que la libre pensée. La venue triomphale
de Jackie Coogan a été une expérience plus forte pour notre époque que la mort de Tolstoï il y a vingt
ans. Un quatrième exemple: la radio. Toutes ces inventions n’ont qu’un seul but: la simultanéité. Le
Londonien, le Parisien et le Viennois entendent la même chose dans la même seconde, et cette
simultanéité, cette uniformité enivre par son gigantisme. C’est une ivresse, un stimulant mais toutes
ces merveilles techniques nouvelles entretiennent en même temps une énorme désillusion pour
l’âme et flattent dangereusement la passivité de l’individu. Ici aussi, comme dans la danse, la mode
et le cinéma, l’individu se soumet aux mêmes goûts moutonniers; il ne choisit plus à partir de son
être intérieur, mais en se rangeant à l’opinion de tous. »

Tout cela est lié à la jouissance et à l’illusion individualiste (il est dommage que Zweig n’ait pas
débattu avec Bernays – pour tout un tas de raisons du reste) qui liquide les individus par cela même
qu’elle les invite à être « nature » ou « eux-mêmes » ; c’est l’époque du Flapper, de la Jeune Fille :
« On pourrait énumérer ces symptômes à l’infini, tant ils prolifèrent de jour en jour. Le sentiment de
liberté individuelle dans la jouissance submerge l’époque. Citer les particularités des nations et des
cultures est désormais plus difficile qu’égrener leurs similitudes. Conséquences: la disparition de
toute individualité, jusque dans l’apparence extérieure. Le fait que les gens portent tous les mêmes
vêtements, que les femmes revêtent toutes la même robe et le même maquillage n’est pas sans
danger : la monotonie doit nécessairement pénétrer à l’intérieur. Les visages finissent par tous se
ressembler, parce que soumis aux mêmes désirs, de même que les corps, qui s’exercent aux mêmes
pratiques sportives, et les esprits, qui partagent les mêmes centres d’intérêt. »

On crée l’homme-masse dont a parlé Bernanos mais aussi un autre grand esprit juif (toujours cette
Autriche-Hongrie dont le dépeçage fut la vraie fin de la civilisation européenne) de l’époque, Elias
Canetti (voyez Masse et puissance) :
« Inconsciemment, une âme unique se crée, une âme de nasse, mue par le désir accru d’uniformité,
qui célèbre la dégénérescence des nerfs en faveur des muscles et la mort de l’individu en faveur d’un
type générique. La conversation, cet art de la parole, s’use dans la danse et s’y disperse, le théâtre se

galvaude au profit du cinéma, les usages de la mode, marquée par la rapidité, le « succès saisonnier »,
imprègnent la littérature. Déjà, comme en Angleterre, la littérature populaire disparait devant le
phénomène qui va s’amplifiant du « livre de la saison », de même que la forme éclair du succès se
propage à la radio, diffusée simultanément sur toutes les stations européennes avant de s’évaporer
dans la seconde qui suit. Et comme tout est orienté vers le court terme, la consommation augmente:
ainsi, l’éducation, qui se pour suivait de manière patiente et rationnelle, et prédominait tout au long
d’une vie, devient un phénomène très rare à notre époque, comme tout ce qui s’acquiert grâce à un
effort personnel. »

Mais Zweig qui aurait pu faire fortune à Hollywood comme l’élite culturelle juive autrichienne,
préfère accuser ou plutôt désigner l’Amérique :
« Source: d’où provient cette terrible vague qui menace d’emporter avec elle tout ce qui est coloré,
tout ce qui est particulier dans nos vies? Quiconque y est allé le sait: d’Amérique. Sur la page qui suit
la Grande Guerre, les historiens du futur inscriront notre époque, qui marque le début de la
conquête de l’Europe par l’Amérique. Ou pis encore, cette conquête bat déjà Son plein, et on ne le
remarque même pas (tous les vaincus sont toujours trop lents d’esprit). Chaque pays, avec tous ses
journaux et ses hommes d’Etat, jubile lorsqu’il obtient un prêt en dollars américains. Nous nous
berçons encore d’illusions quant aux objectifs philanthropiques et économiques de l’Amérique: en
réalité, nous devenons les colonies de sa vie, de son mode de vie, les esclaves d’une idée qui nous
est, à nous Européens, profondément étrangère: la mécanisation de l’existence. »

La colonisation de l’esprit arrive – on pense à ces personnages friqués et ennuyés d’Agatha Christie,
qui entre deux croisières, deux bridges ou deux saouleries, écoutent le Poirot :
« Mais cet asservissement économique me semble encore peu de chose en comparaison du danger
qu’encourt l’esprit. Une colonisation de l’Europe ne serait pas le plus à craindre sur le plan politique;
pour les âmes serviles, tout asservissement paraît doux, et l’homme libre sait préserver sa liberté en
tous lieux. Le vrai danger pour l’Europe me semble résider dans le spirituel, dans la pénétration de
l’ennui américain, cet ennui horrible, très spécifique, qui se dégage là-bas de chaque pierre et de
chaque maison des rues numérotées, cet ennui qui n’est pas, comme jadis l’ennui européen, celui du
repos, celui qui consiste à s’asseoir sur un banc de taverne, à jouer aux dominos et à fumer la pipe,
soit une perte de temps paresseuse mais inoffensive: l’ennui américain, lui, est instable, nerveux et
agressif, on s’y surmène dans une excitation fiévreuse et on cherche à s’étourdir dans le sport et les
sensations. »

Ennui et fuite (on croirait lire la France contre les robots ou bien Terre des hommes) :
« L’ennui n’a plus rien de ludique, mais court avec une obsession enragée, dans une fuite perpétuelle
du temps: il invente des médiums artistiques toujours nouveaux, comme le cinéma et la radio,
nourriture de masse dont il appâte les sens affamés et transforme ce faisant la communauté des
amateurs de plaisirs en corporations gigantesques, à l’image de ses banques et de ses trusts. De
l’Amérique vient cette terrible vague d’uniformité qui donne à tous les hommes la même chose, qui
leur met le même costume sur le dos, le même livre entre les mains, le même stylo plume entre les
doigts, la même conversation sur les lèvres et la même automobile en place des pieds. Fatalement,
de l’autre côté de notre monde, en Russie, sévit la même volonté de monotonie, mais sous une

forme différente: la volonté de morceler l’homme et d’uniformiser la vision du monde, elle-même
terrible volonté de monotonie. »

L’Europe resterait un rempart mais elle est condamnée :
« L’Europe est encore le dernier rempart de l’individualisme, et peut-être que les soubresauts
survoltés des peuples, ce nationalisme exacerbé, malgré toute sa violence, est une sorte de rébellion
inconsciente et fiévreuse, une dernière tentative désespérée de résister à l’égalitarisme. Mais c’est
de précisément cette forme défense convulsive qui trahit notre faiblesse. Déjà le génie de la sobriété
est à l’œuvre pour effacer l’Europe des livres d’histoire, la dernière Grèce de l’histoire. Résistance:
que faire désormais? Prenant d’assaut le Capitole, le peuple s’écrie: En haut des redoutes, les
barbares sont là, ils détruisent notre monde  » Il profère encore une fois les paroles de César mais,
dorénavant, dans un sens plus sérieux: Peuples d’Europe, préservez vos biens les plus sacrés ! » Non,
nous ne sommes plus aussi crédules et aveugles au point de croire qu’on puisse encore inventer des
associations, des livres et des proclamations contre ce monstrueux mouvement mondial et mettre fin
à cet appétit pour la monotonie. Tout ce que l’on écrivait restait un bout de papier, lancé contre un
ouragan. »

Vers la fin du texte Zweig pousse à la résistance individuelle contre ce «monstrueux mouvement
mondial». J’y reviendrai. Echapper à la technologie, à la radio, au cinéma (Albert Speer en a parlé à
Nuremberg puis dans ses Mémoires), au web et aux réseaux aujourd’hui, est chose bien compliquée.
C’est Daniel Estulin qui évoquait dans son livre sur la culture (Tavistock Institute) ces chansons de
Gaga, Beyonce, Rihanna qui rassemblent et envoûtent des milliards de fans…

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