Mais que se passe-t-il donc à Trieste ?
Source : reseauinternational.net – 22 août 2024 – Lorenzo Maria Pacini
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Pour répondre à la question, peu de mots suffisent : c’est le prochain théâtre de guerre. Et on ne viendra certainement pas nous demander la permission de la déclencher.
Il y a quelques jours, une réunion secrète s’est tenue à Trieste, à laquelle ont participé des autorités de toutes sortes : membres de l’OTAN, membres de l’Atlantic Council, membres du think tank hongrois Danube lié à Viktor Orbán, membres de l’entourage de Donald Trump, membres des forces armées et de la police italiennes, représentants du conseil municipal et représentants de la franc-maçonnerie locale. Vous ne trouverez pas ces informations ailleurs. Le sujet de la réunion était la militarisation du port de Trieste. Quelle en est la raison ?
Le rôle stratégique de Trieste dans la doctrine Trimarium
Nous sommes en 1942 : un livre destiné à devenir la pierre angulaire de la science stratégique maritime américaine est publié aux États-Unis d’Amérique. Intitulé «America’s Strategy in World Politics», il est écrit par le géographe académique Nicholas John Spykman, l’un des pères de la géopolitique maritime et élève spirituel de Sir Halford Mackinder. Apparemment, le livre en question n’a pas eu le succès escompté auprès du grand public, alors qu’il est devenu la véritable bible de la stratégie des «routes maritimes» pour tous les puissants thalassocrates, introduisant le concept de Rimland utilisé aujourd’hui en géopolitique.
Un petit chapitre du texte est consacré à un sujet particulier : la doctrine du Trimarium, mieux connue aujourd’hui sous son nom modernisé d’Initiative des trois mers (3SI ou TSI). Il s’agit d’une stratégie qui deviendra la règle d’or du maintien de la puissance américaine sur le continent européen. La 3SI, également connue sous le nom de doctrine de la Baltique, de l’Adriatique et de la mer Noire, est aujourd’hui considérée comme une initiative stratégique à laquelle participent 13 États membres, à savoir l’Autriche, la Bulgarie, la Croatie, la République tchèque, l’Estonie, la Hongrie, la Lituanie, la Lettonie, la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie, plus 2 États ajoutés de facto que sont la Moldavie et l’Ukraine, et a été officiellement lancée en tant que projet en 2015 par le président polonais Andrzej Duda et la présidente croate Kolinda Grabar-Kitarovič, sous la coordination minutieuse du Département d’État américain.
Une coïncidence ? Certainement pas.
Lorsque les Américains sont arrivés en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, et pas pour prendre des vacances d’été, mais plutôt y rester et établir un pouvoir durable, ils ont dû concevoir un moyen de garder le continent sous contrôle, non seulement militairement – ce qu’ils ont réussi à faire grâce au nombre considérable de bases militaires américaines réparties dans tous les pays européens -, mais aussi financièrement et commercialement, ainsi que politiquement. À cette époque, l’Europe se trouve dans un contexte de division Est/Ouest, entre influence atlantique et influence soviétique. L’Europe centrale, ou plus précisément la Mitteleurope, est le pivot géographique sur lequel asseoir la pratique de cette puissance. Il fallait trouver un moyen de contrôler le continent de manière stable et durable, une nécessité devenue pressante à la fin de la Première Guerre mondiale et avec la désintégration de l’Empire des Habsbourg, véritable tampon géopolitique qui a permis de tempérer bien des frictions et revendications entre Russes, Ottomans et Allemands. La géographie politique issue des 14 points du programme de Woodrow Wilson ne suffisait pas à garantir la capacité de gouverner. Même Winston Churchill était conscient de la nécessité d’un bloc solide et non accessible aux puissances de l’Est.
L’idée est donc lancée, en accord entre Churchill et son successeur Franklin Delano Roosevelt, de trouver une solution géoéconomique : avec le concours de trois clubs fédéraux, le Club de Londres, le Club de Paris et le Club de Rome, est publiée en 1945 la Charte de l’Intermarium, un document basé sur les thèses de l’Américain Spykman, qui propose l’union de tous les peuples depuis la basse Adriatique (mer Égée en particulier) jusqu’aux mers nord-européennes, avec la conviction que la stabilité de la région est d’une importance capitale pour une paix durable dans toute l’Europe.
En particulier, il était nécessaire de tenir en échec un certain nombre de ports d’une importance considérable, tels que Hambourg en Allemagne et Constance en Roumanie, et le port de Trieste en particulier. Depuis lors, la doctrine du Trimarium a été poursuivie avec constance et détermination, par le biais de divers accords internationaux multilatéraux concernant les routes commerciales, les institutions bancaires, les fonds d’investissement et le secteur stratégique. Tout cela a été facilité par l’effondrement de l’URSS, entraînant un affaiblissement significatif des entités politiques des pays impliqués au cœur de l’Europe de l’Est.
Si l’on y réfléchit bien, le Trimarium crée géographiquement une sorte de triangle à l’Est, proche de la frontière avec la Fédération de Russie. C’est exactement ce que fait l’OTAN depuis 75 ans, à savoir s’étendre vers l’est pour provoquer et attaquer la Russie. La pratique est conforme à la doctrine. En fait, il s’agit d’un instrument de contrôle pour l’ensemble de la macro-région des Balkans, qui fait l’objet de spéculations, de missions militaires et de constants troubles politiques et sociaux, délibérément maintenus sous contrôle et en proie à l’instabilité.
Le nouveau nom d’Initiative des Trois Mers ne change pas la géométrie stratégique de l’ancien Trimarium : les ports impliqués sont plus nombreux et la présence militaire américaine a été implantée dans les zones concernées, parmi lesquelles la plus importante et celle qui fait constamment l’objet de l’attention des États-Unis est toujours Trieste. Pourquoi ?
Le port franc de Trieste et le territoire libre de Trieste
Peu de gens connaissent le statut juridique de Trieste, qui est pourtant singulier et mérite une étude approfondie (que nous ne ferons pas dans cet article, peut-être plus tard). Après la Seconde Guerre mondiale, la région de la Triestine a été désignée comme un espace libre qui devait garantir l’équilibre des pouvoirs entre les puissances en présence, un espace démilitarisé et neutre, doté d’un gouvernement autonome et de la coexistence entre les différents groupes ethniques en présence. En 1947, le traité de Paris a été signé, établissant la paix et répartissant les influences entre les pays vainqueurs et les pays vaincus. La 16ème résolution établit le Territoire libre de Trieste (TLT). En 1954, le mémorandum de Londres confie l’administration civile provisoire de la zone A à l’Italie et de la zone B à la Yougoslavie. En 1975, cependant, avec le traité d’Osimo, l’Italie et la Yougoslavie ont établi une frontière entre des territoires qui ne leur appartenaient pas, violant ainsi l’autonomie du TLT et le traité de Paris. Avec l’effondrement de la Yougoslavie et la division ultérieure du territoire en plusieurs États, le TLT s’est retrouvé divisé entre trois pays – l’Italie, la Slovénie et la Croatie – qui l’ont occupé illégitimement, violant les traités antérieurs et déclenchant des litiges, des luttes politiques et judiciaires, des scandales et des protestations se poursuivant encore aujourd’hui.
Le plus intéressant est l’approche italienne. Trieste est placée sous occupation administrative et militaire, étant susceptible d’accueillir les forces armées et de police de la République italienne… et américaine, l’Italie étant une colonie des États-Unis sous occupation militaire, comme en témoignent les plus de 120 bases américaines réparties sur l’ensemble du territoire. C’est précisément à Trieste que les Américains ont installé le centre du renseignement de l’ONU et un contrôle policier spécial, dont l’Eurogendfor, qui maintient non seulement la ville mais aussi les routes commerciales sous un contrôle militaire persistant.
Le port de Trieste, censé être un port franc international, est le port par excellence qui permet à la Mitteleuropa d’accéder à la mer Méditerranée, qui s’ouvre sur l’Orient et l’Afrique, avec un taux de praticabilité de 73% par rapport aux autres ports européens. Sa situation est stratégique à tous égards. Voilà pourquoi les Américains ont voulu en prendre le contrôle pour mettre en œuvre la doctrine Trimarium. Gouverner Trieste et son port, c’est gouverner l’Europe du Sud et de l’Est. De Trieste à la Baltique, une ligne droite est créée qui délimite un «rideau de fer» imaginaire, mais aussi un corridor nord-sud en termes de gazoducs et d’oléoducs, de routes commerciales terrestres et d’administration militaire unique de territoires.
Tout cela viole la souveraineté du TLT et les accords internationaux par lesquels il a été établi, commettant ainsi un double crime.
Entre-temps, la Chine et la Russie sont également intervenues à Trieste, la première avec d’importants investissements, fortement ralentis par la rétrogradation de l’Italie de la Silky Way au printemps 2024, la seconde déjà présente depuis la période soviétique et qui maintenant, après des années d’investissements, est bloquée en raison des sanctions européennes depuis 2022.
La Route du coton passe par Trieste
Revenons à la réunion secrète d’il y a quelques jours. Le sujet était la militarisation du port, déjà sous contrôle militaire de facto, mais qui serait totalement placé sous blocus lorsque l’Italie entamera la Via del Cotone – La Route du coton. Il s’agit d’une route commerciale alternative à la route de la soie, réalisée grâce à un partenariat entre les États-Unis, l’Inde, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes, Israël, la Jordanie et l’Union européenne, consistant en deux liaisons, l’une ferroviaire et l’autre portuaire, avec des fonds provenant du Global Infrastructure and Investment créé par le G7 en 2002 et du Global Gateway de l’Union européenne. L’objectif est de concurrencer la Chine et, en général, les partenariats eurasiatiques et les BRICS+, dont les pays européens sont exclus en vertu de l’assujettissement anglo-américain.
L’Italie participera à ce corridor économique entre l’Inde, le Moyen-Orient et l’Europe, en vertu du mémorandum signé en septembre 2023, précisément par le biais du port de Trieste.
Il est regrettable que la situation géopolitique en Europe – sans parler de la situation économique, totalement désastreuse pour tous les États du continent – ne soit pas vraiment favorable :
- le conflit russo-ukrainien dure plus longtemps que l’OTAN ne l’avait prévu, entraînant une grande instabilité au sein même du triangle de Trimarium – auquel l’Ukraine a été rajoutée en 2023, sous prétexte de renforcer son indépendance militaire
- la situation au Proche-Orient est un désastre historique
- l’économie de guerre n’a pas favorisé le redressement des pays européens, bien au contraire, elle les a précipités les uns après les autres dans un long hiver inflationniste
- le soutien international a échoué avec l’avènement d’un monde multipolaire dirigé par l’Est, ébranlant jour après jour, accord après accord, l’hégémonie américaine sur l’ensemble de la planète.
Que faire alors du Trimarium et de Trieste ?
La militarisation d’un port franc international apparaît comme une provocation bien ficelée. En violation du droit international et par un usage excessif de la force, le bloc atlantique veut hausser le ton contre la Russie et la Chine, en essayant de limiter leurs intérêts dans les territoires occupés. Mais ce qui est encore plus probable, c’est qu’ils essaient de consolider ce «rideau de fer» de la Méditerranée à la mer du Nord, afin de pouvoir gérer (ou presque) l’éventuel désalignement géographique du conflit russo-ukrainien.
Essayons d’imaginer le scénario suivant : l’Ukraine tombe, l’OTAN et son mandataire connu sous le nom d’Union européenne, contraints de mener une guerre par procuration suicidaire, ne lâchent pas prise et acceptent d’étendre le conflit au cœur de l’Europe. Où iraient-ils se battre ? Si l’on s’en tient à une approche conventionnelle du conflit, les territoires les plus favorables seraient la Pologne et l’Allemagne, en passant par la Hongrie. Toutefois, aller jusqu’en Allemagne impliquerait l’effondrement de la Deutsche Bank, qui traverse déjà une crise terrible et représente la principale source de financement de la Banque centrale européenne, une situation inacceptable car elle ferait imploser le système politique de l’UE et l’euro en tant que monnaie, avec des conséquences désastreuses pour le dollar, déjà bien mal en point. Il faut donc repousser l’ennemi et le maintenir au-delà d’une certaine frontière. De Trieste au Nord, donc, en verrouillant la Mitteleuropa avec l’aide de la Moldavie et de la Roumanie, il est possible d’établir un théâtre des opérations bien circonscrit et gérable, déjà dense en présence militaire de l’OTAN depuis des décennies et en augmentation constante ces dernières années, avec des exercices et des académies de guerre en Pologne, en Hongrie, en Bulgarie et en Roumanie qui préparent les soldats à l’affrontement avec la Russie. N’oublions pas que la Croatie a réintroduit la conscription obligatoire et que l’Italie fera bientôt de même, comme cela a déjà été discuté au Parlement pendant des mois.
Que se passe-t-il donc à Trieste ? Pour répondre à cette question, compte tenu de l’objet de la réunion à huis clos, quelques mots suffisent : le prochain théâtre de guerre.
Et ils ne viendront certainement pas nous demander la permission de la déclencher.
Il semblerait que la pratique du « Rideau de fer » soit désormais Otanienne dont les pays en quasi-faillite qui en font partie, laisse présager une la fin de l’histoire inverse de celle de Fukuyama.