Métapolitique et décision stratégique : une hiérarchie spirituelle

Source : substack.com – 18 aout 2025 – Pierre-Antoine Plaquevent

https://substack.com/@pierreantoineplaquevent/p-170867092

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Pierre-Antoine Plaquevent est auteur et analyste politique. Il est l’auteur de Soros et la société ouverte, Globalisme et dépopulation et Société ouverte contre Eurasie. Il dirige le think tank Strategika (strategika.fr).

« Le destin de l’homme dépend de la philosophie qu’il se choisira et de la stratégie par laquelle il cherchera à la faire prévaloir. »

Général André Beaufre, 1963

« J’entends dire que les philosophes allemands ont inventé le mot métapolitique, pour être à celui de politique ce que le mot métaphysique est à celui de physique. Il semble que cette nouvelle expression est fort bien inventée pour exprimer la métaphysique de la politique, car il y en a une, et cette science mérite toute l’attention des observateurs. »

Comte Joseph de Maistre, 1797[1]

On l’ignore trop souvent dans le bilan géopolitique, mais déterminer quelles orientations métapolitiques guident les acteurs du choc des puissances représente une question stratégique fondamentale. Stratégie et métapolitique sont en fait intimement liées.

Evoquons ici l’une des figures majeures de l’école stratégique française, le général Beaufre[2]. Ce dernier fut dans les années 1960 – avec Lucien Poirier, Charles Ailleret et Pierre-Marie Gallois – l’un des quatre généraux qui conceptualisèrent la doctrine française de dissuasion nucléaire[3]. Cette doctrine constitue l’un des piliers de la puissance et de la souveraineté française. Rappelons qu’Emmanuel Macron propose depuis plusieurs années d’étendre le parapluie nucléaire français à d’autres pays européens, dont prioritairement les pays d’Europe orientale. Les intérêts stratégiques français fusionneraient alors avec ceux de l’Union européenne pour en faire un géant stratégique. Un géant géopolitique certes, mais animé de quelle volonté et de quelle vision du monde ?

Le général Beaufre définissait la stratégie comme une « dialectique des volontés employant la force pour résoudre les conflits »[4], mais cette confrontation des volontés en lutte est d’abord essentiellement un choc des visions du monde, car, dans l’esprit du général :

« (…) la stratégie n’est qu’un moyen. La définition des buts qu’elle doit chercher à atteindre est du domaine de la politique et relève essentiellement de la philosophie que l’on veut voir dominer. Le destin de l’homme dépend de la philosophie qu’il se choisira et de la stratégie par laquelle il cherchera à la faire prévaloir. » [5]

André Beaufre plaçait la vision du monde et la philosophie politique, au cœur de cette lutte paroxystique des volontés qu’est la guerre. La stratégie est donc au service d’un esprit humain qui l’emploie pour vaincre un autre esprit humain avec lequel il se confronte. La guerre est autant un choc matériel que spirituel : elle mobilise l’homme dans son intégralité existentielle et anthropologique [6]. Elle mobilise l’homme en totalité.

Une chaîne d’exécution se déploie ainsi, depuis la philosophie et la vision du monde, jusqu’à la décision politique ultime et tragique que constitue l’acte de rentrer en guerre. Ainsi, c’est toujours animé d’un système de valeurs qu’il cherche à faire prévaloir, que l’homme mène une guerre contre l’homme.

La guerre est d’abord un processus qui naît dans l’esprit humain, se décide dans son cœur et s’exécute par son corps. La mobilisation des esprits précède, dirige et accompagne la mobilisation des corps. La nation est comme un organisme collectif qui se met en mouvement lorsque son esprit, incarné par ses chefs, le décide. De manière significative, le terme français chef désigne autant le dirigeant d’une institution ou d’un groupe humain collectif, que la tête du corps humain individuel. D’autres expressions typiques telles que le « corps national » ou « l’esprit de corps », traduisent une homologie entre la nation en armes et le corps humain.

Toute décision est d’abord un phénomène qui se produit dans l’esprit. Cela nous porterait trop loin hors de cet exposé, mais c’est pour cela que les Pères de l’Église préconisent de pratiquer une garde spirituelle constante (nepsis), afin de chasser les pensées et les imaginations parasites qui empêchent l’homme de conserver sa clarté spirituelle. Quels bienfaits incroyables une communauté humaine peut tirer de décideurs qui pratiquent une telle discipline intérieure. Garder l’esprit clair, ceci afin de décider sans être débordé par les conditions extérieures, voilà ce que recherche à faire tout chef véritable : depuis le chef de famille (cette cellule de base de la nation), jusqu’au chef de l’État. Et une nation est une famille de familles, dont le père politique est le chef de l’État.

Si dans une guerre, les objectifs tactiques de la chaîne de décision stratégique sont d’abord d’ordre matériel : accaparement de ressources énergétiques, gains territoriaux, prise de positions ennemies, etc., les fins dernières de la stratégie et de la guerre sont quant à elles, essentiellement, d’ordre spirituel. Car le but de toute stratégie de guerre est de réussir à briser le moral et l’esprit de l’ennemi, ceci afin de le contraindre à prendre une décision qui nous soit favorable. Pour le général Beaufre, cette décision que l’on cherche à provoquer est d’abord « un événement d’ordre psychologique que l’on veut produire chez l’adversaire » afin de « le convaincre qu’engager ou poursuivre la lutte est inutile. » [7]

Car rejoindre la décision, c’est en fait créer et exploiter une situation qui entraîne : « une désintégration morale de l’adversaire suffisante pour lui faire accepter les conditions qu’on veut lui imposer. C’est bien là l’idée générale de la dialectique des volontés. » [8]

C’est ce que Lénine désignait quant à lui comme : « la désintégration morale de l’ennemi ». [9]

La guerre est en ce sens et fondamentalement, un phénomène spirituel qui s’extériorise et se matérialise progressivement, depuis l’esprit, jusqu’au choc physique décisif entre des groupes humains antagonistes ; depuis la vision des chefs jusqu’à la mêlée de la troupe.

C’est ainsi, que nous entendons le terme de métapolitique : comme la vision du monde et la philosophie politique qui guide les acteurs stratégiques ; mais aussi comme l’ensemble des moyens et le dispositif que les protagonistes du choc des puissances déploient et organisent, afin de rejoindre leurs buts pratiques et théoriques. La guerre métapolitique (cognitive, culturelle, spirituelle) précède, accompagne, oriente et structure la guerre matérielle. La métapolitique désigne donc la « grande politique » que poursuivent les décideurs réels qui conduisent les nations (par opposition à la petite politique politicienne parlementaire). Une grande politique, toujours animée d’une vision du monde et d’une axiologie spécifique qui justifient et orientent ses actions.

« Souverän ist, wer über den Ausnahmezustand entscheidet : Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » nous dit Carl Schmitt dans sa Théologie politique[10]. Si pour être souverain il faut décider, pour décider il faut penser. La décision est ainsi un processus spirituel avec des conséquences matérielles.

La décision stratégique est ainsi une réalité tripartite, à l’image de l’âme de l’homme qui l’exécute : d’abord vient l’intuition de la décision, ensuite la pensée et l’analyse de la décision nécessaire, puis enfin, advient son exécution matérielle et le choc de l’Esprit (νοῦς) avec la Phusis (φύσις).

Esprit, âme, matière. Même au cœur de la guerre, et peut-être essentiellement là, l’homme demeure une créature politique spirituelle. Une créature méta-politique.

[1] Joseph de Maistre, Considérations sur la France, suivi de l’Essai sur le principe générateur des constitutions, 1797

[2] Une école qui a connu ses plus grandes réalisations pratiques et théoriques à l’époque du général de Gaulle.

[3] Lucien Poirier : « je crois en la vertu rationalisante de l’atome », journal Le Monde, 27 mai 2006
https://www.lemonde.fr/planete/article/2006/05/27/lucien-poirier-je-crois-en-la-vertu-rationalisante-de-l-atome_776774_3244.html

[4] Introduction à la stratégie, André Beaufre, 1963

[5] Introduction à la stratégie, André Beaufre, 1963

[6] Der Kampf als inneres Erlebnis, Ernst Jünger, 1922

[7] Introduction à la stratégie, André Beaufre, 1963

[8] Idem

[9] Cité par le général André Beauffre dans La guerre révolutionnaire : Les formes nouvelles de la guerre, 1972, Fayard

[10] Carl Schmitt, Théologie politique (Politische Theologie), 1922

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