Vladimir Poutine et la « personnalité autoritaire »

par Pierre-Antoine Plaquevent

Pierre-Antoine Plaquevent est auteur et analyste politique. Ses travaux portent plus particulièrement sur les domaines du soft power et de l’infoguerre ainsi que sur ceux de la philosophie politique, de la géopolitique et de l’étude comparée des religions et des idéologies. Ses articles sont régulièrement repris par des sites d’analyse et de prospective ainsi que par les principaux médias de la réinformation francophone. Depuis janvier 2020, Pierre-Antoine Plaquevent est à l’initiative de la création de Strategika dont il est le directeur de publication.

Rediffusion d’un texte qui aide à comprendre la psychologie des foules occidentales après plusieurs décennies de libéralisme idéologique ainsi que les ressorts psychopolitiques dont usent les médias globalistes pour faire de Vladimir Poutine un énième avatar de la « personnalité autoritaire ».

Chapitre extrait de « La société ouverte contre la France ». Un essai politique inédit qui vient compléter la seconde édition de SOROS et la société ouverte, métapolitique du globalisme (éd. Culture & Racines, 2020.

L’année 1968 sera marquée par un enchaînement de révoltes partout sur le globe : dans le camp occidental, des États-Unis au Japon, en passant par la France ou l’Italie mais aussi dans certains pays du pacte de Varsovie, comme en Pologne ou en Tchécoslovaquie. L’ensemble de l’ordre du monde bipolaire libéral-communiste issu de Yalta et du tribunal de Nuremberg allait être ainsi traversé dans un même élan par une série de révoltes marquées par le choc des générations. Pourtant, l’irruption soudaine de cette contestation étudiante internationale n’était pas le fruit du hasard mais bien celui d’un long travail d’incubation intellectuelle et politique commencé il y a plusieurs décennies et qui connaîtrait son paroxysme dans les années d’après-guerre. Comme si des forces trop longtemps contenues et désormais sans frein se frayaient maintenant un chemin vers la surface et cherchaient à tout emporter avec l’éclatante et audacieuse énergie de la jeunesse. Les forces déchaînées de l’ « Eros », chères aux théoriciens du freudo-marxisme.

J’ai déjà traité des liens existants entre l’idéologie et les objectifs de la « société ouverte » avec le courant du marxisme culturel (ou « freudo-marxisme »). Une appellation qui désigne le courant des penseurs politiques de la « nouvelle gauche », adeptes de la « théorie critique » issue des idées des intellectuels de l’Ecole de Francfort et apparentés (Horkheimer, Lukàcs, Adorno, Marcuse, Reich etc). Pour ce courant intellectuel et politique, il s’agissait de « réviser » le marxisme et de substituer au concept marxiste d’ « exploitation » celui d’ « aliénation » afin de « libérer l’homme de l’aliénation : dans le quotidien, dans la famille, dans les relations sexuelles et dans les relations avec autrui ».[1] Du concept originel de lutte de classe et d’une volonté d’amélioration légitime du sort social des classes ouvrières, les théoriciens de la nouvelle gauche glissaient vers une volonté de libérer l’humanité contemporaine de tous les cadres normatifs. Cadres considérés dès lors comme autant de verrous d’une société patriarcale jugée autoritaire et même totalitaire.

On retrouvera ces thématiques en mai 1968 sous la forme des slogans bien connus du type : « il est interdit d’interdire », « jouir sans entraves » etc. Pour les tenants du marxisme culturel, le « socialisme réel » était lui aussi devenu un autoritarisme sous sa forme soviétique, il fallait dès lors s’appuyer sur de nouvelles forces sociales aptes à remplacer la classe ouvrière considérée comme réactionnaire dans son désir d’accéder aux biens de la société de consommation. Une classe ouvrière qui se contentait d’une simple amélioration de ses conditions de vie plutôt que de vouloir renverser et abolir le capitalisme comme le souhaitaient les idéologues.

Les « nouveaux prolétaires » de cette nouvelle gauche seront donc désormais les « jeunes », les femmes (selon la vision féministe de la femme), les minorités (religieuses, ethniques, sexuelles etc) voire même les drogués, les aliénés mentaux etc. D’où le signe « + » en fin de la liste extensible vers l’indéfini LGBTQIA+. Chacun de ces groupes est divisé en autant de sous-catégories considérées comme opprimées par le patriarcat blanc et qui doivent donc entrer en lutte ouverte contre celui-ci pour se « libérer ». On verra cette contestation étudiante des années 60 venir se heurter aux partis communistes historiques de l’époque; partis jugés réactionnaires car considérés comme trop staliniens, autoritaires, hiérarchisés, encore trop attachés à une certaine forme de patriotisme populaire et d’austérité patriarcale. Un parti politique reste encore un frein vers la pulvérisation sociale de l’anarchisme radical de la société ouverte.

C’est cette matrice idéologique de la déconstruction qui allait constituer la véritable inspiratrice des différents mouvements étudiants de l’année 1968 : « L’anti-autoritarisme fut le thème le plus original et le plus propre au mouvement soixante-huitard : il caractérise en particulier les premières phases du mouvement étudiant et le différencie profondément de tant d’autres mouvements qui le précédèrent où le suivirent. L’anti-autoritarisme fut la première vraie bannière du mouvement de jeunesse, qui lança cette flèche depuis l’Université vers tous les domaines de la société. »[2]

Le freudo-marxisme culturel contre la personnalité autoritaire

Cette thématique de l’anti-autoritarisme trouvait l’une de ses sources les plus significatives dans l’étude collective intitulée La Personnalité autoritaire[3]. Une étude de psychologie sociale menée aux États-Unis par l’Institut de Recherche Sociale (IRS) – nom officiel de la fameuse Ecole de Francfort – et qui fut éditée en 1950 par l’American Jewish Committee. L’objet de cette étude, menée sous la direction de Theodor Adorno, était d’analyser les ressorts psychologiques et sociaux qui ont permis l’émergence du fascisme au XXe siècle. Un outil qui allait servir dès les années cinquante, durant la Guerre froide, face au stalinisme, mais aussi pour contrer l’émergence de tout autoritarisme en Occident et aux Etats-Unis. C’est en grande partie à cette étude que l’on doit l’amalgame constant entre toute forme de conservatisme ou de nationalisme – voire de simple attachement aux standards classiques de la vie en société – avec la courte parenthèse du national-socialisme et du Fascisme. Pour Max Horkheimer ou Theodor Adorno, c’est en fait l’ensemble de l’histoire chrétienne qui conduit à l’antisémitisme et au Fascisme selon un raisonnement spécieux qui voudrait que l’auto-répression sexuelle induite par la morale chrétienne entraînerait chez les individus chrétiens une compensation et un défoulement (au sens freudien) qui déboucherait nécessairement sur l’antisémitisme et le Fascisme.[4]

Un Fascisme par ailleurs fantasmé et bien éloigné de sa forme historique réelle mais qui constitue une forme d’archétype intemporel de l’ennemi protéiforme et toujours renaissant des « ennemis de la société ouverte ». Citons ici Adorno qui expliquait : « en nous concentrant sur le fasciste potentiel, nous n’avons pas l’intention d’affirmer que d’autres modèles de personnalité et d’idéologie ne pourraient pas être étudiés avec profit de la même manière. Néanmoins, notre opinion est qu’aucun courant politico-social ne représente une plus grave menace pour nos valeurs et nos institutions traditionnelles que le fascisme, et que la connaissance des forces de la personnalité qui favorisent son acceptation peut, en dernière analyse, se révéler utile pour le combattre. »[5]

Cette enquête – qui prit la forme d’un questionnaire soumis à plus de 2000 sujets américains – se donnait comme but de « comprendre ce qui influence un individu dans son adhésion au fascisme et comment le déceler chez un individu qui ne dira jamais ouvertement cette adhésion, et qui ne la ressent même pas clairement lui-même » [6]. L’étude sur la personnalité autoritaire se présentait de la manière suivante : « une liste de propositions est soumise aux sujets de l’enquête, auxquelles ils doivent donner leur accord ou leur désapprobation. Mélangées dans la liste, les propositions sont liées à des thèmes psychosociologiques. Ces thèmes sont par exemple le conventionnalisme, la soumission à l’autorité, l’agressivité autoritaire, l’anti-intraception, la superstition et la stéréotypie, le rapport à la sexualité, etc. En fonction des réponses « d’accord » ou « pas d’accord », les penchants autoritaires et anti-démocratiques sont notés et classés sur une échelle F, comme fascisme. Cette échelle F est elle-même construite et enrichie par d’autres échelles : A-S comme antisémitisme, CPE comme conservatisme politico-économique et E comme ethnocentrisme. »[7]

Relire aujourd’hui les Études sur la personnalité autoritaire de Theodor W. Adorno et de l’Institut de Recherche Social se révèle très instructif pour comprendre d’où provient une grande partie du mal-être et de la mauvaise conscience qui mine l’Occident contemporain. On y découvre l’application méthodique et clinique de penseurs politiques engagés; penseurs qui se sont arrogés le droit de déterminer ce qui est moral ou non, non seulement dans l’Histoire et la culture de l’Occident mais jusque dans l’inconscient supposé des populations occidentales afin de l’en extirper par un acte psychochirurgical radical. Une forme de lobotomie idéologique qui explique l’étrange état d’aphasie de nombre de nos contemporains face au rouleau compresseur du politiquement correct et face à la déréliction de nos sociétés.

Comme le disait Adorno lui-même : « La tâche est comparable à celle de l’élimination de la névrose, de la délinquance ou du nationalisme du monde. Ils sont le produit de l’organisation globale de la société et ne peuvent être changés seulement si cette société est changée. »[8]

Dès lors, si le nationalisme est une maladie mentale, il en découle logiquement que les nationalistes sont des malades mentaux qu’il faut soigner. La psychiatrisation de toute pensée attachée au fait national vient de là, elle a fait le chemin que l’on sait jusqu’à nos jours. Elle est l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de toutes les formes de patriotisme ou de souverainisme.

Extrait de La société ouverte contre la France, supplément à la seconde édition de Soros contre la société ouverte, métapolitique du globalisme aux éditions « Culture et Racines ».


[1] Ingrid Gilcher-Holthey, « La contribution des intellectuels de la Nouvelle Gauche à la définition du sens de Mai 68 », in G. Dreyfus-Armand, R. Frank, M.-F. Levy et M. Zancarini-Fournel (dir.), Les Années 68 […], p. 89-98.

[2] « La théorie critique de l’école de Francfort et le mouvement des années 1968 : un rapport complexe » – Stephano Petrucciani – Actuel Marx 2010/2 (n° 48) – PUF. https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2010-2-page-138.htm

[3] Theodor W. Adorno, Études sur la personnalité autoritaire (traduit de l’anglais par Hélène Frappat), Allia, Paris, 2007 (1re éd. en anglais 1950), 435 p.

[4] Kevin B. MacDonald, The Culture of Critique : An Evolutionary Analysis of Jewish Involvement in Twentieth-Century Intellectual and Political Movements, Praeger, 1998

[5] Ibidem

[6] https://www.franceculture.fr/emissions/deux-minutes-papillon/adorno-etudes-sur-lapersonnalite-autoritaire

[7] Julien Bordier, « À propos de la personnalité autoritaire », Variations, 12 | 2008 http://variations.revues.org/246

[8] Theodor W. Adorno, Études sur la personnalité autoritaire (traduit de l’anglais par Hélène Frappat), Allia, Paris, 2007 (1re éd. en anglais 1950), 435 p.

4 pensées sur “Vladimir Poutine et la « personnalité autoritaire »

  • 5 mars 2022 à 13 h 47 min
    Permalink

    Les hommes ont créé l’état (« le plus froid de tous les monstres froids » pour citer Nietzsche) pour ne plus avoir de comptes a se rendre les uns en vers les autres disait Bourdon.

    A mes yeux les nationalistes, les « fascistes » ou identitaires démontrent l’inverse. Et c’est tres bien. En effet on ne peut devenir humain que si d’autres ne le sont pas (Anna Arendt).

    Or c’est au supplicié qu’il incombe de faire amende honorable, non au justicier de devoir jurer fidélité. Hélas, depuis 40 ans, nous avons fait l’inverse.

    Tant et si bien que l’orgueil a supplanté l’humilité, et la mauvaise foi honnêteté intellectuelle. Comble d’un dualisme chez l’individu poussé à son extrême…

    Répondre
  • Ping :Mai 68 : une révolution de la société ouverte contre la France - Strategika

  • 28 mai 2020 à 19 h 59 min
    Permalink

    NOTRE SOCIETE ANTIPATERNALISTE EST DE PLUS EN PLUS AUTORITAIRE POUR CHESTERTON NOUS DEVIENDRIONS UNE NURSERY TRAITS COMME DES ENFANTS

    Répondre
    • 5 mars 2022 à 14 h 07 min
      Permalink

      Quand la mère patrie n’est plus, l’état n’est père de rien. A l’heure où la famille se voit attaquée de toute part, il convient de souligner l’analogie. Si bien que Rousseau lui-même n’hésite pas à comparer la famille à un empire.

      Or, s’il juge la déférence d’un enfant en vers ses parents naturelle, rien pour l’auteur n’autorise l’état à se prévaloir de son autorité en vue de régner sur ses citoyens comme un père.

      On saisit une fois encore toute la mauvaise foi du philosophe, puisqu’en revendiquant l’idée d’association par un contrat, il ne cherche pas moins à s’agréger l’ensemble des causes en vue de surseoir à sa propre cause, à savoir la fin de l’aliénation des individus à un pouvoir.

      En effet, quand l’état ne peut plus défendre ses citoyens, appartient-il aux citoyens de défendre l’état?

      Si Voltaire ne lésine pas à dénoncer la guerre tout en la raillant, Rousseau l’esquive en la refusant tout bonnement. Sur ce point l’auteur reste d’autant plus évasif, puisqu’en évoquant la possibilité de se retirer du pacte, il élude la question et revendique de fait un retour à l’état de nature.

      Pour Rousseau, la guerre n’a aucun fondement. Aussi se contentera t-il d’énumérer quelques principes, sorte de manuel du bon soldat. Mais autant dire qu’une guerre comme la sienne, seuls les philosophes sauraient la faire!

      Certes qui mieux que lui posera les bases de ce que peut être une condition de vie humaine en société, mais en dehors de tous conflits. Avec pour seule obsession la prédominance contractuelle, et la possibilité pour chacun de se retirer en cas de mésentente.

      Voilà qui nous renvoi au romantisme exacerbé d’un homme, à la fois isolé, prisonnier, d’un temps hors du temps.

      Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *