George Soros : « je considère l’UE comme l’incarnation de la société ouverte à l’échelle européenne »
George Soros vient de donner un entretien dans lequel il expose les principaux dangers qui menacent l’Union-Européenne en tant que société ouverte d’après lui. Il évoque aussi son appui au mouvement Black Lives Matter et son idée de créer une dette perpétuelle européenne. Il évoque enfin sa philosophie politique et rappelle qu’il considère l’UE comme « l’incarnation de la société ouverte à l’échelle européenne ». Une conception cosmopolitique de l’UE que nous avons déjà évoquée dans différentes interventions.
Pierre-Antoine Plaquevent pour strategika.fr.
A 90 ans, le financier spéculateur devenu philanthrope continue à appuyer le combat de sa Fondation pour faire avancer le concept de « société ouverte ». Le journaliste italien Mario Platero, chroniqueur à « La Repubblica », l’a rencontré à Southampton (Long Island), où il est confiné, pour parler pandémie, Europe et Etats-Unis. Entretien exclusif.
Propos recueillis par Mario Platero / source : nouvelobs.com
Le coronavirus a chamboulé la vie de toutes les personnes sur Terre. Comment voyez-vous la situation ?
Nous sommes dans la pire crise qu’ait connue le monde depuis la Seconde Guerre mondiale. Je la décrirais comme un moment révolutionnaire où l’éventail des possibles est beaucoup plus large qu’en temps normal. Ce qui semble inconcevable en temps normal devient non seulement possible, mais se produit réellement. Les gens sont désorientés et effrayés. Ils font des choses qui sont mauvaises pour eux et pour le monde.
Comment voyez-vous la situation en Europe ?
Je pense que l’Europe est très vulnérable, beaucoup plus que les Etats-Unis, qui sont l’une des démocraties les plus durables de l’histoire. Même aux Etats-Unis, un charlatan comme Trump peut être élu président et miner la démocratie de l’intérieur. Mais aux Etats-Unis, il y a une grande tradition de pouvoirs et contre-pouvoirs, et de règles établies. Et surtout, il y a la Constitution. Je suis donc convaincu que Trump est un phénomène passager qui prendra fin, je l’espère, en novembre. Mais il reste très dangereux : il se bat pour sa survie et il fera tout ce qu’il pourra pour rester au pouvoir, car il a violé la Constitution à de nombreuses reprises et s’il perd la présidence, il devra rendre des comptes. L’Union européenne (UE), elle, est beaucoup plus vulnérable car c’est une union incomplète. Et elle a de nombreux ennemis, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Qui sont ses ennemis de l’intérieur ?
De nombreux dirigeants et mouvements sont opposés aux valeurs sur lesquelles l’Union européenne a été fondée. Dans deux pays, ils ont même pris le pouvoir : Viktor Orbán en Hongrie et Jaroslaw Kaczyński en Pologne. Paradoxalement, la Pologne et la Hongrie sont les plus grands bénéficiaires du fonds structurel distribué par l’UE. Mais ma plus grande préoccupation est en réalité l’Italie. Un leader antieuropéen très populaire, Matteo Salvini, a gagné du terrain jusqu’à ce qu’il surestime son succès et fasse éclater le gouvernement. Ce fut une erreur fatale. Sa popularité est aujourd’hui en déclin. Malheureusement il a été remplacé par Giorgia Meloni, des Fratelli d’Italia, qui est encore plus extrémiste.
La coalition gouvernementale actuelle est extrêmement faible. Elle se maintient uniquement pour éviter une élection dans laquelle les forces antieuropéennes l’emporteraient. On parle du pays qui était autrefois le plus fervent partisan de l’Europe, car les citoyens faisaient plus confiance à l’UE qu’à leur propre gouvernement. Aujourd’hui, les sondages d’opinion montrent que le nombre de partisans de l’Europe et le souhait de rester dans la zone euro diminuent. Mais l’Italie est l’un des membres les plus importants pour l’Europe. Je ne peux pas imaginer une Union européenne sans l’Italie. La grande question est de savoir si l’UE sera en mesure d’apporter un soutien suffisant à l’Italie.
L’Union européenne vient d’approuver un fonds de relance de 750 milliards d’euros…
C’est vrai. L’UE a fait un pas en avant très important en s’engageant à emprunter de l’argent sur le marché à une échelle beaucoup plus grande que jamais auparavant. Mais plusieurs Etats − les cinq que l’on qualifie de « frugaux » : les Pays-Bas, l’Autriche, la Suède, le Danemark et la Finlande − ont réussi à rendre l’accord moins efficace. Ce qui est tragique, c’est que ce sont des Etats fondamentalement proeuropéens. Mais ils sont très égoïstes. Et très frugaux. Premièrement, ils ont abouti à un accord qui s’avérera inadapté. La réduction des plans sur le changement climatique et la politique de défense est particulièrement décevante. Deuxièmement, ils veulent aussi s’assurer que l’argent est bien dépensé, ce qui crée des problèmes pour les Etats du Sud, qui ont été les plus durement touchés par le virus.
Croyez-vous toujours à l’idée de créer une obligation perpétuelle européenne ?
Je continue de croire que ce serait une bonne idée, mais je pense que nous ne disposons pas d’assez de temps pour que cela soit accepté. Comme son nom l’indique, le montant principal d’une obligation perpétuelle n’a jamais à être remboursé ; seuls les intérêts annuels sont dus. En supposant un taux d’intérêt de 1 %, ce qui est assez généreux à une époque où l’Allemagne peut vendre des obligations à trente ans à un taux d’intérêt négatif, le paiement des intérêts pour une obligation de 1 000 milliards d’euros coûterait 10 milliards d’euros par an. Cela donne un rapport coût/bénéfice extrêmement bas de 1 : 100. De plus, ces 1 000 milliards d’euros seraient immédiatement disponibles en cas de besoin, alors que le versement des intérêts s’étalerait sur la longue durée. Et plus la période serait longue, plus la valeur actualisée des intérêts diminuerait.
Qu’est-ce qui fait donc obstacle à son émission ?
Les acheteurs de l’obligation doivent être assurés que l’Union européenne sera en mesure de payer les intérêts. Pour cela, il faudrait que l’UE soit dotée de ressources suffisantes (c’est-à-dire d’un pouvoir de lever l’impôt). Or les Etats membres sont très loin d’autoriser de telles taxes. Il ne serait même pas nécessaire d’imposer ces taxes, il suffirait de les autoriser. Mais le clan des « frugaux » fait obstacle. Je suis donc peu optimiste quant à la possibilité d’émettre des obligations perpétuelles dans le futur proche.
Mark Rutte, le Premier ministre des Pays-Bas, Angela Merkel, la chancelière allemande, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, et Emmanuel Macron, lors du sommet sur le plan de relance européen le 18 juillet 2020 à Bruxelles. (FRANCISCO SECO/AFP)
La chancelière Angela Merkel, qui est déterminée à faire de la présidence allemande de l’UE un succès, ne peut-elle pas faire quelque chose à ce sujet ?
Elle fait de son mieux, mais elle se heurte à une opposition culturelle profondément enracinée : le mot allemand « schuld » a une double signification. Il signifie « dette » et « culpabilité ». Celui qui contracte une dette est coupable. Cela revient à ignorer que les créanciers aussi peuvent être coupables ! C’est une question culturelle qui est très, très profondément ancrée en Allemagne, et qui génère un conflit entre le fait d’être à la fois allemand et européen. Et cela explique la récente décision de la Cour constitutionnelle allemande qui est en conflit avec la Cour de justice de l’UE [sur l’action de la Banque centrale européenne, NDLR].
Qui sont les ennemis de l’Europe à l’extérieur de l’Union ?
Ils sont nombreux, mais ils ont tous un point commun : ils sont opposés à l’idée d’une société ouverte. Je suis devenu un fervent partisan de l’UE que je considère comme l’incarnation de la société ouverte à l’échelle européenne. La Russie était autrefois le plus grand ennemi, mais récemment la Chine l’a dépassée. La Russie dominait la Chine jusqu’à ce que le président Nixon comprenne que l’ouverture et le développement de la Chine affaibliraient le communisme, y compris en Union soviétique. Oui, il a été destitué, mais Kissinger et lui étaient de grands penseurs stratégiques. Leurs décisions ont conduit aux grandes réformes de Deng Xiaoping.
Aujourd’hui, les choses sont bien différentes. La Chine est un leader dans le domaine de l’intelligence artificielle. L’intelligence artificielle produit des instruments de contrôle qui sont utiles à une société fermée et représentent un danger mortel pour une société ouverte. Cela fait pencher la balance en faveur des sociétés fermées. La Chine d’aujourd’hui représente une menace bien plus grande pour les sociétés ouvertes que la Russie. Et aux Etats-Unis, il existe un consensus bipartite pour déclarer la Chine comme un rival stratégique.
Pour en revenir au coronavirus, celui-ci est-il utile ou nuisible aux sociétés ouvertes ?
Assurément nuisible, car les instruments de surveillance produits par l’intelligence artificielle sont très utiles pour maîtriser le virus et cela rend ces instruments plus acceptables, même dans les sociétés démocratiques.
Qu’est-ce qui vous a valu un tel succès sur les marchés financiers ?
J’ai développé un cadre conceptuel qui m’a donné un avantage : il s’agit de la relation complexe entre la pensée et la réalité. Et j’ai utilisé le marché comme terrain d’essai pour vérifier la validité de ma théorie. Je peux la résumer en deux propositions simples. La première est que dans les situations où les participants sont des penseurs, leur vision du monde est toujours incomplète et déformée. C’est une faillibilité. La seconde est que ces vues déformées peuvent influencer la situation à laquelle elles se rapportent, parce qu’elles conduisent à des actions inappropriées. C’est la réflexivité. Cette théorie m’a donné un coup de pouce, mais maintenant que mon livre « l’Alchimie de la finance » est devenu pratiquement incontournable pour les acteurs professionnels du marché, j’ai perdu mon avantage. Et j’ai cessé d’être un acteur du marché.
Ce cadre conceptuel vous conduit-il à vous préoccuper de la déconnexion perçue entre la bonne santé du marché financier et la faiblesse de l’économie ? Sommes-nous dans une bulle alimentée par les énormes liquidités mises à disposition par la Réserve fédérale des Etats-Unis ?
Vous avez tapé dans le mille. La banque centrale des Etats-Unis a fait beaucoup mieux que le président Trump, qui s’est permis de la critiquer. Elle a inondé les marchés de liquidités. Le marché est maintenant soutenu par deux considérations. La première est qu’il s’attend, dans un avenir proche, à des mesures de relance budgétaire encore plus importantes que les 1 800 milliards de dollars du CARES Act ; l’autre est que M. Trump annoncera un vaccin avant les élections [prévues le 3 novembre].
Vous avez récemment fait un don de 220 millions de dollars pour l’égalité raciale et pour la cause des Noirs. Que pensez-vous du mouvement Black Lives Matter ?
C’est un phénomène réellement important, car c’est la première fois qu’une grande majorité de la population, outre la population noire, reconnaît qu’il existe une discrimination systémique à l’égard des Noirs qui est reliée à l’esclavage.
Lors d’une manifestation à Washington, le 24 juin 2020. (ANDREW CABALLERO-REYNOLDS/AFP)
Dans cette révolution, des statues tombent et le politiquement correct devient primordial.
Certains appellent cela la cancel culture (la « culture de l’annulation »). Je pense que c’est un phénomène temporaire. Et je pense aussi que c’est excessif. Le politiquement correct dans les universités est également très excessif. En tant que défenseur d’une société ouverte, je considère que le politiquement correct est politiquement incorrect. Nous ne devons jamais oublier que la pluralité des opinions est essentielle pour les sociétés ouvertes.
Beaucoup de gens disent qu’après la crise du Covid-19 et l’expérience du travail à distance, l’avenir des villes et des zones métropolitaines est condamné.
Beaucoup de choses vont changer, mais il est trop tôt pour prédire comment. Je me souviens qu’après la destruction du World Trade Center en 2001, on a dit que plus personne ne voudrait vivre à New York. Mais quelques années plus tard, c’était oublié.
Si vous deviez envoyer un message aux citoyens européens, que leur diriez-vous ?
SOS ! L’Europe profite de ses vacances habituelles du mois d’août, mais les voyages induits par ces vacances ont peut-être provoqué une nouvelle vague d’infections. L’épidémie de grippe espagnole de 1918 pourrait servir de comparaison. Elle a connu trois vagues, dont la deuxième a été la plus meurtrière. L’épidémiologie et la médecine ont fait d’énormes progrès depuis lors, et je suis convaincu que la répétition d’une telle expérience peut être évitée. Mais il faut d’abord reconnaître la possibilité d’une deuxième vague et prendre des mesures immédiates pour l’éviter. Je ne suis pas un expert en épidémiologie, mais il me semble clair que les passagers des transports en commun devraient porter des masques et prendre d’autres mesures de précaution.En 1918, la pandémie de grippe espagnole causait des millions de morts
Et côté économie ?
L’Europe est confrontée à un autre problème existentiel : elle n’a pas assez d’argent pour faire face à la double menace du virus et du changement climatique. Rétrospectivement, il est clair que la réunion en face-à-face du Conseil européen a été un échec lamentable. La voie dans laquelle l’Union européenne s’est engagée générera trop peu d’argent et trop tard. Ce qui me ramène à l’idée des obligations perpétuelles. A mon avis, les Etats « frugaux » devraient reconnaître leur erreur et soutenir ce mouvement plutôt que de s’y opposer. Seule leur conversion sincère pourrait rendre les obligations perpétuelles émises par l’UE acceptables pour les investisseurs. Faute de quoi, l’Union européenne risque de ne pas survivre, ce qui serait une perte grave pour l’Europe comme pour le monde entier. Ce n’est pas seulement une possibilité théorique, c’est devenu probable. Mais je reste convaincu que sous la pression du public, les autorités pourraient l’empêcher.
Propos recueillis par Mario Platero
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