Gouvernement Draghi et Lega : trahison ou réalisme politique ?

Le feu vert de Matteo Salvini au gouvernement de Mario Draghi interroge le milieu souverainiste. Si ce “revirement” en a surpris plus d’un, les observateurs attentifs auront cependant détecté les signaux annonciateurs de cette décision, envoyés depuis fin 2019 par la “vieille garde” du parti qui épaule le “capitano”. Pour comprendre ce nouveau positionnement, il faut d’un côté prendre acte du contexte international défavorable au populisme (défaite de Trump, Covid-19) et de l’autre, se pencher sur la structure interne de la Lega, dont l’un des courants sera d’ailleurs représenté dans l’équipe de Mario Draghi.

Dans cet esprit, nous reportons ci-dessous des extraits d’un article 2018 particulièrement éclairant de Maurizio Murelli, intitulé “Connaître la Lega d’hier pour comprendre la Lega d’aujourd’hui”. Article paru dans le mensuel souverainiste Il Primato Nazionale en Novembre 2018, à l’époque du gouvernement Lega/ Mouvement 5 étoiles. Cet article est toujours d’actualité en ce sens qu’il révèle ce qui conditionne en partie les choix récents de Matteo Salvini.

Au début de l’article, Murelli (éditeur, journaliste et militant métapolitique connu en Italie), comme pour mieux nous faire appréhender l’objet politique “Lega”, nous rappelle la narration qui entoure la naissance de son ancêtre : la “Ligue du Nord”. Un bouillon de culture dit-il, constitué d’indépendantistes-séparatistes auquel s’ajoute une myriade d’associations autonomistes, de groupes folkloriques versant dans le celtisme, le « nordicisme » ainsi que des idéalistes/utopistes (partisans des micro-nations).

Ce que les analystes n’ont pas vu, nous dit en substance Murelli, c’est que ce ferment portait déjà en lui les germes du populisme actuel : raison pour laquelle la Lega d’aujourd’hui s’est littéralement envolée dans les sondages. Les observateurs se sont focalisés sur la “question septentrionale”, réponse de la Ligue du Nord à la question “méridionale”, sans voir que les slogans “Roma Ladrona” (« Rome la voleuse » contre les « bureaucrates parasites ») et “Terroni” (« cul-terreux » et « feignants » du Sud) dénonçaient déjà la mauvaise gestion, l’inefficacité de l’Etat ainsi que l’injustice sociale et fiscale.

Après ces rappels, Murelli nous dévoile la force de la Lega de Salvini (nous sommes avant la pandémie et avant qu’il ne fasse tomber le gouvernement Conte I) mais aussi la menace qui pèse sur elle à cause de ses courants internes.

Romain San Romolo pour strategika.fr

L’article italien est consultable sur la page du Primato Nazionale. Extraits :

“Qu’est-ce qui explique le succès de Lega d’aujourd’hui ? Comment est-elle sortie de l’impasse du régionalisme dans lequel médias et adversaires politiques l’avaient enfermée ? Comment est-elle devenue une force d’ampleur nationale, même dans ce Sud tant décrié, ventre fécond de la feignantise ? Ce Sud peuplé de cul-terreux, hissé au rang d’ennemi principal ?

En arrière-plan, certainement, la “poussée du populisme” : phénomène planétaire comme réponse spontanée aux valeurs mondialistes qui se révèlent défaillantes quand elles ne sont pas catastrophiques, du moins contraires au sentiment populaire et qui, justement, sont maintenant rejetées car la coupe est pleine. Partout cette poussée a été interceptée politiquement de manière spécifique (Trump aux Etats-Unis, Orban en Hongrie, Le Pen en France, Kurz en Autriche etc…) En Italie, c’est la Lega de Salvini. Je dis bien de Salvini, car cela aurait été impossible pour n’importe quel autre secrétaire de la vieille garde.Voilà pour l’arrière-plan. Mais ce qui semble être une conversion d’un parti régionaliste, nordiste et anti-méridional à un parti d’envergure nationale, ne s’explique qu’en prenant acte du véritable ressort du succès : c’était un mouvement anti-système qui dans ses préfigurations conceptuelles allait cependant au-delà de la gauche (recours plus ou moins voilé au socialisme réel) et de la droite (recours plus ou mois voilé au fascisme). En résumé, elle avait préfiguré une nouvelle voie à entreprendre pour être (ou apparaître) anti-système sans revêtir les idéologies du début du XXème siècle.

La vieille garde aux commandes de la Lega a toujours eu des caractéristiques diverses, mais il en ressort principalement deux : une partie se composait presque exclusivement de “Varesini” (originaires de la ville de Varese en Lombardie) qui venaient de la “gauche”, et une autre qui a cherché dès le début à capter les voix de droite. C’est ce qui s’est partiellement produit de nos jours avec le Mouvement 5 étoiles.

Sans vouloir généraliser, le “Varesino” est un type plutôt calme, qui ne s’expanse pas beaucoup et qui est peu porté à l’effervescence. En politique, il a l’attitude classique du démocrate-chrétien : il noue des rapports cordiaux, il fait des médiations, il évite les conflits si possible, il se replie sur son territoire sans trop d’emphase. En bref, il est privé de toute vélléité “révolutionnaire”. La Lega à traction “Varesina” en subira les influx jusqu’à devoir expulser Gianfranco Miglio, qui avec sa théorie des macro-régions et du fédéralisme (Nord-Centre-Sud) aurait pu doter le parti d’une idée de grande envergure comparée à celle, misérable, des petites patries régionales, et avait tenté de lui donner une impulsion nationale pour sortir du provincialisme théorique et de l’image anti-méridionale qui lui collait à la peau.

Milan, la “révolutionnaire”

Salvini est en tous cas le premier leader de la Lega né à Milan, en banlieue même, qui s’est fait les dents sur les dynamiques d’une grande métropole comme conseiller municipal, après un passage télé et aussi, selon une certaine narration au centre social Leoncavallo. Sans vouloir faire du campanilisme à deux sous, on ne peut pas nier que Milan est, au moins depuis l’unité italienne, le creuset des avant-gardes révolutionnaires et artistiques. Une considération de fond qui porte à penser qu’un politique qui se forme à Milan a une possibilité de projection “révolutionnaire” probablement supérieure à un politique formé à Varese : il y a dans les grandes villes une mentalité à part, alimentée par un environnement urbain vaste, en perpétuelle fermentation sous tout point de vue, contribuant à faire de la métropole un laboratoire politique contagieux.

De ce point de vue, Salvini est un type humain qui se différencie essentiellement de tous les autres responsables de la Lega : Fedriga, Zaia ou Giorgietti, ce dernier étant le tisseur de toile, le négociateur gouvernemental, et ce n’est pas un hasard: il est originaire de Varese, ayant pourtant commencé sa carrière dans les rangs du MSI (parti néo-fasciste d’après guerre), lui qui s’oppose aujourd’hui avec acharnement à toute entente avec les “extrémistes de droite”. En fait, Salvini est une sorte de ventriloque du populisme, celui qui sait parler au peuple. La base militante l’aime, mais l’appareil pas tant que cela et ce, jusqu’aux parlementaires. C’est surtout un homme seul, sans dauphin, et qui en plus, peut-être pour ne pas perturber certains équilibres internes fragiles, hésite à donner à la Lega une structure hiérarchique. Il se fie beaucoup à son intuition, son flair, son instinct : il ne lui est pas venu à l’esprit de constituer une sorte de “Conseil restreint”.

Un seul “Capitaine”

Voilà ce qui représente sa faiblesse intrinsèque ainsi que celle de la Lega. Si jamais on le mettait sur le banc, la Lega aurait peu de chance de survie : elle retournerait végéter autour des 5-10%, car elle présente l’aspect d’une pyramide renversée. Salvini est à la base et plus on monte, plus il porte le poids de l’appareil du parti. Il semble que Salvini soit conscient du péril qu’il court puisque certaines anecdotes confidentielles le confirment. Cependant, il n’arrive pas à corriger cette situation à cause de sa constitution psychologique et mentale, trop gratifié peut-être de son succès médiatique, lui qui est toujours sur la même longueur d’onde que le peuple.

Bref, pour comprendre le succès de la Lega et expliquer sa conversion, il faut intégrer le véritable catalyseur des origines: son caractère anti-système qui, avec le pragmatisme et l’intuition psychologique de Salvini, s’est transformé d’une position de résistance localiste à résistance nationale, interceptant pleinement la poussée populiste et souverainiste et récupérant l’atavique sens de l’orgueil national italien.

Quel est le futur à moyen terme ? C’est simple. Si Salvini est capable de domestiquer les chevaux de Troie de son parti, c’est à dire les éléments connectés aux forces turbolibérales qui, plus ou moins reliés aux nœuds mondialistes, complotent dans son dos (contre sa ligne qui, si elle n’est pas “révolutionnaire” est au moins contre-courant) pour le convertir et l’amener vers une restauration libérale “conservatrice”, si il réussit à ne pas se faire museler par les légions de fonctionnaires qui opèrent dans la putrescente bureaucratie d’Etat, enkystées dans les ministères et qui sont essentiellement des courroies de transmission entre le gouvernement et les oligarchies, si il réussit à garder la main jusqu’aux européennes du mois de Mai et que le succès des populistes est tel qu’il permet de modifier l’attribution des différentes commissions de l’UE, lui permettant d’avoir des relais pour son action gouvernemental; si il réussit sur ces aspects fondamentaux, Salvini pourra prétendre au rôle de refondateur de la Nation italienne, la Lega restant dans le domaine du réformisme du système. Même si cela ne veut pas dire “révolution”, soit retour aux origines, c’est en tous cas un bon début, comme l’est le populisme si il se transforme en “popularisme”, capable de sécréter les élites adéquates et de barrer la route au jacobinisme présent jusque dans la Lega.”

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