CRISE AUTOUR DE L’UKRAINE : la réalité géopolitique derrière la guerre de communication

Source : eurocontinent.eu – 28 janvier 2022 – Pierre-Emmanuel Thomann

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L’invasion imminente de l’Ukraine par la Russie restera dans les mémoires comme la plus grosse fake news de 2022 diffusée par les médias occidentaux.

La réaction de la Russie, qui cherche à desserrer l’étau des crises volontairement provoquées et instrumentalisées par les États-Unis et leurs alliées proches de l’OTAN, s’explique aisément par l’angle géopolitique.

Les bases de l’OTAN avec des soldats américains et les éléments du bouclier anti-missile sont installées aux frontières de la Russie, tandis que les soldats russes restent cantonnés au territoire de la Russie. Cette asymétrie territoriale est à la base de la perception russe d’encerclement. La position de principe des membres de l’OTAN sur le libre choix des alliances ne contribue en rien à la sécurité européenne, car l’adhésion à l’OTAN , notamment de l’Ukraine et de la Géorgie, servirait précisément à poursuivre le refoulement territorial de la Russie, et parachever son encerclement progressif. Si les États-Unis ne veulent pas de traité contraignant sur cette question, c’est bien la preuve qu’ils estiment que cet élargissement pourrait avoir lieu à l’avenir dans des circonstances plus favorables, idéalement après un changement de régime en Russie, par exemple.

Pour inciter les membres de l’OTAN et les États-Unis à engager des négociations sérieuses et faire émerger une nouvelle architecture de sécurité qui prenne en compte ses intérêts, la Russie a fait des propositions adressées aux États-Unis et l’OTAN. La Russie estime qu’elle a été suffisamment patiente, et qu’il était temps de tracer ses lignes rouges face au refus des Etats atlantistes d’engager des négociations substantielles. Ces propositions, l’arrêt de l’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine et la Géorgie, mais aussi la limitation des systèmes d’armement en Europe, missiles tactiques et stratégiques sont des propositions de bon sens et correspondent aux intérêts de la France, pour un meilleur équilibre géopolitique européen et mondial. Il s’agit aussi de stopper la dérive qui consiste à faire du projet européen incarné par une Union européenne atlantiste, un instrument contre la Russie sans projet géopolitique propre, d’autant plus que la Russie ne menace pas la France.

La configuration géopolitique actuelle, visualisée sur cette carte démontre la pression que les Etats-Unis et leurs alliés proches de l’OTAN exercent sur la Russie. Cela fait plusieurs décennies, depuis la disparition de l’URSS que les Etats-Unis et l’OTAN cherchent à repousser la Russie dans ses terres continentales avec l’élargissement continu de l’OTAN, et la poursuite de l’encerclement de l’Eurasie (front européen contre la Russie et front Indo-Pacifique contre la Chine), enjeu géopolitique principal pour atteindre les objectifs suivants : afin de maintenir la suprématie des États-Unis dans la monde comme chefs de file d’un grand Occident, il s’agit de diminuer le rôle de la Russie et fragmenter l’Europe et l’Eurasie pour torpiller un rapprochement continental.

En effet, même si la Chine émerge comme l’adversaire majeur des États-Unis, la Russie reste une cible car elle persiste à promouvoir un monde multipolaire et justifie la suprématie des États-Unis en Europe. Un arc d’instabilité, avec le concours des États fronts et pivots qui servent de base arrière pour la conflictualité hybride (ingérence, soutien aux révolutions de couleur, guerre de communication, installation de bases militaires et livraisons d’armements…) est maintenu au frontières de la Russie d’où les crises en Ukraine, en Géorgie, en Biélorussie et dans le Caucase avec le soutien de la Turquie et jusque sur le territoire russe avec l’affaire Navalny. Les évènements au Kazakhstan en Asie centrale n’ont pas pu être instrumentalisés par les gouvernements atlantistes grâce à l’intervention rapide de l’OTSC.

Ni les États-Unis, ni les Etats-membres de l’OTAN ne souhaitent de conflit frontal avec la Russie à propos de l’Ukraine, qui n’est pas membre de l’OTAN. De plus, la Russie aurait non seulement une position géographique avantageuse lors d’un tel conflit, mais possède aussi des systèmes d’armes, dont l’arme nucléaire, qui la rend invulnérable sur son territoire et ses approches. Les États membres de l’OTAN sont aussi divisés et la France et l’Allemagne, au delà des déclarations d’allégeance à l’OTAN ne sont absolument pas prêts à s’engager à un conflit avec la Russie. C’est donc la conflictualité indirecte qui est privilégiée, avec l’Ukraine comme proxy, la guerre de communication et les menaces de sanctions économiques et financières.

L’accusation par les États-Unis et leurs alliés d’une invasion imminente de l’Ukraine par la Russie, restera probablement dans les mémoires comme la plus grande fake news de 2022.

Toutefois cette dramatisation arrange paradoxalement tous les acteurs :

-Les États atlantistes sont ravis de présenter la Russie comme l’agresseur, pousser la Russie à des actions qui renforcerait ce narratif, et renforcer l’OTAN cherche à justifier son utilité,

-cela permet à Joe Biden de poursuivre les livraisons d’armes à l’Ukraine et de ne rien lâcher sur les élargissements futurs de l’OTAN, mais aussi à livrer plus de gaz de schiste américain par voie maritime (LNG) à l’UE, en insistant sur une rupture des approvisionnements de la part de la Russie en cas de conflit,

-cela arrange l’Ukraine, qui refuse de mettre en œuvre les accords de Minsk (la fédéralisation de l’État permettrait au Donbass autonome de mettre un droit de veto à l’élargissement de l’OTAN),

-cela arrange la Russie qui démontre qu’elle est sérieuse face à une éventuelle provocation de l’Ukraine, et sans réelle intention d’intervenir militairement, de souligner qu’elle peut jouer le rapport de force si ses revendications ne sont pas prises en compte : les médias hystériques et moutonniers à souhait dans les pays occidentaux contribuent à cette tension surjouée !

La négociation que les États-Unis ont malgré tout accepté d’engager porte vraisemblablement sur les questions de désarmement, tant sur la limitation des forces conventionnelles que les missiles tactiques et stratégiques, mais elles vont prendre du temps. C’est un domaine où il y a plus de chances d’un accord, du moins provisoire. Toutefois, comme les États-Unis cherchent à éviter la question de l’élargissement de l’OTAN, les Russes vont insister sur cet enjeu car cela touche plus fondamentalement à l’ordre spatial, c’est à dire la configuration géopolitique qui doit nécessairement changer du point de vue de la Russie. Le rapport de forces va donc durer longtemps, sinon devenir permanent, tant qu’un nouvel ordre spatial et géopolitique pleinement multipolaire avec accord sur les zones d’influences respectives ne sera pas entériné par les grandes puissances. Les tensions et actions réciproques dans le registre de la conflictualité hybride vont donc durer, avec des périodes d’accalmie et des phases d’aggravation à la suite de provocations délibérées.

Le risque d’un conflit armé entre l’Ukraine et la Russie reste une hypothèse à plus long terme, si les Etats-membres de l’OTAN livraient des armements à l’Ukraine susceptibles de menacer directement la Russie sans adhésion formelle à l’OTAN, en jouant de plus en plus le rôle de proxy contre la Russie

.

Avec l’aggravation de cette crise, il y avait une occasion formidable à saisir pour la France, qui détient le présidence de l’UE, de reprendre les négociations avec la Russie à propos d’une nouvelle architecture de sécurité européenne, un enjeu essentiel pour les intérêts de la France, dans le prolongement de la vision gaulliste d’une Europe continentale. Comme l’UE et l’OTAN ne parviendront jamais à l’unité sur cette question, si ce n’est un alignement sur la posture des États atlantistes, c’était l’occasion de former une coalition d’États plus retreinte, voire au niveau bilatéral, pour dialoguer avec la Russie de manière indépendante, et de forcer le projet européen à évoluer et s’éloigner des principes ultra-atlantistes obsolètes de l’UE. Mis à part une timide tentative de médiation franco-allemande, les gouvernements français et allemands ne s’écartent pas beaucoup des éléments de langage mensongers des atlantistes sur une guerre imminente. Sans posture clairement différente de celle des Anglo-saxons et d’une vision géopolitique alternative à le vision euro-atlantiste exclusive, ni la France ni l’Allemagne, ne seront crédibles pour s’insérer dans la négociation bilatérale entre les États-Unis et la Russie.

Illustration : Combattants de la « République populaire de Donetsk », auprès d’un monument de guerre soviétique endommagé par les combats à l’extérieur de la ville, le 28 août. REUTERS/Maxim Shemetov)

Une pensée sur “CRISE AUTOUR DE L’UKRAINE : la réalité géopolitique derrière la guerre de communication

  • 8 mars 2022 à 2 h 55 min
    Permalink

    Analyse interessante et plutot rafraichissante (du moins pour un lecteur du Monde, voire du Fig, mais médias main stream en fait) car cela renverse la notion de Forces du Mal & du bien…
    L’Occident et l’ONU condamnent cette guerre qui, malgrès une espérance que je partageais avec vous, a bien lieu depuis deux semaines. La carte des condamnations/abstentions/soutients au Kremlin est parlante : il se dessine un axe eurasiatique (Russie, Chine, Inde peut etre) et Atlantiste (Amériques, Europe, Autralie) avec des diparités en Afrique, qui risque de tout prendre dans la gueule encore une fois -elle en avait pas assez avec les djihadistes et les sécheresses-.
    Ce sentiment d’encerclement territorial du Kremlin (je ne parle pas des Russes, pas encore) est partagé par le Patriarche Kirill de Moscou, qui a qualifié les Atlantistes de « forces du mal », précisement. Le Pape s’agite de son coté, et aimerait que les robinets des « fleuves de sang » se ferment. La position à adopter sur les robinets de gaz russe place le nez des Atlantistes, l’Europe et meme l’Ukraine en tete, sur une belle bouse : leur dépendance énergétique. Soit le moteur de l’Economie…
    Donc c’est la merde, la tension sur les ressources, etc.
    Personne ne veut se recevoir une bombe nucléaire sur la gueule, en tout cas, non? Donc, à coup sur, il faudra négocier…
    Poutine, après vingt ans aux commandes, a prouvé sa détermination à Grozny, Alep et maintenant à Kharkiv en hard power, et par ailleurs en soft (…) Il a sa lecture de l’histoire et justifie son « opération spéciale » par ce biais là, qui me semble masquer une colère froide de voir l’Ukraine, « la Petite Russie » sortir de ses champs (spirituel, étatique, économique, statégique…) sans douter pour autant de la sincérité de sa blessure morale.
    A la guerre on peut étre blessé,
    Reste ces questions :
    – L’adhésion d’un peuple (états Baltes, Ukraine…) par voie démocratique à un rapprochement avec l’Eu, voire l’Otan n’est-elle pas recevable? Autrement dit un l’Estonnie par exemple seraient-elle un sujet, ou un objet?
    – Segondo, la blessure morale d’un homme est-elle aussi celle du peuple russe? Formulé autrement, les Russes approuveraient-ils des bombardements sur des villes russophones et russophiles au sens premier ou primaire du terme (il y a des liens de sang transfrontaliers)?
    Je ne crois pas
    Et vous?

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