Les européens reproduisent-ils les erreurs des Etats-Unis pour ‘rationaliser’ l’industrie de défense ?

Source : meta-defense.fr – 8 juillet 2023

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Depuis plusieurs années, les européens ne ménagent pas leurs efforts pour tenter de donner vie à une industrie de défense européenne rationalisée, avec pour objectif, à terme, d’accroître l’autonomie stratégique du vieux continent.

C’est ainsi que plusieurs initiatives ont été lancées, notamment au niveau de l’Union Européenne comme la Coopération Permanente Structurée ou PESCO et le Fonds Européens de Défense, visant à donner un cadre de coopération et un accès à des crédits à des programmes de défense, qu’ils soient industriels ou opérationnels, réalisés par des pays européens.

D’autres initiatives, comme le programme d’avion de combat SCAF, le char de combat de nouvelle génération MGCS, le drone de combat RPAS Euromale ou les frégates FREMM, ont été lancés au travers d’accords nationaux, parfois dans le cadre de l’OCCAR (Organisation Conjointe de Coopération en matière d’Armement).

Il faut dire que le constat fait par les autorités européennes il y quelques années avait de quoi intriguer. Ainsi, si les Etats-Unis mettaient en oeuvre, en 2019, 2.779 avions de combat appartenant à 11 modèles différents, tous produits sur le sol américain, les membres de l’Union, de leurs cotés, n’en mettaient en oeuvre que 1.700, mais de 19 modèles différents, dont plus de la moitié avait été importée.

Cette situation est loin de ne concerner que les avions de combat, étant strictement identique dans le domaine des blindés, des systèmes anti-aériens, des navires de combat ou encore des hélicoptères, même si dans plusieurs de ces catégories, la part des équipements européens s’avère supérieure.

Les armées européennes mettent en œuvre deux fois plus de modèles d’avions de combat que les armées US, pourtant 50% plus imposantes.

Face à de tels chiffres, il semblait évident qu’il était nécessaire de rationaliser non seulement les programmes d’équipements des armées européennes, de sorte à en améliorer l’interopérabilité mais également de réduire les coûts et améliorer la maintenabilité et l’évolutivité des flottes, et ainsi éviter d’inventer plusieurs fois la même roue.

A titre d’exemple, aujourd’hui, 4 industriels européens (TKMS, Kockums, Navantia et Naval Group) conçoivent des sous-marins à propulsion conventuelle ou AIP, alors que 6 grands bureaux d’étude navals (les 4 précédemment cités ainsi que Damen et Fincantieri) conçoivent des frégates, destroyers et grands navires de combat de surface.

Les dépenses répliquées de R&D sont évidentes, et pourraient de fait être économisées au profit de plus de matériels pour les armées, et de moins de dépenses pour les gouvernements souvent exposés à d’importants déficits publics.

De fait, et de manière prévisible, les institutions européennes, mais également les dirigeants des pays les plus enclins à soutenir cette lecture de la situation comme la France ou l’Allemagne, entreprirent de « corriger le tir », en lançant des programmes conjoints, dans le cadre des institutions européennes ou de manière multilatérale.

Quelques années plus tard, force est de constater que le chemin emprunté s’est, de toute évidence, révélé bien plus chaotique qu’anticipé, alors que de nombreux programmes franco-allemands comme MAWS, CIFS et Tigre III, ont connu un funeste destin, que les programmes SCAF et MGCS ne manquent pas de tensions et de difficultés, et que les programmes européens font souvent de même, surtout lorsqu’ils portent sur des capacités dimensionnantes, comme dans le cadre de la défense anti-missile.

Toutefois, de récentes déclarations outre-atlantiques pourraient apporter certains éclaircissements sur les conséquences de cette stratégie européenne qui se rapproche de celle mise en œuvre aux Etats-Unis il y a maintenant 3 décennies.

La base industrielle et technologique de défense européenne demeure un aggloméré de BITD nationales, qui se livrent souvent une compétition féroce à l’international

En effet, il y a quelques jours, l’ancien négociateur en chef des programmes d’armement du Pentagone et ancien vice-président du géant Raytheon, dressait un constat cinglant quant à l’évolution de la base industrielle et technologique US qui est, selon lui à l’origine des difficultés rencontrées par le Pentagone pour moderniser ses forces et relever le défis posé par Pékin et Moscou.

En effet, aujourd’hui, les grandes entreprises de défense américaines, et notamment le Top 5 constitué de Lockheed-Martin, Boeing, Raytheon, Northrop-Grumman et General Dynamics, ont atteint une telle puissance économique, sociale et politique, qu’il est impossible au Pentagone de contrôler la hausse des couts des équipements, par manque de compétition.

A titre d’exemple, le missile sol-air à très courte portée Stinger coûtait 25.000 $ au début des années 90, contre 400.000 $ aujourd’hui, soit 7 fois plus cher une fois prises en compte l’inflation et les évolutions technologiques.

Or, cette situation est la conséquence, selon Shay Assad, de décisions prisent en 1993 par le gouvernement américain, pour précisément rationaliser la BITD américaine en faisant fusionner les quelques 50 groupes industriels qui se livraient depuis des décennies une féroce compétition à chaque appel d’offre du Pentagone, dans 5 grands groupes aux prérogatives exclusives dans le pays.

En procédant ainsi, le gouvernement US voulait précisément réduire les coûts mais également renforcer la puissance de son offre industrielle internationale, avec des ambitions au final très proches de celles visées par les initiatives européennes.

Rappelons qu’à cette époque, à titre d’exemple, un porte-avions américain mettait en œuvre un groupe aérien embarqué composé de 9 à 11 différents types d’appareils, contre 6 aujourd’hui.

Si aujourd’hui l’offre industrielle américaine est effectivement sensiblement plus rationalisée, elle a également connu une hausse des coûts sans précédent, dans tous les domaines, précisément du fait des positions hégémoniques de ces grands groupes qui aujourd’hui se traduit même au niveau contractuel, comme pour le F-35.

les Stinger envoyés en Ukraine par les Etats-Unis avaient coûtés 25.000 $ à l’US Army au début des années 90. Ils sont remplacés par des Stinger achetés aujourd’hui 400.000$ auprès de Raytheon.

Selon Shay Assad, le fait de disposer d’une offre concurrentielle et non centralisée permet précisément d’éviter la création de potentats industriels en situation hégémoniques dans le domaine des équipements de défense, qui au final s’avère bien plus bénéfique aux armées et à leur capacités d’équipement.

Ceci va à l’opposé du postulat de départ de la position européenne. Toutefois, en multipliant les acquisitions en petite série, de sorte à alimenter efficacement le fonctionnement et la pérennité de l’écosystème défense américain, il faudrait s’attendre à ce que les coûts de possession des équipements croissent considérablement, ceci venant menacer les bénéfice concurrentiels attendus.

Cette seconde affirmation, mainte fois répétée, est pourtant contestable, tout du moins si l’on en croit les travaux du docteur Will Roper lorsqu’il dirigeait les acquisitions de l’US Air Force lors de la précédente mandature.

Selon lui, les paradigmes actuels basés sur la conception d’appareils à la fois très polyvalents, très évolutifs et destinés à rester en service pendant plusieurs décennies, entraînent des surcoûts de conception, de fabrication et de possession dépassant largement les bénéfices attendus, qu’ils résultent d’une production en grande série, de la polyvalence poussée à l’extrême ou du maintien en service des appareils sur 30 ou 40 ans, voire au delà.

A l’inverse, selon ce modèle, la production de séries réduites d’appareils spécialisés, de l’ordre de 200 ou 300 unités, destinées à ne rester en service que 15 à 20 ans, permettrait d’en simplifier considérablement le cahier des charges et d’en réduire les coûts, délais et risques technologiques, tout en stimulant une réorganisation de la BITD pour une concurrence saine et efficace entre les industriels.

Le docteur Will Roper a démontré que les paradigmes industriels modernes en matière de construction aéronautique militaire étaient erronés

En venant directement en opposition frontale avec les paradigmes ayant donné naissance au programme F35, le docteur Roper avait alors probablement signé la fin de sa carrière politique outre-atlantique.

Pour autant, ses travaux ouvrent des perspectives qui pourraient, dans le cas européens, profondément bouleverser les paradigmes et objectifs des politiques inclusives actuellement suivies, qui aujourd’hui sont à l’origine de nombreuses tensions et difficultés, que ce soit pour les industriels comme pour les militaires, et parfois même pour les gouvernants, même s’ils s’en défendent.

Ainsi, les tensions qui ont failli, l’année dernière, faire dérailler le programme de chasseur de nouvelle génération rassemblant la France, l’Allemagne et l’Espagne, trouvent précisément leur origine dans cet effort de rationalisation industriel, qui n’est pas du tout du goût de Dassault Aviation, l’une des rares entreprises de défense pleinement indépendante en France.

En effet, l’objectif évident visé par Paris, Berlin et Madrid, ici, est de créer une interdépendance stratégique dans le domaine industriel entre ces trois pays, précisément en privant chacun d’eux des ressources nécessaires pour maintenir pleinement les compétences acquises après plusieurs décennies d’efforts, de recherche et d’investissements.

C’est également pour préserver ces prérogatives qu’Éric Trappier a du, une nouvelle fois, tracer une ligne rouge quant à l’ouverture du programme SCAF à d’autres partenaires européens lors d’une audition par la Commission défense du Sénat il y a quelques jours.

Dassault Aviation entend bien garder son indépendance et son savoir faire industriel dans la BITD recomposée imaginée par les dirigeants européens.

Et pour cause : dans le cas d’une concentration industrielle franco-allemande voire européenne dans ce domaine, Dassault devrait probablement à terme se laisser absorber par Airbus, ce qui est loin de correspondre aux objectifs des actionnaires de l’entreprise française.

Et l’on peut penser que la co-entreprise KNDS résultant d’un rapprochement entre l’allemand Krauss-Maffei Wegmann et le français Nexter, résulte du même calcul, avec à terme, un effacement des entreprises nationales au profit d’un groupe supranational.

On notera que cette approche n’est pas nécessairement négative du point de vue industriel, comme le montre le cas de MBDA. Pour autant, rien ne démontre que cette approche soit au bénéfice final des Armées et de leurs capacités à s’équiper efficacement et au meilleur prix, bien au contraire si l’on s’en réfère à l’exemple outre-atlantique.

Quoiqu’il en soit, les déclarations faites par Shay Assad et corroborées par les difficultés et surcoûts auxquels font face les armées US aujourd’hui dans leurs rapports avec la BITD américaine, devraient inviter les autorités européennes à aborder la stratégie actuellement suivie avec un nouveau regard, alors que les travaux de Will Roper peuvent, quant à eux, apporter de nouvelles perspectives quant aux paradigmes industriels employés.

On peut d’ailleurs se demander si, au delà des stratégies supranationales et pluriannuelles difficiles à contrôler et basées avant tout sur une vision dogmatique du sujet, l’émergence d’une réelle autonomie stratégique et industrielle de défense au niveau européen, n’interviendra pas, avant tout, lorsque l’Allemagne acceptera d’acquérir des équipements développés par la BITD française, et vice-versa ?

Car au final, en dépit des annonces et des milliards investis, ni Paris ni Berlin ne semblent prêts à franchir ce Rubicon, laissant de fait à Rome (en l’occurence Washington) toute latitude pour contrôler la stratégie européenne …

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