Roosevelt et de Gaulle: la diplomatie américaine de 1940 à nos jours -Diplomatie et cour de récréation

Par Franceschino Guicciardini

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Relisant l’excellente biographie que Jean Lacouture a consacré au général de Gaulle 1, nous
sommes frappés par les similitudes de la politique du gouvernement américain envers la France
libre avec le comportement de la « diplomatie » U.S. contemporaine.
Lacouture considère que l’attitude américaine envers de Gaulle et le Comité National Français 2
puis le Comité Français de Libération Nationale 3 est en grande partie le fait de la psychologie
propre à Franklin Delanoe Roosevelt, assez enclin aux jugements à l’emporte-pièce, fondés sur
des à-priori, alimentés par des informations de seconde main et dédaigneux des éléments qui
pourraient perturber ses convictions quand les faits contredisent sa vision théorique.
Pour nous, qui avons devant nos yeux l’erratique politique internationale américaine, au moins
depuis le 11 septembre, l’étude de l’attitude de Roosevelt envers de Gaulle apporte un
enseignement plus… général.


Nationalisme souverainiste vs anticolonialisme impérialiste
« Le phénomène d’allergie, qui dès l’origine empoisonna les rapports Roosevelt de Gaulle… ne
s’enracine guère dans l’histoire
» 4, nous dit Jean Lacouture. Par contre, l’attitude de Roosevelt
nous parait de nos jours singulièrement familière s’agissant de la diplomatie et de la politique
internationale américaine. La présidence de FDR marque le début d’une nouvelle époque des
rapports entre les USA et le reste du monde, celui de la domination, d’abord partagée avec
l’union soviétique, puis exclusive. Qui dit domination dit distance, complexe de supériorité,
mépris envers les dominés ou considérés comme tels.
Le premier accroc intervient lors de l’expédition de l’amiral Muselier, alors chef militaire de la
France libre, pour s’assurer du ralliement de St-Pierre-et-Miquelon à la France libre et y
neutraliser une radio vichyste qui émettait depuis l’archipel. L’opération se passe sans difficultés,
un référendum immédiatement organisé tournant au plébiscite en faveur de la France libre.
Cependant, le secrétaire d’État américain, Cordell Hull, est furieux que « l’action des navires
soi-disant « français libres » avait été accomplie sans que le gouvernement des États-Unis (…)
ait donné son consentement et indiqué avoir demandé à Ottawa, de rétablir le statut quo
(c.à.d.
Vichy) dans les îles ».
S’ensuivra une passe d’arme diplomatique entre de Gaulle, Churchill et l’administration
américaine ; de Gaulle ne supportant pas que les États-Unis s’arrogent un droit de regard sur
l’administration d’un territoire français. Nous voilà d’entrée au cœur du problème.

La France n’existe plus
Le président américain considère ce pays, qui a pactisé avec l’ennemi, comme vaincu. A ce titre
il n’a droit à aucun égard et se trouve rejeté du camp des alliés. Diplomatiquement l’on traite
avec son gouvernement légitime (Pétain), fut-il collaborationniste. Ainsi FDR envoi le
prestigieux amiral Leahy auprès de Pétain, « hommage solennel rendu au maréchal et aux
amiraux de Vichy
» écrit Jean Lacouture.
La France est considérée moins comme un pays à libérer qu’un territoire à conquérir. Vichy est
vu comme une base de recours possible en cas d’effondrement britannique. De Gaulle n’est
qu’un gêneur, « constamment agité d’idées fumeuses, de récriminations et d’exigences ». Et
quand Vichy perd toute indépendance avec l’invasion de la zone libre, tandis que la légitimité de
de Gaulle auprès de la résistance intérieure s’affirme toujours plus, Roosevelt ne change pas de
cap : « le président des États-Unis ne saurait s’être trompé ».
« D’après lui (Roosevelt), la Grande-Bretagne, les États-Unis et la Russie devaient détenir,
après la guerre, l’ensemble des armements européens. Les petites puissances n’auraient à leur
disposition rien de plus dangereux que des fusils
» 5. S’agissant de l’avenir de la France et de la
Belgique, Roosevelt préconise la création d’un État appelé la Wallonie, qui comprendrait la
partie wallonne de la Belgique, ainsi que le Luxembourg, l’Alsace-lorraine (!) et une partie du
nord de la France. Probablement dans l’idée de créer un État-tampon entre la France et
l’Allemagne, une nouvelle Lotharingie. Bref, du grand n’importe quoi, dans un mépris total des
populations, une méconnaissance absolue de l’histoire et des sociétés. Les États-Unis adorent
planifier des recompositions géographiques plus ou moins absurdes (voir leurs plans de
démantèlement de la Russie ou du moyen orient).
France désarmée, police internationale pour maintenir l’ordre, gestion des affaires courantes par
une commission américaine, voilà le programme de Roosevelt pour la France.
FDR avait « la conviction … que la France n’avait plus sa place dans le directoire des grandes
puissances auquel il voulait confier l’avenir du monde. Conviction cordialement partagée par (le
secrétaire d’État) Cordell Hull et la majorité du State department
».
Le nationalisme meurtri du général de Gaulle était incompatible avec les plans de restructuration,
de la France que Roosevelt avait en tête, telle l’idée saugrenue de détacher de l’hexagone les
départements du nord et de l’est pour former cette grande Wallonie, ou la volonté très affirmée
de décolonisation et de disparition de l’empire colonial français, principalement, car sur ce
terrain-là il faut ménager l’allié britannique. La France pour avoir perdu une bataille ne
représentait plus rien pour Roosevelt. Les territoires reconquis sur les nazis seraient des
territoires occupés, la France libérée serait soumise à une administration militaire américaine et
découpée selon les fantasmes de la diplomatie U.S.


Les a-priori de Roosevelt « Qu’il y ait eu… heurt de personnalités dominatrices n’est pas niable: mais les relations directes se réduisant à cinq rencontres, dont trois assez brèves… on ne saurait voir là l’essentiel
du différent. Dans les échanges entre le président et le général, c’est chez le premier surtout
qu’on relève une misperception irrationnelle et obstinée, qui finit par relever de l’aveuglement et
aboutit à un ostracisme poussé au delà du raisonnable.
Il semble qu’un mauvais génie se soit acharné à faire brouiller les cartes par des gens uniquement préoccupés d’envenimer relations et perspectives.
La relation (…) fut modelée par de multiples intermédiaires, des notes de « spécialistes », des
confidences, des rapports, des ragots. Mais le rôle du chef est d’interpréter les documents qu’on
lui fournit… chacune des interventions FDR fut celle non de l’avocat, ni même de celle du
président de tribunal, mais du procureu
r ».
Ce sont des diplomates comme Maynard Barnes et Freeman Matthews, « qui orientèrent le
président des États-Unis et le state department sur la France et les chefs qui pouvaient la diriger
ou la représenter. Sous la plume de Barnes, la France fracassée et défaite à cessée d’exister
comme nation. Sous celle de Freeman Matthews, les gaullistes forment une sorte de gang,
formule que reprendra à son compte le ministre de l’intérieur de FDR, Horold Ickes
».

De Gaulle est tantôt un « personnage sans relief », tantôt un « chef arrogant ». « une vipère que
le maréchal à couvé dans son sein
» ou un « apprenti fasciste ». « Le sous-secrétaire d’État
Sumner Welles (…) qui passait pour être un expert parce qu’il affectait le style oxfordien, parlait
un peu le français et avait fait une longue tournée en Europe au début de la guerre…estimait
n’avoir rencontré sur le vieux continent qu’un seul homme de premier plan : Mussolini
».

Tous les représentants de l’administration américaine ne partageaient pas l’opinion de FDR sur
de Gaulle et la France libre. Citons Henry Morgenthau, secrétaire d’État au trésor, et intime de
Roosevelt ; l’ambassadeur des États-Unis à Londres, John Wynant ; ou encore Félix Frankfurter,
juge à la cour suprême, et Harry Hopkins – deux proches de FDR qui n’étaient pas antigaullistes.
Plus tard, Cordell Hull, le secrétaire d’État, saura tempérer ses préventions : à la différence de
(…) « celui de Roosevelt, l’antigaullisme de M. Hull, plus circonstanciel (St-Pierre-et
Miquelon…), et moins envenimé par la vanité et le souci de sa réputation, s’atténua sur la fin ».

Roosevelt accordait son oreille à des hommes comme René de Chambrun, gendre de Laval (!) ;
Jean Monnet, qui avait refusé de rester à Londres pour se joindre à de Gaulle et restera – en dépit
ou grâce à son travail en faveur du réarmement par les États-Unis des forces françaises réunifiées
– un agent américain ; ou encore Alexis Léger, le fameux Saint John Perse, qui ne pardonnait pas
à de Gaulle d’avoir confié à René Massigli, son ennemi juré, la direction de la diplomatie de la
France libre.

Morale et politique
Pour Roosevelt :« La France à pillé l’Indochine pendant cent ans. Le peuple d’Indochine mérite
mieux que cela
». Lacouture commente : « si peu favorable que l’on soit au régime fondé à
Hanoï en 1884
(Jules Ferry est alors un président du conseil français très partisan de la
colonisation du Tonkin), voici un résumé de la situation que FDR n’aurait peut être pas osé
signer à propos des Philippines..
. ».
L’Amérique fustige ses rivaux, donne des leçons de morale, et se drape dans sa vertu auto-
proclamée.

Vichy
Roosevelt pense que Vichy serait une meilleure base de départ, territoriale et politique, pour
lutter contre le nazisme en cas d’effondrement britannique. Négocier avec Vichy lui paraît
préférable à une reconnaissance pleine et entière de la France libre qui, selon lui, n’apporte rien à
la cause des allées. D’où le dialogue avec Vichy qui ira jusqu’au fameux expédient provisoire de
l’acceptation du ralliement de Darlan aux anglo-américains. Politique à courte vue, se voulant
réaliste, dénuée de toute morale sinon dans les postures et les discours. Roosevelt va ainsi
privilégier Pétain, puis Darlan, Giraud enfin, contre de Gaulle. Politique dont les exemples
abondent dans l’histoire de la diplomatie américaine depuis 1945 : le soutien aux dictateurs et
aux juntes militaires est un schéma récurrent de la politique états-unienne.

FDR annonce à André Philip, émissaire du comité national français de Londres, qu’il entraîne
« un corps de spécialistes politico-militaires qui assureront l’administration de la France en
attendant le rétablissement de la démocratie
. » 6. Et Roosevelt ajoute « Moi monsieur je ne suis pas
un idéaliste comme Wilson, je m’intéresse avant tout à l’efficacité, j ai des problèmes à résoudre.
Ceux qui m y aident sont les bienvenus
(sauf de Gaulle apparemment ?!), Aujourd’hui Darlan me
donne Alger, et je crie: Vive Darlan ! Si Quisling
– dictateur norvégien pro nazi – me donne Oslo,
je crie: Vive Quisling ! …Que demain Laval me donne Paris, et je crie : Vive Laval!
».
Plus tard, FDR préférera jouer Giraud plutôt que l’homme du 18 juin, celui des temps difficiles
du blitz et de l’armistice. Un Giraud évadé d’Allemagne, qui, de retour à Vichy, devra proclamer
sa fidélité au maréchal sous peine d’être renvoyé en captivité.

Pour Roosevelt seul compte le résultat à obtenir. La morale n’entre pas en ligne de compte. Et l’
objectif est surtout la mise en place de la future domination mondiale américaine. FDR, c’est
l’incroyable capacité états-unienne à s’accoquiner sur le terrain avec les pires des alliés, toujours
de circonstances et suivant des considérations tactiques, et à les laisser tomber sans appel dès
qu’ils ont perdu leur utilité. Nous allons bien voir ce qui risque de se passe prochainement en
Ukraine.
A l’inverse on ne soutient pas un partenaire défendant la même cause, si celui-ci n’a pas de fonction pratique dans la vision géopolitique à court terme qui est celle du pragmatisme
américain. Vision limitative car, comme le savait de Gaulle, la guerre est avant tout une affaire
morale et ne pas en tenir compte apporte toujours des désagréments sur le long terme. Vietnam,
Afghanistan, Irak, Lybie, Syrie… la liste est longue des exploits diplomatico-militaires américains.

Dès le début de Gaulle est conscient du problème :
« J’ai toutes les raisons de croire que l’attitude actuelle du state department … à l’égard des
français libres et de Vichy, ne fasse beaucoup de tord à l’esprit de la lutte en France et
ailleurs. … cette sorte de préférence accordée publiquement par le gouvernement des États-Unis
aux responsables de la capitulation et aux coupables de la collaboration. Il ne me parait pas bon
que, dans la guerre
7, le prix soit remis aux apôtres du déshonneur ».8

Guerre d’Ukraine, vieux nazi applaudi au parlement canadien, l’esprit anglo-saxon n’a pas
changé. Ce que l’on estime être du réalisme – à courte vue – à toujours primauté sur la morale,
que l’on juge préservée grâce aux déclarations d’intention et aux postures théâtralisées.

Trouble-jeu
Tandis que se prépare l’opération Torch (débarquement en Afrique du nord), Roosevelt écrit à
Churchill : « Je juge indispensable que de Gaulle soit tenu à l’écart et qu’il ne lui soit
communiqué aucun renseignement, sans qu’on se préoccupe de savoir s’il s’en irritera ou
deviendra plus irritant
. » 9 De Gaulle aura l’intelligence politique de ne pas s’en formaliser
officiellement et soutiendra le débarquement pour éviter d’être exclu des opérations politiques
qui vont suivre et faire triompher sa cause : le rétablissement de l’État à travers les français
libres. Roosevelt, par contre, informe Pétain « Nous venons parmi vous seulement pour réduire
et vaincre vos ennemis. Ayez foi en notre parole. Nous ne voulons vous causer aucun préjudice
».
De Gaulle est mis sur la touche, pas Pétain.
Un Pétain qui répond à Roosevelt : « Vous invoquez des prétextes que rien ne justifie. Vous
prêtez à vos ennemis des intentions qui ne se sont jamais traduite en actes. J’ai toujours déclaré
que nous défendrions notre empire s’il était attaqué…Vous saviez que je tiendrais ma parole.
»
Lacouture précise : « Des témoins de l’audience accordée ce matin-là, 8 novembre (jour de la
réception de la réponse de Pétain par Roosevelt) au chargé d’affaires américain Tuck, ont noté
qu’ayant lu sagement au visiteur cette vigoureuse protestation, le « cher vieil ami »
10, se retourna
et regagna ses appartements en sifflotant…
».

Robert Murphy, « vedette de la diplomatie américaine » (Lacouture), envoyé spécial de FDR à
Alger, « …utilisa sans gêne apparente les jeunes militants (Gaullistes) pour ouvrir la route aux
forces américaines débarquées à Alger, avant de les laisser incarcérer par le pouvoir néo-
vichyste
», puis de se tourner vers Darlan…

Attitude qui provoquera cet avertissement que de Gaulle enverra à Churchill : « Vous invoquez des raisons stratégiques, mais c’est une erreur stratégique que de se mettre en contradiction avec le caractère moral de cette guerre (…) Si la France devait, un jour, constater que, du fait des Anglo-saxons, sa libération, c’est Darlan, vous pourrez peut être gagner la guerre du point de vue militaire, vous la perdriez moralement et, en définitive, il n’y aurait qu’un seul vainqueur Staline 11. »

La presse anglo-saxonne (apparemment plus libre que celle d’aujourd’hui) se déchaîne : « Tant
en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis un cri d’indignation s’éleva … ce honteux marchandage
avec un Quisling aussi notoire
(Il s’agit de Darlan) constituait une trahison de l’idéal des
alliés
».12

Même le général Eisenhover, commandant en chef des forces américaines en Afrique du
nord puis en Europe, trouvait l’attitude de Roosevelt indécente.

Sans faire machine arrière Roosevelt qui pense à sa réélection, s’adresse à la presse le 16
novembre pour lui déclarer : « L’accord provisoire n’est qu’un expédient temporaire…sauver
des vies…éviter une période de « nettoyage.
»…

FDR ne semble pas avoir de vision stratégique à long terme dans ses rapports avec la France,
sinon considérer qu’elle n’existe plus, ce qu’il affirmera plusieurs fois à ses visiteurs. Alors,
comme il faut préserver les apparences, et ne surtout pas donner à la France libre la possibilité de
combler la vacance de fait du pouvoir politique en France, surtout à partir de l’invasion de la
zone libre, le 11 novembre 1942 13, on bricole des solutions provisoires d’opportunité.

Roosevelt à la presse : « J’ai demandé la libération de toutes les personnes emprisonnées en
Afrique-du-nord pour s’être opposées aux tentatives de domination mondiale des nazis, et j’ai
demandé l’abrogation de toutes les lois et décrets inspirés par les gouvernements nazis ou les
idéologies nazies
». Et Lacouture de préciser : « Ce qui est reconnaître que huit jours après le
débarquement, les prisons algéroises sont encore pleines de combattants anti nazis, et que les
textes de Vichy sont encore en vigueur…
».
Expédient provisoire l’intronisation de Darlan ? « Dans les semaines qui suivent , rien ne change
à Alger. Les lois raciales restent en application. Les portraits du maréchal sont partout. Les
internés politiques (gaullistes et communistes) restent en prison
».
Darlan assassiné, FDR tente d’imposer à de Gaulle une collaboration avec Giraud, collaboration
qui doit dissoudre de Gaulle et la France libre dans un exécutif français reconnu par les
américains et dirigé par Giraud. Pour Roosevelt, il n’est pas question d’accepter une France qui
s’affirme. Il lui faut un prête-nom, légal mais sans véritable légitimité, qui laissera les mains
libres à l’administration américaine dans ses velléités d’utiliser la France comme simple base de
reconquête du territoire européen et rendra plus facile le démantèlement de son empire colonial.

Significatif de la manière de voir du chef de l’exécutif américain, celui-ci affirme à de Gaulle
lors de la rencontre de Casablanca : « Dans les affaires humaines il faut offrir du drame au
public…Une déclaration commune des chefs français, et même s’il ne s’agissait que d’un accord théorique
(toujours le bricolage…), produirait l’effet dramatique qui doit être recherché ». C’est
là que prend place la fameuse photo où l’on voit de Gaulle serrer la main de Giraud sous le
patronage de Roosevelt et les yeux d’un Churchill dubitatif. Rien n’est encore conclu – et rien ne
le sera – mais Roosevelt tient son opération de communication…

FDR privilégie le show au détriment de la vérité, et manipule l’opinion en tentant de faire croire
à une réconciliation franco-française sous l’égide bienveillant des anglo-saxons, alors qu’il n’y a
pas encore eu d’accord et que la bienveillance est pour le moins absente de ses manœuvres.
De Gaulle ne signe aucun document et finira par retourner la situation en sa faveur. Il saura faire
durer le temps de la « négociation », installer sa présence à Alger, « digérer » Giraud, lui ôter
peu à peu tout pouvoir politique véritable. De Gaulle va parvenir à s’imposer à Alger, comme à
Londres et sur le territoire national – via le développement des liens de la France libre avec la
résistance intérieure – comme le seul légitime représentant de la France.

Anfa
Vient le temps de la conférence de Casablanca, située à Anfa en périphérie de la ville chérifienne,
le 24 janvier 1943. Les alliés anglo-saxons comptent y décider des orientations stratégiques à
venir – les anglais plaident pour un débarquement dans le sud de l’Europe – et convaincre de
Gaulle de rencontrer Giraud ; proposition faite originellement par de Gaulle à Giraud, qui l’a
dans un premier temps refusé. De Gaulle, de son côté, ne souhaite pas se rendre à une invitation
de rencontre entre deux généraux français organisée par les anglo-américains sur le sol
« français ».
Churchill menace de Gaulle de ne plus tenir compte de lui s’il ne participe pas à la rencontre et
ne soutient pas les mesures qui y seront prises. Pour les anglo-saxons, il est important de parvenir
à circonvenir de Gaulle et l’empêcher de nuire au leadership qu’ils souhaitent imposer à la
France, particulièrement sur le sol de ses colonies.
De Gaulle se résout à participer à la conférence : « Un réseau de barbelés encercle la conférence,
(De nos jours, certaines ambassades américaines en Europe sont de véritables camps retranchés),
des gardes – toujours américains – veillent à ne laisser entrer ni sortir personne. C’était la
captivité
» conclu de Gaulle. Le fait qu’on lui applique ces règles et de surcroît «en terre de
souveraineté française
» lui donne l’impression d’« une sorte d’outrage ».

Robert Murphy : « Dans ce climat languide et cette atmosphère exotique…son humeur (celle de
Roosevelt) était celle d’un gamin en vacances, ce qui explique la façon légère , presque frivole,
dont il aborda certains problèmes délicats qu’il avait à traiter… Pour ce qui est de de Gaulle il
est évident que le président n’avait pas le moins du monde changé son opinion (…) ; Roosevelt
était plus que jamais convaincu qu’il avait eu raison de traiter avec Vichy de 1940 à 1942 (…) Il
n’abandonna jamais cette attitude bien qu’elle devienne de plus en plus difficile à soutenir
14».

Jean Lacouture : Le premier entretien Roosevelt – de Gaulle se déroula sur un ton cordial.

De Gaulle :« Comme chaque fois que je le vis par la suite (le président) se montra empressé de
porter son esprit vers le mien, usant du charme, pour me convaincre, plutôt que des arguments,
mais attaché, une fois pour toutes, au parti qu’il avait pris…
».

Lacouture : « Si nuancé qu’aient pu être les propos échangés, ce tête-à-tête n’en fut pas moins
l’un de plus lourds de menaces réelles de tous ceux qu’a retenus l’histoire diplomatique. Pour
s’en convaincre il nous faut lire l’invocation qu’en à fait Harry Hopkins, le plus proche
conseiller et confident de Franklin Roosevelt. « Soudain, raconte-t-il, je remarquais que tous les
hommes des services secrets étaient dissimulés derrière le rideau et au-dessus de la galerie du
living-room, postés à toutes les portes qui donnaient accès à la pièce, ; j’aperçus même une
mitraillette aux mains de l’un d’eux
»… S’esquivant en catimini pour en savoir plus, Hopkins
trouve les gardes du corps de la présidence « armés jusqu’aux dents, et munis d’une douzaine de
mitraillettes au moins
»…
Roosevelt croyait-il que de Gaulle allait lui sauter à la gorge ou lui planter un couteau dans le
cœur, Judith chez Holopherne en version hollywodienne ? Un tel niveau d’infantilisme est
inconcevable. Une constante des oligarchies anglo-saxonnes est le mépris ontologique qu’elles
éprouvent à priori pour qui ne fait pas parti de leur monde culturel, géographique ou social.

Lacouture pressent l’origine du problème: Roosevelt est originaire d’un « milieu patricien qui
compte déjà un président… nourri dans le sérail du parti démocrate de New-York…il vole de
parlement en ministère et de gouvernorat en présidence
» ; tandis que de Gaulle est un homme
de terrain, saint-cyrien, combattant de la première guerre mondiale, écrivain militaire, officier de
terrain et d’état-major, commandant un régiment blindé qui fit front durant la débâcle, « une vie
hérissée de défis
.».
Les rapports avec les généraux Marshall (celui du plan…) ou Eisenhower, qui ne font pas parti
de cette élite de naissance, auront été beaucoup plus chaleureux et compréhensifs. FDR se pique
d’être un réaliste, mais son réalisme se fonde sur une vision fausse des réalités et des hommes,
une vision nourrie des préjugés de sa caste. Tout comme les Blinken, Nuland, Clinton ou Obama
d’aujourd’hui.

Refus de se remettre en question
Roosevelt ne sent pas à quel point l’histoire détermine son interlocuteur. Il ne songe qu’à se
gausser de ses références (« Il (de Gaulle) se prend pour Jeanne d’arc, pour Napoléon, pour
Clemenceau
»). Chez Roosevelt le passé ne compte guère…Qu’est ce que ce général échappé on
ne sait trop comment à une armée de vaincus, qui vient lui parler de droits imprescriptibles », de
« grandeur ancienne » et de « France immortelle
» ?

FDR voyait toujours Pétain comme un grand chef. De Gaulle n’existait pas à ses yeux. Il avouera à son fils, après la conférence de Anfa, n’avoir aucune confiance en de Gaulle. Il se méfie d’un homme qu’il aurait du considérer comme un allié. L’appel du 18 juin, le refus de la capitulation,l’organisation de la France libre, ce n’est pas rien comme bilan en 1940-1942. Pourtant, Roosevelt refusera de tenir informé le chef de la France libre du changement de plans concernant la libération de son pays 15 : l’opération Sledgehammer pour un débarquement en Normandie étant annulée en faveur du débarquement en Afrique du nord, sur le territoire colonial de cet allié que l’on ne tient pas au courant.
FDR cherche à marginaliser la France libre et peinera à reconnaître le Gouvernement Provisoire
de la République Française (GPRF)) quand celui-ci sera une évidence pour tous, gouvernement
britannique et Union soviétique compris.

« Ce qui déconcerte, en cette douloureuse affaire… ce n’est pas que Franklin Roosevelt ait eu
quelques préjugés – qui n’en a ? – … c’est que ses préventions n’aient pu être corrigées, ou
atténuées par aucune objection, qu’elle vint de son entourage le plus intime Hopkins,
Morgenthau ou de personnalités – françaises entre autre – dont FDR pouvait attendre quelque
compétence dans le jugement ou quelque sûreté dans l’information
».

Même l’intervention en faveur de la France libre de l’ancien chef de gouvernement du front
populaire, Léon Blum, qui écrit à Roosevelt depuis sa prison de Bourassol 16 ni aura pas servi :
«C’est un bonheur, au milieu de tant de désastres, que cet homme existe (…) Si le général de
Gaulle incarne cette unité (de la résistance nationale), c’est qu’il en est, dans une large mesure
l’auteur. Ce sont ses actes et ses paroles qui l‘on créé (…) C’est lui qui a ranimé peu à peu
l’honneur national, l’amour de la liberté, la conscience patriotique et civile (…). On sert la
France démocratique en aidant le général de Gaulle à prendre dès à présent l’attitude d’un
chef
». 17
Lacouture de conclure : (Roosevelt) …crut il mieux connaître la France, ses sentiments, ses
intérêts, son âme profonde, que le leader socialiste
?».

L’antigaullisme de Roosevelt à ceci de confondant… que les faits n’en sont que des composants
très secondaires. L’appui de Léon Blum, celui du CNR et de la résistance intérieure unifiée,
l’effondrement moral de Vichy dans la collaboration, les manœuvres de Darlan auprès des nazis,
les ralliement de personnalités profondément républicaines comme Mendes-France 18, Edouard
Herriot 19, Jules Jeanneney 20, les cinq rencontres avec de Gaulle, qui a su convaincre ses autres
hôtes américains de son antifascisme et de ses ambitions démocratiques pour la France, rien ne
touche Roosevelt.

« Aveuglement obstiné, serein », ajoute Lacouture. Une obstination dans l’erreur et une sérénité
qui apparaît, au survol de plus d’un demi-siècle de diplomatie américaine, comme une marque de
fabrique.

Concordances
On veut bien croire, avec Jean Lacouture, que ce n’était pas l’état d’esprit des fondateurs de la
démocratie américaine, les George Washington, Benjamin Franklin, Thomas Jefferson,
respectueux de leurs partenaires diplomatiques. Par contre, la similitude d’état d’esprit et de
comportement entre Roosevelt et ses successeurs impériaux laisse rêveur 21.
Méconnaissance des dossiers, informations de seconde main, sélections des faits en fonction
d’une vision pré-établie du monde, refus de ce qui ne correspond pas aux préjugés de la caste,
aveuglement, obstination mal fondée travestie en force de caractère, immaturité et manœuvres
politico-diplomatiques aux côtes mal taillées.

Il y a loin de la connaissance à la compréhension des choses nous dit Slobodan Despot dans son
intervention (Twitter) sur l’affaire du parlement canadien à propos de l’inénarrable Justin
Trudeau. Trudeau qui comme tous les politiciens contemporains construit son personnage sur
l’apparence du professionnalisme, la jovialité des buonisti (tout va bien, tout est sous contrôle,
ne vous inquiétez pas
), le soi-disant « charme » enfin, si prisé des politiciens contemporains,
Youg Global Leaders en tête.

Le charme, c’est-à-dire l’apparence et la superficialité préféré à une véritable capacité à convaincre qui soit fondée sur une connaissance profonde des dossiers, de l’histoire et de la psychologie humaine. Un personnage qui cherche à charmer ses interlocuteurs se concentre sur son apparence et étudie l’effet que celle-ci provoque chez les autres. Il est difficile d’être (Poutine, Lavrov, …) et de paraître (cool…) dans le même temps (Trudeau, Clinton, Obama, Johnson, Ardent 22…). Charme des politiciens soi-disant atypiques à la Boris Johnson, coiffure en bataille, ou gendre bourgeois idéal à la Macron 23, mâtiné d’exotisme bien-pensant à la Sunak. Charme gouailleur d’un Clinton, d’un Obama à œillades jouant en permanence son personnage cool et détendu. Charme dont Roosevelt se flattait qu’il soit son principal atout. Pathétique théâtre du dynamisme feint, de la maîtrise proclamée et de la morale d’évidence.

Naturellement, Roosevelt, qui est aussi l’homme du New deal, avait une autre stature que ses
successeurs contemporains. S’il est difficile d’affirmer que les États-Unis de Roosevelt étaient
« l’empire du mensonge », il est vraisemblable que sa vision du monde et sa diplomatie, ancrée
dans un profond sentiment de supériorité de caste, fondée sur un pragmatisme tactique à courte
vue et mis en œuvre à travers un machiavélisme de cour de récréation, ne pouvait, perte de
prépondérance symbolique aidant, que générer cet « empire du mensonge » qu’est devenu l’État
américain et sa diplomatie.

Roosevelt finira par céder devant l’évidence que de Gaulle est la seule solution, tout en feignant
de tenter d’adouber lui-même le Connétable 24, pour ne pas perdre la face, en l’invitant à une
rencontre de réconciliation à Alger, de retour de Yalta ; invitation que de Gaulle refusera,
considérant n’avoir pas à répondre à l’invitation d’un chef d’État étranger faite sur le sol
français
…encore une fois !

Dernière bourde diplomatique et dernier manque de tact de la part d’un Roosevelt qui allait disparaître quelques semaines plus tard. Dernière occasion pour de Gaulle de prendre à contre-pied un président américain qui se sera beaucoup ridiculisé devant l’histoire à son contact.

Comment justifier un tel amateurisme de la part de la diplomatie du plus puissant État du
monde sinon par un mode de fonctionnement emblématique d’une caste « sûre d’elle-même et
dominatrice
» pour paraphraser le général de Gaulle qui s’exprimait ainsi envers un autre peuple,
un autre gouvernement…mais ceci est une autre histoire.

Notes:

1 De Gaulle. Tome 1 Le rebelle (1890-1944)
2 Crée à Londres en Juin 1940
3 A partir de juin 1941
4 De Gaulle. Tome 1 Le rebelle. Les citations de Jean Lacouture proviennent des chapitres 25: Un amiral à la mer, p 489 à 505 ; 27: L’ostracisme, FDR et le Connétable p523 à 547 ; 30: La torche et la cendre p595 à 627 et 31: Le quatuor d’Anfa p 628 à 650, chapitres dont nous ne pouvons que chaudement recommander la lecture à qui souhaiterait entrer dans les détails des rapports que nous évoquons brièvement ici.
5 Anthony Eden mémoires TII p 373
6 Philip cité par Lacouture p 545
7 Vue par de Gaulle comme une continuation exacerbée de la lutte politique.
8 Télégramme à Winston Churchill. Cité dans les Mémoires de guerre.Tome 1 p 503
9 Robert Sherwood. Le mémorial de Roosevelt. tome II 1959 p 176
10 Roosevelt voulait faire précéder sa lettre à Pétain de la mention « Mon cher vieil ami ». Churchill l’en dissuada.
11 Lettres. Notes IV p434
12 William Langer Le jeu américain à Vichy. Paris Plon 1948 p385
13 Invasion qui répond au débarquement anglo-américain en Afrique du nord, trois jours auparavant, le 8 novembre.
14 Diplomats among warriors. Robert Murphy p 165-170
15 Rencontre de Gaulle – Marschall 23 Juillet 1942
16 Château où furent incarcérés les prévenus du procès de Riom.
17 Œuvres de Léon Blum. tome VII
18 Sous-secrétaire d’État au Trésor du second gouvernement Blum.
19 Ancien président de la chambre des députés de 1936 à 1940.
20 Président du Sénat de 1932 à 1940.
21 Lire l’incontournable Histoire secrète de l’oligarchie anglo-saxonne de Carroll Quigley. Traduction française : Le retour aux sources. 2015
22 …quelques personnages significatifs du monde politique anglo-saxon et non seulement américains.
23 Français de nationalité, mondialiste de confession…
24 Surnom donné à de Gaulle par son colonel de l’école militaire et qui lui restera.

3 pensées sur “Roosevelt et de Gaulle: la diplomatie américaine de 1940 à nos jours -Diplomatie et cour de récréation

  • Ping :Roosevelt et de Gaulle: la diplomatie américaine de 1940 à nos jours -Diplomatie et cour de récréation — Der Friedensstifter

  • 12 novembre 2023 à 18 h 47 min
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    Il ne faut pas négliger l’influence du juif sioniste Chaim Weizmann sur un F.D. Roosevelt de plus en plus diminué par la maladie…

    Répondre
  • 12 novembre 2023 à 18 h 21 min
    Permalink

    Tout cela est très bien mais vous omettez un gros détail !

    De Gaulle se fait reconnaître comme chef d’état provisoire par Staline en juillet 1941
    (Henri-Christian Giraud / de Gaulle et les communistes)

    En remerciement, de Gaulle va serrer la main de Maurice Thorez le 27 janvier 1945 et se dépêcher de fusiller Laval le 15 octobre 1945 avant les élections

    « Entre les communistes et nous(gaullistes) , il n’y a rien » Malraux

    Très cordialement

    Répondre

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