The Pond : un service secret américain méconnu (1942-1955)
Source : cf2r.org – Août 2024 – Eric Dénécé
https://cf2r.org/historique/the-pond-un-service-secret-americain-meconnu-1942-1955/
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Quelque temps avant Pearl Harbor, les généraux américains Hayes Kroner – chef du War Department’s Military Intelligence Service (G-2) –, George Strong, George Marshall et Joseph McNarney estimèrent qu’ils avaient besoin, au sein du ministère de la Guerre et au profit du G-2, d’un service d’espionnage, car l’US Army ne disposait alors que d’une organisation de contre-espionnage, le Counterintelligence Corps (CIC). Ils formulèrent le besoin d’un service de renseignement « secret, sûr et durable » qu’ils pourraient contrôler directement. Pas un service dont les alliés britanniques et français savaient presque tout, qu’ils suspectaient d’être infiltré par les communistes et les Russes, et dont les exploits étaient couverts par la presse américaine, comme c’était le cas de l’Office of Strategic Services (OSS) de William Donovan.
Au printemps 1942, le général Kroner reçut le feu vert pour créer une organisation de renseignement secrète permanente, distincte de l’OSS. Il choisit pour la diriger le capitaine John V. Grombach.
John « Frenchy » Grombach
John « Frenchy » Grombach, est né en 1901 à La Nouvelle-Orléans dans une famille française. De son vrai nom Jean Valentin de la Salle Grombach, il est citoyen français. Son père, André Grombach, dirige une société spécialisée dans l’importation d’articles de mercerie – principalement entre Mexico, Tampico, San Salvador, Cuba et La Nouvelle-Orléans– et la vente de cartes postales de Louisiane, du Texas et d’autres parties des Caraïbes. La famille fait des allers-retours entre l’Amérique et la France, vivant à Paris de 1905 à 1907 et de 1912 à 1913. André Grombach est par ailleurs agent consulaire français en Amérique du Sud, puis vice-consul honoraire du Salvador.
Grâce aux activités commerciales de son père, le jeune Jean fait la connaissance de nombreux hommes d’affaires européens importants. Ces relations lui permettront ultérieurement de développer ses réseaux internationaux lorsqu’il rejoindra le renseignement.
À l’âge de 18 ans, Jean Grombach renonce à sa nationalité française pour devenir américain et part étudier à West Point, grâce à une bourse d’études. Dans cette école militaire, il se révèle être un athlète accompli, pratiquant l’escrime et la boxe. Mais, en raison d’un tempérament vif, il se bat souvent avec ses camarades de promotion qui l’accusent de les provoquer. Pour cette raison, il est sanctionné et ne sera pas diplômé de West Point. Il obtient cependant un Bachelor of Sciences en 1923 qui lui permet d’être nommé officier.
De 1924 à 1928, il est affecté, en tant qu’officier de police militaire, au G-2 du ministère de la Guerre. Puis, de 1926 à 1928, Grombach est envoyé par le renseignement militaire dans la zone du canal de Panama – à l’époque encore colonie américaine – pour mener des opérations d’infiltration en tant que prévôt-adjoint[1].
Il est ensuite affecté à la région de New York, pour assurer la coordination entre le ministère de la Guerre et les industries du cinéma, de la radio et du théâtre et y mener des enquêtes. Dans le cadre de sa mission, il assiste à des représentations théâtrales et aux premières productions en noir et blanc. Il apprend à apprécier leur valeur, non seulement en tant que divertissement, mais aussi en tant qu’outil de motivation. Il commence ainsi à se passionner pour la production radiophonique et l’industrie du divertissement et du spectacle.
En 1928, Grombach quitte l’armée et rejoint la Garde nationale de New York, afin de pouvoir consacrer plus de temps à l’industrie du divertissement. Il commence à écrire et à produire pour une société appelée Judson Radio Program Corporation, filiale de Columbia Broadcasting et de Paramount Publix. En 1929, Judson Radio devient Columbia Broadcasting System, et Paramount Publix devient Grombach Productions Incorporated dont il sera président jusqu’à l’entrée en guerre des États-Unis, en en 1941. À partir de 1929, il est également président de Jean V. Grombach, Incorporated. L’année suivante, il devient président d’Advertisment Recording Service.
Grombach garde toutefois un pied dans le renseignement. Il serait l’auteur d’un projet « secret hautement confidentiel » pour le département d’État en 1937 ; en 1940, il écrit un article dans l’Infantry Journal traitant du rôle de la radio en temps de guerre, décrivant en particulier comment des émissions a priori inoffensives peuvent être utilisées pour transmettre des messages secrets.
En 1941, alors que la guerre est imminente, Grombach est réintégré dans l’armée en tant que capitaine. À la veille du conflit, il est responsable du moral de la 27e division d’infanterie qui a été formée à partir de la Garde nationale de New York. Après Pearl Harbor, des amis le recommandent au G-2 de l’US Army et Grombach est bientôt envoyé à Washington. Pendant les six premiers mois de 1942, il est détaché auprès du colonel William Donovan chef de l’Office of the Coordinator of Information (COI[2]), qui sera bientôt rebaptisé Office of Strategic Services (OSS)[3]. C’est alors que le général Kroner fait appel à lui afin de mettre sur pied son nouveau service d’espionnage.
Grombach se met immédiatement au travail et crée une structure qui, pour brouiller les pistes, portera successivement les noms de Coverage and Indoctrination Branch, Secret Intelligence Branch, Special Service Section, Groundhog et, à la fin de la guerre, de Special Service Branch. Mais pour les rares personnes qui connaissaient son existence, ce service de renseignement était connu sous le nom de The Pond (« l’étang »)[4].
Un secret très bien gardé
The Pond était une organisation obsédée par la sécurité et le secret. Grombach et ses collaborateurs utilisaient des noms de code et des surnoms cryptiques dans tous les documents internes. Personne au sein du gouvernement ne connaissait The Pond, à l’exception du département d’État qui apporta un soutien à l’organisation dès sa création. Quelques rares personnes au FBI étaient également dans le secret, car The Pond produisait des rapports relatifs à la sécurité intérieure. Il n’est même pas certain que le président Truman ait eu connaissance de son existence lors de sa création.
Bien que The Pond soit un service militaire, son existence fut cachée au renseignement naval (Office of Naval Intelligence). Son directeur déclara plus tard que l’US Army n’avait jamais parlé de The Pond à la Navy. « Nous ne l’avons découvert que par accident et contre la volonté de l’armée (…). [Cette agence] n’a jamais proposé ses services à la marine, n’a jamais proposé de mettre [ses renseignements] à sa disposition pour répondre à nos besoins (…). La marine n’a jamais reçu la moindre information obtenue par cette agence de l’Armée ».
Ces mesures de sécurité ont parfaitement fonctionné. Le général Kroner déclara après la guerre : « lorsque j’ai quitté la direction de ce bureau au début de 1944, seuls les membres du département de la Guerre, du département d’État, du bureau du président et le président lui-même, qui devaient être au courant en raison de l’approbation de certaines opérations, connaissaient son existence ».
Organisation et fonctionnement
The Pond avait pour mission de conduire des actions de renseignement humain et technique et des opérations clandestines.
Dès sa naissance, ce service se distingua de l’OSS en concluant un accord avec le département d’État qui autorisa certains personnels diplomatiques à travailler pour lui en tant que chargés de mission. Ces agents (Foreign Service Officers/FSO) disposaient alors d’un financement propre, jouissaient d’une grande indépendance et n’étaient pas tenus d’informer leur ambassadeur de leurs actions, même si certains le faisaient. Ils ne recevaient cependant qu’une formation sommaire.
The Pond recueillait ses renseignements secrets via de nombreux canaux : organisations religieuses, hommes d’affaires, journalistes et citoyens étrangers disposés à coopérer avec les États-Unis, mais ne souhaitant pas travailler avec l’OSS. Il disposait de postes clandestins à Budapest, Londres, Lisbonne, Madrid, Stockholm, Bombay, Istanbul et ailleurs et employait plus de 600 agents dans 32 pays, dirigés par une quarantaine d’officiers traitants. Mais c’est l’aide des entreprises qui fut essentielle pour pénétrer les territoires occupés par les puissances de l’Axe en temps de guerre.
The Pond avait été créée avec le soutien de la société néerlandaise d’électronique Philips, qui en assurait le financement et la logistique. Lors de l’invasion allemande, les dirigeants de Philips avaient été exfiltrés des Pays-Bas avec leur gouvernement par les Britanniques. La société néerlandaise avait ensuite demandé au gouvernement américain de pouvoir se réfugier aux États-Unis afin de continuer à gérer leur société, ce qui fut accepté. Les dirigeants de Philips surent alors renvoyer l’ascenseur. Après Pearl Harbor, la compagnie néerlandaise contacta l’OSS et le G-2 du département de la Guerre pour leur offrir son aide, ce qui fut accepté. La firme travailla avec ces deux services jusqu’à ce que, le 31 octobre 1942, le général Strong ordonna à Donovan que l’OSS cesse tout contact avec elle, ce qu’il accepta de mauvaise grâce.
Philips servit dès lors les seules opérations de The Pond, participant à son financement, lui permettant d’utiliser ses filiales et ses contacts dans le monde entier, y compris dans les pays occupés par l’Axe, et le faisant bénéficier de sa technologie radio. Son bureau de New York servait de couverture et de quartier général à Grombach qui supervisait les opérations deThe Pond en se faisant passer pour un consultant en relations publiques pour Philips[5].
Selon des documents conservés aux Archives nationales, plusieurs autres grandes sociétés multinationales offrirent également des couvertures à The Pond, dont American Express Co., Remington Rand, Inc. et Chase National Bank.
Opérations durant la Seconde Guerre mondiale
Les renseignements collectés par The Pond au cours de la guerre ont parfois été de très grande qualité. Cependant, il n’est pas certain qu’ils soient parvenus aux plus hautes autorités de Washington et aient été correctement exploités.
Aini, l’organisation mena des négociations avec le maréchal Herman Göring, six mois avant la fin de la guerre pour parvenir à une reddition allemande. Elle tenta d’enrôler le mafieux Charles « Lucky » Luciano dans un complot visant à assassiner le dictateur italien Benito Mussolini. Elle parvint à identifier l’emplacement des stocks d’eau lourde en Norvège destinés aux usines allemandes effectuant des recherches atomiques.
The Pond fut particulièrement actif en Hongrie où il disposait d’un réseau de sources au sein du gouvernement hongrois et des services de renseignement qui lui fournissaient des informations en provenance de Berlin, Varsovie et Budapest. Des renseignements sur l’ordre de bataille lui étaient fournis par les attachés militaires et les observateurs hongrois auprès de la Wehrmacht. Ces rapports transitaient par Lisbonne, plaque tournante de l’activité de The Pond en Europe, avant d’être transmis à New York. Edward S. Crocker, un FSO travaillant pour l’organisation au sein de l’ambassade au Portugal, servait d’intermédiaire entre les responsables américains à Washington et l’amiral Horthy, le dirigeant de la Hongrie, qui tentait d’extraire son pays de la guerre. Mais Grombach suspecta que plusieurs opérations de The Pond à partir de Lisbonne aient été sabotées par le colonel Solborg, le représentant de l’OSS sur place. En effet, il était persuadé que ce dernier était un agent étranger infiltré. En conséquence, The Pond déplaça certaines de ses opérations de Lisbonne à Madrid et à Berne.
The Pond opéra également à Paris collectant de précieux renseignements sur la Gestapo parisienne par le truchement d’un de ses agents… Marcel Petiot, le célèbre tueur en série. Le docteur Petiot tenait un cabinet médical où il soignait des officiers de la Gestapo et de l’Abwehr[6] en poste dans la capitale française et des réfugiés de l’Est. Il transmettait à The Pond les informations obtenues auprès de ses patients et de ses contacts. Fin 1942, Petiot rapporta une histoire qu’il avait entendue de la bouche d’un patient polonais, selon laquelle le NKVD[7] soviétique avait massacré 18 000 officiers polonais dans la forêt de Katyn. The Pond transmit cette information au ministère de la Guerre, mais selon Grombach, le colonel McCormack du G-2 la fit disparaitre, car elle montrait l’Union soviétique, alors allié indispensable, sous un jour défavorable. Toujours en 1942, Petiot aurait informé The Pond que les Allemands produisaient des missiles à Peenemunde ; cette information aurait permis à d’autres éléments de l’organisation de photographier le site à partir de bateaux de pêche norvégiens. Petiot aurait également identifié un certain nombre d’agents de l’Abwehr envoyés aux États-Unis, ce qui aurait permis au FBI d’arrêter certains d’entre eux.
Petiot fut ensuite reconnu coupable d’avoir tué des juifs et brûlé leur corps dans un four au sous-sol de sa maison. Grombach, qui n’était pas au courant de ces faits, le considérait comme un précieux informateur en raison de ses contacts[8].
Un autre agent de The Pond fut Ruth Fischer, co-fondatrice du Parti communiste autrichien (1918), puis dirigeante du Parti communiste allemand (1921-1924), avant d’en être exclue. Elle fut un agent important de The Pond pendant le conflit et au cours des premières années de la Guerre froide sous le nom de code « Alice Miller », travaillant sous sa couverture de correspondante de presse, notamment pour la North American Newspaper Alliance.
Pendant la guerre, les renseignements obtenus par les réseaux de The Pond en Norvège et en Suède étaient acheminés aux États-Unis par la valise diplomatique depuis Stockholm, via Londres, par des courriers britanniques. Mais Grombach soupçonnait les services anglais d’ouvrir les valises et d’en photographier le contenu. Il transmit l’une d’entre elles au FBI pour analyse, qui confirma qu’elle avait bien été ouverte avant d’être refermée de manière experte. Dès lors, des courriers américains se chargèrent de les transporter eux-mêmes.
Vers la fin de la guerre, Grombach commença à travailler sur la subversion communiste au sein du gouvernement américain (Project 1641), dressant notamment une liste détaillée des renseignements éliminés par le colonel McCormack et ses subordonnés. Il identifia également de nombreux communistes présumés, dont deux travaillant pour McCormack au G-2. Grombach transmit ces noms[9] au FBI qui enquêta sur eux en 1945. Il demanda également à l’inspecteur général du ministère de la Guerre d’enquêter sur McCormack.
L’après-guerre et la privatisation de The Pond
En décembre 1943, Charles Stevenson, un des adjoints de Grombach, établit un plan d’action pour la période d’après-guerre. Dans un document intitulé « Post-War Intelligence Aims », il estime que le G-2 doit s’intéresser de près à l’Allemagne et au Japon pour les empêcher de tenter à nouveau de « conquérir le monde ». Il ne mentionne pas l’Union soviétique, mais l’a clairement à l’esprit lorsqu’il affirme que le système de renseignement doit également être à l’affût d’autres nations susceptibles de chercher à « dominer le monde » par le biais d’une « révolution ou d’une conquête ». Pour ce faire, le ministère de la Guerre doit maintenir un service « secret, indépendant et exclusif » pour la collecte clandestine de renseignements… qui ne doit pas être l’OSS. C’est donc un plaidoyer pour le maintien de The Pond qui élabore un plan détaillé pour l’après-guerre et prévoit de dissimuler ses activités dans les délégations commerciales de l’U.S. Rubber Co., présente dans 93 pays.
Mais peu après la fin du conflit, le plan de Stevenson et l’existence même de The Pond, sont remis en question. En 1946, le futur directeur de la CIA, le général Hoyt Vandenberg, commence à consolider le Central Intelligence Group (CIG[10]) et convainc le secrétaire à la Guerre que le CIG doit centraliser toute la collecte clandestine.
Au début de l’année 1947, The Pond est soumis à de fortes pressions. En avril, Vandenberg et l’amiral Roscoe Hillenkoetter (qui lui succédera) signent une lettre commune adressée au G-2, indiquant que ses opérations de renseignement secret « doivent être interrompues dans les plus brefs délais ». Grombach est tellement désespéré que, pour la première fois, il révèle publiquement l’existence de The Pond en informant le New York Times que la CIG a « contraint le ministère de la Guerre à liquider son réseau mondial de renseignement secret ». C’est alors que The Pond prend son indépendance. Le service va continuer à fonctionner comme une société privée sous contrat avec le gouvernement, successivement sous-traitant de l’US Army, du département d’État, de la CIA et du FBI.
Fin 1947, The Pond trouve un nouveau sponsor, le département d’État, qui finance secrètement l’organisation, à hauteur de 100 000 dollars par an. Mais c’est une somme dérisoire comparée aux 600 000 dollars que le département de la Guerre avait injectés dans le projet au cours de la dernière année du conflit. À partir de l’automne 1950, les relations de Grombach avec le département d’État se dégradent, malgré un bref espoir au cours de l’été de voir le département augmenter son financement annuel à un demi-million de dollars.
Grombach s’adresse alors au G-2 pour lui signaler que l’argent se tarit. Il propose de travailler à nouveau pour l’Armée, pour 20 000 dollars par mois, ajoutant que si elle n’était pas intéressée, elle pourrait peut-être recommander The Pond au DCI Walter Bedell Smith afin que la CIA reprenne le contrat. L’US Army envisagea sérieusement d’accepter en janvier 1951, mais elle fit marche arrière après avoir demandé son avis à Raymond Ylitalo, chef adjoint de la division de la sécurité du département d’État, chargé de la liaison avec The Pond, qui estima que la production de ce service était « merdique ».
Une sous-traitance conflictuelle avec la CIA
Bien qu’il ne soit pas certain que l’Armée ait recommandé The Pond au DCI, le général Walter Bedell Smith, Grombach ne tarda pas à faire des propositions à la CIA. Bedell Smith demanda à son adjoint, Allen Dulles, d’examiner la production de The Pond et d’émettre un avis. Dulles confia cette tâche à Lyman Kirkpatrick, qui recommanda d’engager le groupe, ce qui fut fait en 1951.
Les relations de Grombach avec la CIA furent difficiles dès le départ, en particulier parce qu’il acceptait difficilement d’être subordonné à quelqu’un qu’il trouvait aussi détestable qu’Allen Dulles. En effet, en 1947, ce dernier avait témoigné devant le Congrès en faveur de la centralisation de la collecte clandestine du renseignement au sein de la CIA, s’opposant directement au témoignage de Grombach lors de la même audition.
En septembre 1951, The Pond obtint des renseignements sur l’Uruguay et l’Argentine d’un « diplomate européen fiable et éprouvé », ayant une grande expérience du renseignement, auquel Grombach donna le nom de code de « Dahl ». Mais la CIA rejeta une grande partie de ses rapports, notamment l’un indiquant qu’un fonctionnaire uruguayen était communiste, car cela était particulièrement gênant pour l’Agence qui l‘avait recruté… Elle estima que les renseignements fournis relevaient « d’une conjecture basée sur le parti pris évident de la source à l’encontre du fonctionnaire qui, selon nous, est clairement anticommuniste ». La CIA demanda alors à The Pond de « cesser ces rapports jusqu’à ce que la source envoie des preuves ». Grombach y vit non seulement une nouvelle preuve de l’incompétence et de la mollesse de la CIA, mais aussi son aveuglement à protéger un homme qu’elle avait recruté et qui, selon lui, se révéla plus tard être bien un communiste.
Grombach était également irrité par le fait que la CIA lui demande constamment de lui révéler quelles étaient les sources de The Pond, ce à quoi il se refusa toujours, arguant que cela « romprait la confiance » avec elles et que cela « détruirait également l’utilité de l’organisation en tant qu’agence secrète et indépendante de collecte de renseignements ». En effet, si l’identité de ses sources était divulguée à la CIA, il ne doutait pas du fait que l’Agence s’emploierait aussitôt à entrer directement en contact avec elles et écarterait The Pond. Aussi, Grombach, n’a jamais révélé l’identité de ses sources, soit plus de 2 500 personnes sur le terrain provenant de 32 pays. Cette attitude ne fit qu’accroître le désir de l’Agence de découvrir qui elles étaient et si toutes existaient réellement…
Grombach se heurta également à la CIA au sujet des relations entre The Pond et le FBI. Depuis 1942, The Pond donnait au Bureau une copie de tous ses rapports concernant le contre-espionnage. Lorsqu’elle signa son contrat avec Grombach en 1951, la CIA autorisa la poursuite de cette pratique.
Cependant, en avril 1952, The Pond envoya à la CIA et au FBI un rapport sur un fonctionnaire français qui avait récemment rencontré à Washington des Américains de haut rang. Ce fonctionnaire avait diffusé à Paris les détails de ses conversations, y compris les commentaires francs du DCI Bedell Smith concernant la communauté du renseignement américaine. Furieuse de cette indiscrétion, la CIA ordonna à The Pond de cesser de transmettre ses rapports au FBI. Grombach n’en fit rien, arguant en privé qu’ « il ne s’agissait pas de transmettre des informations classifiées par le gouvernement, mais de donner des informations qui nous parvenaient, en tant qu’organisation privée à partir de nos sources privées sur le terrain, à l’organisation responsable de la sécurité intérieure des États-Unis ».
La CIA en conclut alors que Grombach n’était pas coopératif, d’autant plus qu’il refusait de divulguer ses sources, ce qui compliquait l’évaluation des renseignements fournis. En août 1952, Bedell Smith annonça que l’Agence envisageait de mettre fin au contrat avec The Pond, estimant que son « analyse des rapports fournis par cette organisation nous a convaincus que sa production non évaluée n’en vaut pas le coût ».
Puis Grombach s’opposa à la CIA au sujet de la fiabilité d’Otto John, le chef du BfV, le service de contre-espionnage de la République fédérale allemande (RFA). En avril 1953, dans le dos de la CIA, The Pond adressa un mémorandum au FBI pour l’avertir de sa visite à Washington, à l’invitation de la CIA, afin que des mesures soient prises pour l’empêcher de prendre connaissance d’informations classifiées américaines. Il eut raison, car Otto John fit défection en Allemagne de l’Est (RDA) en juillet 1954, peu de temps après avoir rencontré Allen Dulles à Washington[11].
Malheureusement pour Grombach, ce dernier, très hostile à The Pond, succéda en février 1953 à Bedell Smith. La situation devenant intenable en raison des relations exécrables entre les deux hommes, Grombach se tourna alors vers une personne qui partageait ses idées au Capitole, le sénateur Joseph McCarthy. The Pond fut alors utilisé à des fins politiques intérieures et devint sous-traitant du FBI d’Edgar Hoover, lui fournissant des informations sur les radicaux de gauche et les ingérences étrangères aux États-Unis. Grombach transmit également au sénateur McCarthy les noms de membres de la communauté du renseignement américaine présentant des risques de sécurité. Mais cette proximité avec les milieux radicaux anticommunistes lui valut rapidement une réputation de conspirationniste.
Les dirigeants de la CIA étaient furieux des actions de Grombach. Finalement, en 1954, l’Agence décida qu’elle en avait assez des intrigues et des produits douteux de Grombach et ne renouvela pas le contrat de The Pond dont les opérations prirent fin, à l’exception de deux d’entre elles que la CIA poursuivit brièvement. Grombach essaya de trouver de nouveaux sponsors et essaya de convaincre les autorités militaires que The Pond pourrait être utilisé comme système de renseignement d’urgence en temps de guerre, mais il ne convainquit personne. Fin avril 1955, l’organisation cessa d’exister et Grombach termina sa carrière militaire avec le grade de général de brigade.
Enseignements
Au cours de la Guerre froide, The Pond obtint plusieurs succès importants : il livra les premières informations sur l’explosion de la première bombe atomique en Russie. Il parvint également à implanter une taupe à haut niveau dans la police secrète soviétique. Il paya un groupe de dissidents derrière le rideau de fer – avec des fonds de la CIA – pour obtenir des données cryptographiques qui permirent de briser certains messages chiffrés de Moscou (opération Empire State). Son agent Ruth Fischer continua de s’avérer précieuse dans les premières années de la Guerre froide, transmettant des renseignements provenant de staliniens, de marxistes et de socialistes d’Europe, d’Afrique et de Chine.
La Hongrie fut une nouvelle fois le théâtre majeur des opérations de The Pond. L’organisation disposait de nombreuses sources au sein du gouvernement, des services de renseignement et de l’armée hongroise qui lui fournirent des informations concernant le pays, mais aussi la Pologne, l’Allemagne de l’Est. L’un de ses succès majeurs fut l’évasion réussie de Pfeiffer, le chef d’un petit parti anticommuniste hongrois très populaire qui avait reçu des menaces de mort suite à ses succès aux élections. Cette opération fit la « une » des journaux américains de l’époque, mais jamais le rôle ni l’existence de The Pond ne furent mentionnés[12].
The Pond a passé la majeure partie de son existence non pas en tant qu’agence gouvernementale, mais en tant qu’organisation privée, opérant grâce à la couverture fournie par plusieurs multinationales américaines, ce qui lui a permis de maintenir un secret efficace quant à son existence. Ainsi, The Pond aura préfiguré les grandes sociétés privées de renseignement actuelles.
Durant la Guerre froide, trois agences gouvernementales lui sous-traitèrent des missions, car elles souhaitaient soustraire certaines de leurs opérations au contrôle parlementaire. Toutefois, elles estimèrent rapidement qu’une telle pratique engendrait plus d’inconvénients que d’avantages, notamment parce qu’elles n’avaient pas d’accès direct aux sources.
Si l’on se tient aux jugements de Ray Ylitalo, Lyman Kirkpatrick et Allen Dulles, le bilan de The Pond parait très médiocre. Toutefois, les documents disponibles ne permettent pas de confirmer ou contester leurs affirmations. On ne peut donc évaluer le bilan de The Pond en se fondant sur les seules déclarations de ses détracteurs[13].
Depuis la découverte et l’ouverture de ses archives[14], les historiens américains débattent de la valeur des renseignements fournis par The Pond. Le consensus général est actuellement qu’il a très peu contribué à l’effort de guerre. Cette analyse reste cependant partielle, car, tous les archives n’ont pas encore été déclassifiées et devront être examinées. En conséquence, la question de la contribution de The Pond à l’histoire et au développement du renseignement américain reste ouverte. Mais, quelle que soit l’évaluation qui en sera faite, il demeure le seul véritable service secret qui ait jamais existé aux États-Unis.
Sources
– Colin Burke “What OSS Black Chamber? What Yardley? What “Dr.” Friedman? Ah, Grombach? Or Donovan’s Folly”, University of Maryland (https://userpages.umbc.edu/~burke/whatossblack.pdf)
– Colin Burke, “Grombach’s Last Hoorah: the Pond and the Soviet Cipher Coup of 1954”, University of Maryland, 2015 (https://userpages.umbc.edu/~burke/grombachslasthurrah.pdf)
– CBS News, “Before the CIA, There Was the Pond”, July 29, 2010 (https://www.cbsnews.com/news/before-the-cia-there-was-the-pond/)
– Christopher Felix, (pseud. de James McCargar), A Short Course in the Secret War, Madison Books, Lanham, MD, 2001.
– John Grombach, The Great Liquidator, Doubleday, New York 1980.
– Randy Herschaft and Cristian Salazar, “The Pond : US Spy Agency That Operated Before CIA Revealed in Classified Documents Disclosure”, Associated Press, 29 juillet 2008.
– Spycraft 101, « A Secret US Intelligence Organization: Mysteries of the Pond with Dr. Mark Stout” (https://www.boomplay.com/episode/2634366)
– Mark Stout, “The Pond : Running Agents for State, War and the CIA – The Hazards of Private Spy Operations”, CIA Studies in Intelligence, vol 48, n°3, 2004 (https://www.cia.gov/resources/csi/static/the-pond.pdf)
– Wikipedia, “John Grombach” (https://en.wikipedia.org/wiki/John_Grombach)
– Wikipedia, “The Pond” (https://en.wikipedia.org/wiki/The_Pond_(intelligence_organization)
[1] Pendant son séjour au Panama, Grombach rejoint l’Union des escrimeurs du Panama et continue à participer à des combats de boxe. En 1924, il fait partie de l’équipe de boxe des États-Unis lors des Jeux olympiques d’été en tant que boxeur poids moyen, mais il ne remporte aucune médaille. De 1924 à 1928, il reste membre de la Fédération internationale de boxe amateur, affrontant des adversaires du monde entier. Certains de ses matchs sont couverts par la presse de New York et de Brooklyn. De 1924 à 1940, il est membre de l’équipe internationale d’escrime des États-Unis, participant à des compétitions à Londres en 1926 et à Paris en 1937. Il remporte ensuite le championnat américain d’escrime à l’épée par équipe avec l’équipe du New York Athletic Club en 1938.
[2] Organisme créé pour centraliser et traiter les renseignements provenant de tous les services militaires et civils américains, à ce moment fragmentés entre l’Armée, la marine, le FBI et le département d’État.
[3] Grombach deviendra l’un des critiques les plus virulents de Donovan, jusqu’à devenir son pire ennemi. Selon lui, l’OSS était infiltré par les Britanniques, les Russes et les communistes.
[4] Ses membres désignaient le renseignement militaire (G-2) sous le nom de The Lake et le département d’État sous celui de The Zoo. La CIA, créée plus tard (1947), sera dénommée The Bay.
[5] Par la suite Philips continua d’entretenir d’étroites relations avec l’armée et les services de renseignement américains. Ses dirigeants participèrent activement à la création du Groupe de Bilderberg, le cercle d’influence de l’OTAN.
[6] Service allemand de renseignement et de contre-espionnage.
[7] Service soviétique de renseignement et de contre-espionnage, ancêtre du KGB.
[8] En 1944, ses voisins découvrirent à la faveur de ce qui semblait être un incendie de cheminée, que des corps humains dépecés brûlaient dans sa chaudière. Petiot fut accusé d’avoir tué et incinéré 27 juifs à qui il avait promis de les exfiltrer vers l’Argentine. On évalua à 200 millions de francs de l’époque – une somme considérable – les bijoux et liquidités volés à ses victimes. Ce butin ne fut jamais retrouvé. Contre toute évidence, le docteur Petiot affirma n’avoir tué que des nazis et des collaborateurs, et revendiqua 63 meurtres. Il fut condamné à mort et guillotiné sans que l’on n’ait jamais accordé le moindre crédit à ses dires, pourtant aujourd’hui confirmés, qu’il avait parfois agi pour un groupe clandestin anti-nazi.
[9] Parmi les autres personnes citées comme communistes dans le Projet 1641 figurent Alger Hiss, Carl Marzani (membre de l’OSS qui, peu après avoir été transféré au département d’État fin 1945, sera reconnu coupable d’avoir nié sous serment le fait d’être communiste) et John Stewart Service (un spécialiste de la Chine qui sera plus tard contraint de quitter le département d’État sous la pression du sénateur McCarthy).
[10] Prédécesseur de la CIA créé début 1946 suite à la dissolution de l’OSS (1945). Son directeur reçut le titre de Director of Central Intelligence(DCI), que conservera le directeur de la CIA.
[11] Il travaillait pour la Stasi depuis 1950, ce que la DST française avait également révélé à ses homologues américains et britanniques, mais sans parvenir à les convaincre.
[12] McCargar, un fonctionnaire du département d’État qui était l’agent de The Pond à Budapest, parvint à faire sortir Pfeiffer et sa famille du pays.
[13] Il n’existe pratiquement aucun rapport sur The Pond ou sur ses opérations. Pas une fois dans ses mémoires Allen Dulles n’évoque l’existence de cette organisation. La plupart des informations disponibles sur les opérations de The Pond pendant la Seconde Guerre mondiale proviennent des écrits de Grombach, rédigées bien des années plus tard, en particulier de son livre The Great Liquidator, publié en 1980, et donc sujettes à caution.
[14] Le 27 avril 2008, l’Associated Press annonça que la CIA allait rendre publiques les archives de The Pond découvertes accidentellement dans une grange de Virginie en 2001. L’agence a remis aux Archives nationales de College Park (Maryland) des milliers de documents après un long examen de sécurité. Ils sont accessibles au public depuis avril 2008. La National Security Agency a pour sa part conservé les appareils utilisés par The Pond pour envoyer des messages codés (Randy Herschaft and Cristian Salazar, “The Pond : US Spy Agency That Operated Before CIA Revealed In Classified Documents Disclosure”, Associated Press, 29 juillet 2008).©Agence Pappleweb – 2024