Chevaucher le Tigre, Julius Evola – 1961

Source : sapaudia.org – 30 septembre 2024 – Arthur Sapaudia

https://sapaudia.org/2024/09/30/julius-evola-chevaucher-le-tigre/

Illustration : Idéalisme – Julius Evola – 1919

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Cette formule extrême-orientale signifie que si l’on réussit à chevaucher un tigre, on l’empêche de se jeter sur vous et, qu’en outre, si l’on ne descend pas, si l’on maintient la prise, il se peut que l’on ait, à la fin, raison de lui. Rappelons, pour ceux que cela intéresse, qu’un thème analogue se retrouve dans certaines écoles de sagesse traditionnelles, comme celle du Zen japonais (les diverses situations de l’homme et du taureau) et que l’antiquité classique elle-même développe un thème parallèle (les épreuves de Mithra qui se laisse traîner par le taureau furieux sans lâcher prise, jusqu’à ce que l’animal s’arrête : alors Mithra le tue).



Ce symbolisme s’applique sur plusieurs plans. Il peut se référer à une ligne de conduite à suivre sur le plan de la vie personnelle intérieure, mais aussi à l’attitude qu’il convient d’adopter lorsque des situations critiques se manifestent sur le plan historique et collectif. Dans ce dernier cas, ce qui nous intéresse est le lien qui existe entre ce symbole et ce qu’enseigne la doctrine des cycles sur la structure générale de l’histoire, en particulier sur la succession des « quatre âges ». Cette doctrine, ainsi que nous avons eu l’occasion de l’exposer ailleurs, a revêtu des aspects identiques en Orient et en Occident (Vico n’en a recueilli qu’un écho).

Dans le monde classique, on parle d’une descente progressive de l’humanité de l’âge d’or jusqu’à celui qu’Hésiode appela l’âge du fer. Dans l’enseignement hindou correspondant, l’âge final est appelé le kali-yuga l’âge sombre), et l’on en exprime le caractère essentiel en soulignant que ce qui est propre au kali-yuga c’est précisément un climat de dissolution — le passage à l’état libre et chaotique de forces individuelles et collectives, matérielles, psychiques et spirituelles qui, auparavant, avaient été contenues, de diverses manières, par une loi venant d’en haut et par des influences d’ordre supérieur. Les textes tantriques ont donné une image suggestive de cette situation en disant qu’elle correspond au complet « éveil » d’une divinité féminine — Kâli — symbolisant la force élémentaire et primordiale du monde et de la vie, mais se présentant, sous ses aspects « infernaux », comme une déesse du sexe et des rites orgiaques. « Endormie » jusque-là — c’est-à-dire latente quant à ces derniers aspects — elle serait, durant l’ « âge sombre », complètement éveillée et agissante.

Tout semble indiquer que c’est précisément la situation qui s’est développée au cours de ces derniers temps, l’épicentre en étant la civilisation et la société occidentales, d’où elle s’est rapidement étendue à la planète entière ; le fait que l’époque actuelle se trouve placée sous le signe zodiacal du Verseau pourrait d’ailleurs trouver là une interprétation normale, se rattachant aux eaux, dans lesquelles tout retourne à l’état fluide, informe. Des prévisions formulées il y a déjà de nombreux siècles — car c’est à une époque aussi lointaine que remontent les idées que nous rapportons ici — se révèlent donc aujourd’hui singulièrement actuelles. Ce contexte se rattache, comme nous le disions, aux vues déjà exposées, en ce qu’il présente de façon analogue le problème de l’attitude à adopter durant le dernier âge, attitude associée ici au symbolisme du tigre que l’on chevauche.



En effet, les textes qui parlent du kali-yuga, et de l’âge de Kâli, proclament aussi que les normes de vie qui étaient valables pour les époques où les forces divines demeuraient, à un certain degré, vivantes et agissantes, doivent être considérées comme périmées durant le dernier âge. Celui-ci verrait apparaître un type d’homme essentiellement différent, incapable de suivre les anciens préceptes ; de plus, en raison de la différence du milieu historique, voire planétaire, ces préceptes, même s’ils étaient suivis, ne porteraient pas les mêmes fruits. C’est pour cela que des normes différentes sont désormais proposées et qu’ est abrogée la loi du secret qui couvrait auparavant certaines vérités, une certaine éthique, et certains « rites » particuliers, à cause de leur caractère dangereux et de l’antithèse qu’ils constituaient avec les formes d’une existence normale, réglée par la tradition sacrée. La signification de cette convergence de vues n’échappera à personne. En cela, comme sur d’autres points, nos idées, loin d’avoir un caractère personnel et contingent, se rattachent essentiellement à des perspectives que le monde de la Tradition avait déjà connues quand furent prévues et étudiées des situations générales d’un caractère non normal.

Examinons maintenant comment s’applique au monde extérieur, au milieu général, le principe consistant à chevaucher le tigre. Il peut alors signifier que lorsqu’un cycle de civilisation touche à sa fin, il est difficile d’aboutir à un résultat quelconque en résistant, en s’opposant directement aux forces en mouvement. Le courant est trop fort, on serait englouti. L’essentiel est de ne pas se laisser impressionner par la toute-puissance et le triomphe apparents des forces de l’époque. Privées de lien avec tout principe supérieur, ces forces ont, en réalité, un champ d’action limité. Il ne faut donc pas s’hypnotiser sur le présent ni sur ce qui nous entoure, mais envisager aussi les conditions susceptibles d’apparaître plus tard. La règle à suivre peut alors consister à laisser libre cours aux forces et aux processus de l’époque, mais en demeurant ferme et prêt à intervenir quand « le tigre, qui ne peut pas se jeter sur qui le chevauche, sera fatigué de courir ». Interprété d’une façon très particulière, le précepte chrétien de non-résistance au mal pourrait avoir un sens analogue. On abandonne l’action directe, et l’on se retire sur une ligne de position plus intérieure.

La perspective qu’offre la doctrine des lois cycliques est implicite ici : quand un cycle se termine, un autre commence, et le point où culmine un processus donné est aussi celui où il se renverse dans la direction opposée. Le problème de la continuité entre un cycle et l’autre reste néanmoins posé. Pour reprendre une image de Hofmannsthal, la solution positive serait celle d’une rencontre entre ceux qui ont su veiller pendant la longue nuit et ceux qui peut-être apparaîtront dans le matin nouveau.

Mais on ne peut être assuré de ce dénouement : on ne peut prévoir avec certitude de quelle façon et sur quel plan pourra se manifester une certaine continuité entre le cycle qui touche à sa fin et le cycle suivant. Il convient donc de conférer à la ligne de conduite, valable pour l’époque actuelle, dont il a été question plus haut, un caractère autonome et une valeur immanente et individuelle. Nous entendons pas là que l’attraction exercée par des perspectives positives à plus ou moins brève échéance ne doit pas y jouer un rôle important. Celles-ci pourraient même faire entièrement défaut jusqu’à la fin complète du cycle et les possibilités offertes par un nouveau mouvement au-delà du point zéro pourraient concerner d’autres hommes qui, après nous, auront tenu ferme également, sans s’attendre à aucun résultat direct ni à aucun changement extérieur. (…)



Parmi ceux qui ont reconnu la crise du monde moderne et ont aussi renoncé à considérer la civilisation moderne comme la civilisation par excellence, l’apogée et la mesure de toute autre, il en est qui ont tourné leur regard vers l’Orient, où ils voient subsister cette orientation traditionnelle et spirituelle de la vie, qui a cessé depuis longtemps, en Occident, de servir de base à l’organisation effective des différents domaines de l’existence. On s’est même demandé si l’on ne pouvait pas trouver en Orient des points de référence utiles au relèvement et à la réintégration de l’Occident. René Guénon a été le défenseur le plus sérieux de cette tendance.

Mais il faut voir clairement sur quel plan on se place en posant ce problème. S’il s’agit de simples doctrines et de contacts « intellectuels », cette recherche est légitime. Mais il convient de noter que l’on pourrait alors trouver des exemples et des références valables, en partie du moins, dans notre propre passé traditionnel, sans avoir à se tourner vers une civilisation non européenne. On ne gagnerait cependant pas beaucoup à tout cela. Il s’agirait d’échanges à un haut niveau entre des éléments isolés qui cultivent des systèmes métaphysiques. Si, au contraire, l’on aspire à quelque chose de plus, à des influences réelles ayant un retentissement important sur l’existence, il ne faut pas se faire d’illusions.

L’Orient lui-même suit désormais la voie que nous avons prise, il succombe de plus en plus aux idées et aux influences qui nous ont conduits là où nous sommes, en se « modernisant », et en adoptant nos propres formes de vie « laïque » et matérialiste, si bien que ce qu’il conserve encore de traditionnel et d’authentique perd de plus en plus de terrain et se trouve repoussé dans une zone marginale. La liquidation du « colonialisme », l’indépendance matérielle que les peuples orientaux sont en train de s’assurer vis-à-vis des Européens, sont étroitement liées à une sujétion de plus en plus évidente aux idées, aux coutumes et à la mentalité « progressiste » de l’Occident.

La doctrine des cycles permet en effet de penser que ce qui, en Orient ou ailleurs, peut avoir une valeur aux yeux d’un homme de la Tradition, appartient à un patrimoine résiduel qui subsiste, dans une certaine mesure, non parce qu’il s’agit de contrées vraiment soustraites au processus de déclin, mais simplement parce que ce processus s’y trouve encore dans une phase initiale ou moins avancée. Ce ne sera donc qu’une question de temps pour que ces civilisations nous rejoignent, pour qu’elles se trouvent au même point que nous et connaissent donc les mêmes problèmes, les mêmes phénomènes de dissolution sous le signe du « progrès » et du modernisme. Les rythmes pourront même y être bien plus rapides : la Chine, par exemple, en fournit déjà la preuve qui, en moins de vingt ans, a parcouru tout le chemin qui sépare une civilisation impériale et traditionnelle du régime communiste, matérialiste et athée, chemin que les Européens ont mis des siècles à parcourir.

Le « mythe de l’Orient », en dehors des cercles de savants et de spécialistes de disciplines métaphysiques, est donc fallacieux. « Le désert croît », il n’y a pas d’autre civilisation qui puisse nous servir d’appui, nous devons affronter seuls nos problèmes.

L’unique perspective positive, mais hypothétique, que nous offrent en contrepartie les lois cycliques est celle-ci : le processus descendant de l’âge sombre dans sa phase finale a commencé chez nous ; c’est pourquoi il n’est pas exclu que nous soyons aussi les premiers à dépasser le point zéro, à un moment où les autres civilisations, entrées plus tardivement dans le même courant, se trouveraient, au contraire, plus ou moins au stade qui est le nôtre actuellement, après avoir abandonné — « dépassé » — ce qu’elles offrent aujourd’hui encore de valeurs supérieures et de formes d’organisation traditionnelle susceptibles de nous attirer. Il en résulterait que l’Occident, renversant les rôles, se trouverait à un point situé au-delà de la limite négative et serait qualifié pour remplir une nouvelle fonction générale de guide ou de chef, bien différente de celle qu’il a remplie dans le passé avec la civilisation technico-industrielle et matérielle et qui, désormais révolue, a eu pour seul résultat un nivellement général.

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