La Russie : vers la fin de « l’Occident collectif » ?
Source : fr.obsfr.ru – Mars 2025 – Igor Delanöé
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À l’occasion du troisième anniversaire du déclenchement de « l’opération spéciale », deux projets de résolution ont été soumis au vote à l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU) le 24 février dernier. L’un, préparé par l’Ukraine et soutenu par les pays européens, condamnait la Russie et l’appelait à retirer ses troupes du pays. L’autre, proposé par les États-Unis, était d’une tonalité bien plus conciliatrice à l’égard de la Russie. Les deux textes ont été adoptés, les Américains s’abstenant lors du vote de leur propre résolution après avoir consenti à des amendements demandés par les Européens. Le texte original de la résolution américaine a cependant été adopté quelques heures plus tard par le Conseil de sécurité des Nations unies, avec 10 votes pour et 5 abstentions (Danemark, France, Grèce, Slovénie, Royaume-Uni). Pour la première fois depuis le début du conflit, la Russie a voté une résolution portant sur l’Ukraine de concert avec la Chine et, plus surprenant, avec les États-Unis. Cette séquence du 24 février 2025 a mis en évidence la fragmentation de « l’Occident collectif » et celle de la « majorité mondiale », deux récits structurants dans la politique extérieure russe.
Depuis l’entrée en fonction de Donald Trump, « l’Occident collectif » se divise à mesure que le fossé se creuse entre Européens et Américains. Cette construction géopolitique russe a surgi au cours des années 2010, alors que les nuages s’accumulaient au-dessus des relations russo-occidentales. Elle recouvre une réalité institutionnellement contrastée : s’y retrouvent amalgamés l’UE, l’OTAN, les États-Unis, et même la CPI. Mais, du point de vue de Moscou, ces acteurs disposent d’un agenda commun, hostile à l’égard de la Russie. Au-delà des modalités de la résolution du conflit en Ukraine, les divergences entre Occidentaux sont en réalité plus profondes, comme l’ont illustré les réactions en Europe face au discours de Munich prononcé par le vice-président américain J. D. Vance. Cette fragmentation concerne aussi les Européens eux-mêmes, dont certains se sont montrés plus ou moins ouvertement sensibles aux propos tenus par le vice-président américain (Hongrie, Slovaquie, Italie…) tandis que d’autres en prenaient ombrage (France, Allemagne…). La pertinence de l’anglosphère — autre construction géopolitique, occidentale cette fois, mais reprise volontiers à leur compte par les officiels russes — est elle aussi, tout du moins provisoirement, questionnée par les approches séparées de Londres et Washington sur le règlement du dossier ukrainien. Alors que les Américains souhaitent aller vite et terminer le conflit — pratiquement « quoi qu’il en coûte » —, le Premier ministre britannique Keir Starmer agit en tandem avec Emmanuel Macron sur la question des garanties de sécurité à fournir à Kiev. Les deux hommes promeuvent l’idée d’envoyer des troupes après le cessez-le-feu en Ukraine, ce à quoi les Américains sont réticents. À Londres, on se dit néanmoins ouvert à un retour de la Russie dans le G7 — ce dont les Russes ne veulent pas — tandis qu’à Paris, cette éventualité est écartée d’un revers de la main. Le G7, autre enceinte occidentale, est lui-même divisé non seulement sur l’idée d’un improbable retour de la Russie en son sein (qui n’intéresse de toute façon pas Moscou), mais aussi sur la qualification de celle-ci « d’agresseur » dans son communiqué élaboré à l’occasion de ce triste troisième anniversaire. Enfin, le 24 février dernier, les États-Unis et Israël votaient, avec la Russie et d’autres pays dits du Sud, contre la résolution présentée à l’AGNU par l’Ukraine.
Autre narratif russe questionné par la séquence de ces derniers jours : celui sur la « majorité mondiale ». Cette autre construction géopolitique a émergé au cours des 24 derniers mois. Elle est le pendant russe du concept de « Sud global ». Né de la constatation faite par Moscou que les pays du Sud ne votaient pas à l’unisson avec les Occidentaux des textes condamnant la Russie pour sa campagne militaire en Ukraine, ce récit est repris au plus haut niveau de l’État. S’y agrège un narratif sur la souveraineté, le rejet de l’hégémonie occidentale sur les affaires du monde et la prédation néo-colonialiste dont feraient preuve certains États occidentaux à l’égard de ressources de pays du Sud. Lors du vote de la résolution ukrainienne le 24 février à l’AGNU, 18 pays s’exprimaient contre, 65 s’abstenaient et 17 ne prenaient pas part au vote — dont 8 pays africains, y compris la Guinée-Bissau dont le président devait se rendre à Moscou quelques jours plus tard. Toutefois, parmi les 93 pays ayant voté en faveur du texte ukrainien se trouvaient l’Égypte, l’Indonésie ou encore le Nigéria. Tandis que les deux premiers sont membres de plein droit des BRICS — l’Indonésie les a rejoints en janvier dernier — le Nigéria a obtenu le statut d’État partenaire il y a quelques semaines. Or, les BRICS, dont la Russie a assuré la présidence tournante en 2024 et accueilli le sommet annuel à Kazan en octobre dernier, sont considérés à Moscou comme un forum propice à la structuration de la relation avec les pays de la « majorité mondiale ».
Au-delà de l’Ukraine, la relation entre la Russie et l’Occident demeurera durablement confrontationnelle. Bien que moins « collectif », l’Occident reste toutefois perçu à Moscou comme un ensemble intrinsèquement hostile et menaçant. La versatilité de Donald Trump ouvre la porte à des arrangements pour le moment tactiques, mais qui illustrent déjà une forme de désuétude des deux principaux récits russes de ces dernières années.