Comment le Pentagone et la CIA se disputent l’influence sur Trump et la guerre d’Iran

Source : lecourrierdesstrateges.fr – 20 juin 2025 – Edouard Husson

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Le Pentagone et la CIA ont des visions opposées de la guerre d’Iran et de la manière dont les USA doivent s’y impliquer. Ils essaient de peser sur les décisions de Donald Trump. La première partie de la guerre, avec les succès d’Israël, ont été largement conçus par la CIA. A présent, le Pentagone monte en puissance car toute entrée en guerre directe des USA a besoin d’un feu vert du Pentagone. La guerre d’Iran est un extraordinaire laboratoire pour comprendre les recompositions du pouvoir à Washington

Siège de la CIA, Langley (Virginie)

Ce matin, je parlais de l’article publié par Seymour Hersh, qui annonce le déclenchement d’une intervention directe américaine pour cette fin de semaine. Le vétéran du journalisme américain nous donne un aperçu extraordinaire sur le point de vue élaboré par la CIA!

Il est bien connu que Hersh livre régulièrement des informations tout à fait extraordinaires grâce à ses contacts dans l’Etat profond. Par exemple, ce sont des membres de l’administration Biden qui lui ont livré les informations sur l’explosion du gazoduc Nordstream sur ordre de Joe Biden. En l’occurrence, sur l’Iran, ce sont des membres de « l’Etat profond » ralliés à Donald Trump, et souvent d’anciens démocrates, qui lui ont fait des confidences. Mais comme on va le comprendre, ce sont peut-être plus des sources proches du Pentagone qui lui ont parlé.

A présent relisons ce qu’a écrit Seymour Hersh.

Le plan de la CIA pour l’Iran?

Je couvre depuis des décennies, à distance, la politique nucléaire et étrangère d’Israël. Mon livre publié en 1991, The Samson Option, raconte l’histoire de la fabrication de la bombe atomique israélienne et la volonté des États-Unis de garder ce projet secret. La question la plus importante qui reste sans réponse concernant la situation actuelle est celle de la réaction du monde, y compris celle de Vladimir Poutine, le président russe qui est un allié des dirigeants iraniens.

Les États-Unis restent le plus important allié d’Israël, même si beaucoup, ici et dans le monde entier, abhorrent la guerre meurtrière que mène Israël à Gaza. L’administration Trump soutient pleinement le plan actuel d’Israël visant à débarrasser l’Iran de toute trace de programme nucléaire, tout en espérant que le gouvernement dirigé par les ayatollahs à Téhéran sera renversé.

J’ai appris que la Maison Blanche avait donné son feu vert à une campagne de bombardements intensifs en Iran, mais les cibles ultimes, les centrifugeuses enfouies à au moins 80 mètres sous terre à Fordow, ne seront pas frappées avant le week-end, à l’heure où j’écris ces lignes. Ce report est dû à l’insistance de Trump, qui souhaite que le choc du bombardement soit atténué autant que possible par l’ouverture de la Bourse de Wall Street lundi. (Trump a contesté ce matin sur les réseaux sociaux un article du Wall Street Journal affirmant qu’il avait décidé d’attaquer l’Iran, écrivant qu’il n’avait pas encore décidé de la voie à suivre). (…)

Ce délai permettra aux forces militaires américaines présentes au Moyen-Orient et en Méditerranée orientale (il y a plus d’une vingtaine de bases aériennes et de ports navals américains dans la région) de se préparer à d’éventuelles représailles iraniennes. On suppose que l’Iran dispose encore de certaines capacités en matière de missiles et de forces aériennes qui figureront sur la liste des cibles à bombarder par les États-Unis. « C’est l’occasion de se débarrasser une fois pour toutes de ce régime », m’a déclaré aujourd’hui un responsable bien informé, « alors autant voir les choses en grand ». Il a toutefois précisé qu’il ne s’agirait pas d’un « tapis de bombes ».

Les bombardements prévus ce week-end auront également de nouvelles cibles : les bases des Gardiens de la révolution, qui ont réprimé les opposants au régime révolutionnaire depuis le renversement violent du shah d’Iran au début de l’année 1979.

Les dirigeants israéliens, sous la houlette du Premier ministre Benjamin Netanyahu, espèrent que ces bombardements permettront de « créer un soulèvement » contre le régime iranien actuel, qui fait preuve d’une grande intolérance envers ceux qui défient les autorités religieuses et leurs édits. Les commissariats de police iraniens seront frappés. Les bureaux gouvernementaux qui abritent des dossiers sur les dissidents présumés en Iran seront également attaqués.

Les Israéliens espèrent apparemment aussi, si j’ai bien compris, que Khamenei fuira le pays et ne résistera pas jusqu’au bout. On m’a dit que son avion personnel avait quitté l’aéroport de Téhéran tôt mercredi matin à destination d’Oman, accompagné de deux avions de chasse, mais on ne sait pas s’il était à bord.

Seuls deux tiers des 90 millions d’Iraniens sont persans. Les minorités les plus importantes sont les Azéris, dont beaucoup ont des liens secrets de longue date avec la CIA, les Kurdes, les Arabes et les Baloutches. Les Juifs constituent également une petite minorité. (L’Azerbaïdjan abrite une importante base secrète de la CIA pour ses opérations en Iran). (…)

Selon mes informations, les services de renseignement américains et israéliens espèrent que des éléments de la communauté azérie se joindront à une révolte populaire contre le régime au pouvoir, si celle-ci se développe pendant la poursuite des bombardements israéliens. Certains pensent également que des membres des Gardiens de la révolution pourraient se joindre à ce qui pourrait être, selon mes informations, « un soulèvement démocratique contre les ayatollahs », une aspiration de longue date du gouvernement américain. Le renversement soudain et réussi de Bachar al-Assad en Syrie a été cité comme un modèle potentiel, bien que la chute d’Assad ait été précédée d’une longue guerre civile.

Il est possibleque les bombardements massifs israéliens et américains plongent l’Iran dans un état de faillite permanente, comme cela s’est produit après l’intervention occidentale en Libye en 2011. Cette révolte a abouti au meurtre brutal de Mouammar Kadhafi, qui maintenait sous contrôle les tribus disparates du pays. L’avenir de la Syrie, de l’Irak et du Liban, tous victimes d’attaques extérieures répétées, est loin d’être fixé.

Donald Trump veut clairement une victoire internationale qu’il pourra mettre en avant. Pour y parvenir, lui et Netanyahu entraînent les États-Unis dans une voie inédite.

Les perfidies de Seymour Hersh

Je posais déjà la question ce matin: n’est-ce pas curieux de publier à l’avance le plan de bataille? Surtout avec autant de détails? Je donne un seul exemple: annoncer que tous les commissariats de l’Iran vont être bombardés.

En soi, c’est une opération énorme ! Le Pentagone est-il prêt à envoyer autant de bombardiers sur l’Iran? Eventer le plan, n’est-ce pas en montrer l’infaisabilité?

Le texte de Hersh ne cesse de formuler des réserves: a-t-on bien conscience de ce que Vladimir Poutine peut intervenir? Est-ce que l’on est sûr de ce qu’on avance quand on parle de renversement du régime? Donald Trump veut-il vraiment entraîner les Etats-Unis dans une telle aventure?

Je reviens au texte de Hersh sur l’explosion de Nordstream. Il lui avait été soufflé par le même type de personnes, mécontentes que Biden soit allé aussi loin, au risque d’aggraver beaucoup les relations avec la Russie. Eh bien là, c’est la méthode concernant l’Iran: on expose l’ensemble du plan, pour mettre en porte-à-faux ses auteurs. Mais là c’est de la prévention, si j’ose dire. Les événements n’ont pas eu lieu. Peut-être s’agit-il de torpiller un plan au profit d’un autre.

Le Pentagone ne veut pas d’une intervention directe des Etats-Unis

Ce qu’il faut comprendre, pour commencer, c’est la séquence des guerres américaines. Depuis les décennies de la Guerre froide, on a à peu près toujours le même fonctionnement. Ce que j’appelais hier le Cartel de Washington établit ses objectifs politico-financiers. Soit il y a une prise d’influence pour laquelle les acteurs économiques et politiques suffisent. Soit il y a besoin d’une guerre. La CIA avance en éclaireur; puis passe le relais au Pentagone si son action n’a pas suffi.

Par exemple, en 1953, la CIA a fait renverser le Premier ministre iranien Mossadegh. Et il n’y a pas eu besoin d’intervention militaire: l’URSS acceptait la ligne de démarcation de la Guerre froide, qui passait au nord de l’Iran. Et un régime ami des Etats-Unis a été mis en place, celui du Shah d’Iran.

Il faut comprendre que toute l’opération du début de la guerre d’Israël contre l’Iran, les 12 et 13 juin dernier, a été conçue par l’armée israélienne avec la CIA. L’idée de décapiter le régime, en tuant Khamenei, en était la marque de fabrique. Il s’agissait, par un KO debout, de provoquer la révolution en Iran. La CIA, depuis 1947, est obsédée par les changements de régime. Elle a sa propre diplomatie et sa guerre secrète à elle.

Un élément que j’ai compris progressivement dans ces premiers jours de guerre, c’est qu’il y a eu relativement peu d’interventions aériennes israéliennes. Et quasiment aucune sur le sol iranien. Les missiles ont été tirés depuis le territoire irakien. En revanche on a eu des attaques de drones, depuis les pays frontaliers ou même depuis l’intérieur de l’Iran. Et des opérations fondées sur le renseignement, en particulier pour tuer les chefs militaires: la coopération entre CIA, Mossad et MI6 a marché à plein.

C’est aussi la limite de l’opération: vu l’immensité du pays, l’Iran, il aurait fallu un quadrillage bien plus important, quasiment impossible à réaliser. C’est là que la CIA voudrait passer le relais au Pentagone. L’opération militaire décrite par Seymour Hersh, c’est le souhait maximaliste de la CIA et du gouvernement israélien, pour gagner une guerre que la première phase n’a pas permis de terminer.

Or le Pentagone n’est pas enthousiaste du tout pour ce type de guerre! Ce qu’il veut bien, c’est une formule à l’ukrainienne: appui à Israël, renseignement satellitaire, défense anti-missile, livraison de munitions. Faire une Ukraine bis, avec l’espoir d’user l’Iran en le maintenant en guerre longtemps.

Et il ne faut pas se tromper: c’est le Pentagone qui alimente les doutes de Donald Trump, par exemple sur la faisabilité d’un bombardement par bombe antibunker de sites nucléaires iraniens. Ce que Trump entend, parce qu’il redoute par dessus tout l’image d’un « nouvel Afghanistan », par exemple sous la forme de bombardiers américains qui seraient abattus par la défense antiaérienne iranienne.

Ce serait la fin du prestige militaire américain.

Bien entendu, Donald Trump est sensible à ce que peut lui présenter la CIA ou le gouvernement israélien: la perspective de l’établissement d’un nouveau régime en Iran. Pour autant, il se méfie des conséquences vis-à-vis de son électorat. Récemment encore, dans son discours en Arabie Saoudite, il a critiqué les opérations de changement de régime.

Ainsi pouvons-nous comprendre les allers et retours de cette semaine, avec la curieuse conclusion d’hier soir, lorsque la porte-parole de la Maison Blanche a fait savoir que le président américain se laissait jusqu’à deux semaines pour décider d’une intervention militaire directe. Cela semble aller dans le sens de la prudence militaire, recommandée par le Pentagone. Si la guerre devait éclater, comme l’annonce Seymour Hersh, cette fin de semaine, cela voudrait dire que la position prônée par la CIA a repris l’ascendant.

Le « jusqu’à deux semaines » se serait transformé en « deux jours ». Qu’est-ce qui pourrait provoquer encore un retournement? Par exemple, ce serait le cas si la situation militaire se dégradait pour Israël.

Affaire à suivre.

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