Préface à « La destruction de la France au cinéma » de Nicolas Bonnal

Par Pierre Le Vigan

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Disons-le d’emblée : « La destruction de la France au cinéma » est un livre
épatant. Alacrité, rapidité de l’écriture, parfois célinienne. Comme « D’un
château à l’autre » devenu « D’un château l’autre »… Livre furieux, joyeux,
caustique, exaspéré par le monde moderne, mais pas haineux. Bonnal en long
et en large. On ne s’en lasse pas. L’idée de départ est de montrer comment
une certaine France a disparu. Une France prémoderne ? Traditionnelle ?
Celle des vieux métiers ? Celle des vieilles librairies, des bouquins papier et
non des e-books ? Celle des bistrots ? Un peu tout cela. Une chose est sûre.
C’était la France que nous aimions.
La littérature peut montrer la disparition de cette France. Le cinéma tout
autant, et sans doute de manière plus spectaculaire. Nicolas Bonnal s’y prend
en deux temps. Tout d’abord, en quelques quatre-vingt pages, il combine
littérature et cinéma pour aborder les grands aspects de l’effacement d’une
certaine France. S’agit-il de la liquidation de la tradition par la modernité ?
Ou de la liquidation de la modernité des années 60 par la postmodernité des
années 80 et 90 ? Un peu les deux. En tout cas, le monde se déglingue. Un
monde se déglingue. Un monde que l’on voit encore dans Flandres (2006),
de Bruno Dumont, filmé comme un film de Robert Bresson. Un monde qui
disparait pour laisser place à d’autres normes, à une autre vision. Le problème
est que le monde qui se déglingue était le nôtre. Tout ce qui était encore
enchâssé dans un mode de vie traditionnel, dans un habitus ancien, se
désencastre et tourne en roue libre.
L’imbécillité gratuite triomphe, le non-sens s’installe, le bavardage inutile
prolifère, le sens du beau se déglingue. Nicolas Bonnal nous le montre par des
allers et retours entre la création cinématographique et les œuvres de grands
littérateurs, voire de quelques politiques comme de Gaulle et Michel Debré.
Les cinéastes ne sont pas les deniers à être lucides. Jean Renoir comparant
notre temps et le Moyen-Age : « Notre religion, maintenant, c’est la banque,
et notre latin, c’est la publicité ». Il pourrait ajouter le globish. « Choose
France », comme dit McRond. Le monde devient uniforme. « Le monde ne
présentait pas cette ennuyeuse unité vers laquelle nous marchons à grands
pas » (toujours Jean Renoir). Alexis Carrel et la destruction du sens
esthétique (on pense aussi à Konrad Lorenz) : « Si l’activité esthétique reste
virtuelle chez la plupart des individus, c’est parce que la civilisation
industrielle nous a entouré de spectacles laids, grossiers et vulgaires. » (Il
n’avait pourtant pas vu le pire). L’industrialisme nous éloigne de la joie,
poursuit Carrel. On croirait lire Péguy. « La civilisation moderne est
incapable de produire une élite douée à la fois d’imagination, d’intelligence et
de courage. » (Alexis Carrel).
Le cinéma de Jean-Luc Godard. A bout de souffle (1960). La guerre d’Algérie
n’est même pas terminée (mal terminée) et pourtant, nous en sommes déjà si
loin avec ce film. Déjà dans un temps pas seulement postnationaliste mais

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postnational. « La belle américaine mène notre voyou franchouillard à la
mort », dit Bonnal. Les Carabiniers (1963) : film anarchiste de droite. Et
comment ! Le Petit soldat, toujours en 63. Film d’extrême droite ? En tout cas
vingt-quatre fois la vérité par seconde.
Sacha Guitry : le tableau de la vraie France qui avait déjà commencé à être
remplacée. D’où le charme inoxydable de Guitry. Michel Audiard : la fin des
maisons closes, du client du dimanche, du « furtif » (et s’il n’y avait que cela,
la fermeture des ’’maisons’’ !). L’homme moderne « rêve de savoir s’il est
devenu l’homme du vingtième siècle ». Il n’y a plus qu’à répéter avec
conviction et en chœur « Merci Simca », comme le fait Charles Denner dans
Le Voyou de Claude Lelouch (1970).
Jacques Tati, Jour de fête (1949). C’est « l’humiliation du facteur français à
vélo » face aux méthodes américaines. On pense au film espagnol Bienvenue
Mr Marshall (1953). Toujours Tati. Les vacances de Monsieur Hulot (1953) :
le début du dévergondage touristique. Les congés payés comme dit joliment
Brigitte Bardot. Mon Oncle (1958) : la folie du monde moderne et la
résistance du monde ancien.
Michel Serres : comme Bonnal, je ne me suis rendu compte que très
tardivement qu’il était génial (avant tout dans ses entretiens). Son optimisme
était de façade (ou de courtoisie ?). Son constat était lucide.
« L’américanisation générale de la culture et des entrées de ville, qui sont
devenues abominables [provoque] un hurlement de laideur. » Et voilà qui
remonte à la modernité gaulliste. Ses ’’villes nouvelles’’, sautant par-dessus
les vieilles banlieues. Ses tours de bureaux, ses grands magasins. André
Malraux et l’engouement pour l’art moderne. Et les MJC des « cultureux ».
L’objectif de Malraux : battre l’Amérique sur son propre terrain. Marc
Fumaroli explique que l’Amérique ne pouvait pas perdre le duel autour de
l’art moderne. L’art moderne, déjà déconstruit, entre innocence (les arts
premiers) et perversité (les arts premiers seront les derniers). Zemmour, qui
aime pourtant les Trente Glorieuses, a bien vu que Malraux – et la culture –
était son point faible. Quant à Nicolas Bonnal, qui n’aime pas les Trente
Glorieuses, il voit la « sarcellisation » de nos villes, et il nous la montre à
travers le cinéma (Mélodie en sous-sol, 1962, Henri Verneuil).
La Pauvreté. Il y avait une dignité du Pauvre. On lui demande maintenant
d’entretenir « cette vertu de l’Envie, indispensable au Progrès » (Georges
Bernanos), ’’vertu’’ par laquelle il devient un consommateur comme un autre.
Dans quel monde ? Dans celui de « l’avènement triomphal de l’Argent » –
toujours Bernanos – marqué par « la dépossession progressive des Etats au
profit des forces anonymes de l’Industrie et de la Banque. » Notons que,
entretemps, l’Industrie, du moins chez nous, a été liquidée par la Banque. Et
l’Ouvrier a laissé la place au Bureaucrate.
Et peut-être le plus important : le lien entre sadisme et totalitarisme dégénéré,
celui même du libéralisme-libertaire, ce lien compris et annoncé par Pier
Paolo Pasolini, avant Dany-Robert Dufour. « Tu baiseras ton prochain »,

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inversion de Marc 12 : 31 « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Tu
le tortureras comme le système te torture par l’envie. Barbare est le système
libéral. Barbare tu seras toi-même.
*

La seconde partie du livre de Nicolas Bonnal est une analyse critique de
films. Ils seraient au nombre de 72 films, chiffre chinois que notre auteur
nous dit aimer. Mais en fait, ils sont au nombre de soixante-quinze ! Nicolas
Bonnal n’est pas toujours exact mais il est toujours VRAI. Sa vérité est
comme celle de Céline, moins factuelle que métaphysique. Evocation de plus
de soixante-dix films donc, de Farrebique, prodigieux (Georges Rouquier,
1943) aux Valseuses (Bertrand Blier, 1973), en passant par les Tati, les
Godard, les Tontons flingueurs (Georges Lautner, 1963), L’Imprécateur
(Jean-Louis Bertuccelli, 1977), le nécessaire mais accablant Biquefarre (G.
Rouquier, 1983), qui montre que le monde de Farrebique est mort…
Ne nous y trompons pas. Tous les films évoqués sont à voir, mais pas parce
qu’ils sont des chefs d’œuvre. Certains sont de très grands films. Mais
beaucoup sont ratés, bien que parfois restant fort agréables à regarder (Le fruit
défendu d’Henri Verneuil, 1952, par exemple). L’essentiel : tous sont
significatifs d’un tournant dans les mœurs. Des symptômes, et parfois des
fantômes… Le temps a tourné comme il arrive au lait.
Bonnal parle du cinéma (et du reste), dans un style tout à fait personnel et
inimitable. C’est Louis-Ferdinand Bonnal. Il est né en 1961, l’année de la
mort de Céline. En un sens, il a pris le relais de la colère de Ferdine. Tatiana
est sa Lucette. Almeria est son Meudon – ou son Danemark. Consultant en
décomposition, il propose de bons remèdes : comédies musicales, natation,
plongée, lectures de Léon Bloy, Maurice Joly, Michelet… . Bonnal ne
s’interdit pas des répétitions de citations quand elles lui paraissent tellement
lumineuses qu’il veut les faire entrer dans la tête du lecteur (comme quoi il
n’a pas tout à fait désespéré de l’espèce humaine…).
Ses propres formules sont souvent une synthèse qui vaut bien des livres. « De
Gaulle et l’effondrement français : il œuvre en destructeur ET en fantôme ».
A savoir qu’il détruisit le monde d’avant, avec l’urbanisation et la modernité
des années 60, et fut en même temps le fantôme d’un monde encore
traditionnel, celui des familles durables, celui de la littérature et non de la
télévision et des écrans. Jugement sans doute injuste. Et problème qui n’a
peut-être pas de solution. Comment vouloir la puissance sans être dans la
massification, la normalisation, la répétition, sans mettre au pouvoir les
hommes d’argent, sans désenchanter le monde. Lisons Une enfance de Hans
Carossa (1922, trad. 1943). Ce monde aurait-il résisté à la modernité
technologique, fut-elle durablement nationale et socialiste ? Et le Regain de
Jean Giono, illustré par un film de Pagnol (1937) ? Durable le regain ?
Notons que le régime du maréchal Pétain, adulé par une certaine droite se
voulant traditionaliste, voulait lui aussi faire construire des autoroutes
(1942 : début des travaux de l’autoroute de l’Ouest). Mais il est vrai que ce

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n’était là que hors d’œuvres. Il est vrai que la modernité s’accélère avec de
Gaulle dans les années 60, mais que partout ailleurs en Europe, elle s’accélère
aussi sans avoir besoin d’un de Gaulle (mais en Espagne avec Franco !).
La modernisation continuera de changer notre monde, nos paysages et nos
mœurs, et notre regard sur la vie et sur nous-mêmes, sous Pompidou et sous
Giscard. Par exemple avec les premiers supermarchés, ou avec les
rénovations urbaines (Le Chat, 1971, de Pierre Granier-Deferre). On peut dire
que le boulot de destruction et de « mochisation » de la France sera fait quand
Mitterrand arrivera au pouvoir. Il ne restera qu’à désindustrialiser le pays
pour en faire un nouveau tiers monde. Le commerce : baromètre de la
modernité, avec la bagnole. Le premier supermarché s’ouvre à Rueil-
Malmaison en 1958, et surtout le premier hypermarché à Sainte Geneviève
des bois en 1963. Je dis « surtout » car les grands magasins existaient depuis
Napoléon III (Le Bon Marché, 1852) et le premier Prisunic est installé rue de
Provence à Paris en 1931, mais, en 1963, on change vraiment d’échelle et les
hypermarchés sont hors les villes, et contre les villes. Ils ne prétendent pas les
embellir, ils en sont au contraire la négation. Ste Geneviève des bois, Seine et
Oise 1963, dans ce qui sera l’Essonne après le redécoupage de la région
parisienne (1964-68). Opération qui frappe la région parisienne, tout comme
l’Algérie n’avait cessé, depuis 1955, d’être redécoupée en nouveaux
départements. Grande banlieue et gigantisme. Grande banlieue pour permettre
le gigantisme. Pierre Uri, disciple de François Perroux, avait regretté la
disparition du département de la Seine ancienne formule. Paris ne devait pas
se couper de sa proche banlieue. Il avait raison.
A Paris, ouverture de la FNAC Wagram en 1969, puis de la FNAC
Montparnasse en 1974. Fédération nationale d’achat des cadres : c’est le
monde de Jacques Tati. Ou plutôt, c’est le monde dans lequel Jacques Tati
commence à se sentir bien mal. La FNAC, c’est le début de la fin pour les
libraires traditionnelles, de quartier, et pour les disquaires (le correcteur
d’orthographe ne comprend pas le mot « disquaire » : ben oui, l’intelligence
artificielle n’a pas de mémoire). Tout cela se terminera par la fermeture en
2020 du Boulinier historique du boulevard Saint-Michel et, un an plus tard,
par la fermeture des Gibert Jeune de la place St-Michel. Comme cela avait
été dit et souhaité et promu en haut lieu, le Covid sera l’occasion d’aller plus
loin dans la modernisation-numérisation-dématérialisation de notre économie
(et infiniment plus loin dans le flicage). Tout cela après la disparition de
nombre de cafés, comme la Rôtisserie Périgourdine et son piano-bar, 2 place
St-Michel, fermée en 1997, cafés remplacés par des boutiques toutes plus
abominables les unes que les autres.
Création de la Carte Orange le 1 er juillet 1975, ouverture du centre Pompidou
en 1977. L’ambition d’un Paris pour tous ? Mais les prix de l’immobilier, de
plus en plus délirants à partir des années 70-80, font que les candidats à
l’accession à la propriété sont mis en situation d’acheter des surfaces de plus
en plus petites. Et voilà Paris finalement sous-peuplé, mais sur-envahi de
touristes, sur-construit en bureaux inutiles (pourquoi ne pas travailler dans des

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banlieues moches et rentrer le soir vivre dans une belle ville plutôt que le
contraire ?). Et Paris lui-même devenu moche, – surtout après le départ de
Chirac de la mairie, reconnaissons-le ! Et le regroupement familial de 1976
(décidément, Chirac aurait dû se borner à un mandat local), et la grande
mutation ethnique qui s’ensuit de cette folie.
Un peuple de souche qui ne se reproduit plus guère biologiquement, mais qui
ne veut pas non plus se reproduire culturellement et esthétiquement. Et si
c’était un seul et même problème ? Ce qui nous ramène à Nicolas Bonnal. En
s’occupant de cinéma, c’est-à-dire de la question esthétique, il va au cœur de
l’essentiel.

PLV

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