Le sabordage de la neutralité sape la Genève internationale. Mais Genève se tait

Source : arretsurinfo.ch – 21 juillet 2024 – Guy Mettan

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Par Guy Mettan, journaliste, auteur, député au parlement genevois, membre du comité du GIPRI

En décidant de s’aligner sur les sanctions unilatérales américano-européennes contre la Russie en février 2022, alors qu’il avait toujours prétendu ne vouloir appliquer que des sanctions entérinées par les Nations Unies et ancrées dans le droit international, le Conseil fédéral a porté un rude coup à la neutralité et à la Genève internationale. Mais à Genève, personne n’a bronché. Voici pourquoi.

En principe, cette fâcheuse décision, qui a beaucoup inquiété le CICR dont la réputation d’impartialité et d’indépendance repose largement sur la neutralité suisse, aurait dû provoquer un tonnerre de protestations. Au-delà du CICR et des Conventions de Genève dont la Suisse est dépositaire, et des préoccupations humanitaires et des droits de l’Homme dont notre pays prétend se faire le champion, elle aurait également dû préoccuper toutes celles et tous ceux qui tiennent en haute estime notre vocation d’Etat hôte des organisations internationales et de capitale du multilatéralisme. Il n’en a rien été.

Au contraire, on a vu des élus locaux et fédéraux, notamment à gauche, réclamer encore plus de sanctions, de condamnations, de boycotts, de confiscations de fortunes privées contre ceux qui avaient si “sauvagement agressé l’Ukraine”. Et pourtant ces mêmes élus n’avaient rien trouvé à redire quand cette même Ukraine avait massacré 14 000 personnes, dont des milliers de civils et d’enfants innocents, dans le Donbass entre 2014 et 2022. Et ils ne bronchent pas ni n’exigent de sanctions quand un autre Etat, Israël en l’occurrence, immole des dizaines de milliers de civils innocents en Palestine et occupe des territoires étrangers en toute illégalité.

Début juin, des activistes d’ONG et des syndicalistes de l’Organisation internationale du Travail se sont insurgés contre l’élection à leur conseil d’un de leurs collègues russes. Mais, quand le Wall Street Journal, dans son édition du 29 juin dernier, a dénoncé les pratiques toxiques et le racisme de certains cadres du World Economic Forum, ces militants si attentifs aux bonnes causes sont restés silencieux. Ils n’ont pas davantage protesté quand, comble de la provocation pour une cité qui se flatte d’être une ville de paix et d’abriter de nombreux organismes de promotion du dialogue entre pays en guerre, le Conseil fédéral a officialisé l’ouverture d’un bureau de l’OTAN, organisation à l’origine de nombreuses guerres d’agression ces dernières décennies, à commencer par le bombardement de la Serbie en 1999, dans la désormais fort mal nommée… Maison de la Paix ! (Cf. Le chef de la Direction du droit international public signe un accord sur le statut juridique du bureau de liaison de l’OTAN à Genève, 15.07.2024).

Ils se sont réjouis quand la Russie, membre fondateur et permanent du Conseil de sécurité, s’est fait exclure du Conseil des droits de l’Homme. Ils ont haussé les épaules et se sont moqué quand le vice-ministre des affaires étrangères russe a déclaré qu’il n’était plus question de tenir les pourparlers sur le Caucase dans une Suisse devenue partisane et hostile, et que nous pouvions donc dire adieu à tout nouveau sommet avec le président russe, à l’image de ceux qui eurent lieu entre Reagan et Gorbatchev en 1985 et entre Biden et Poutine en juin 2021. Ils ont déploré et soupiré quand le CERN a refusé d’exclure la Russie de ses recherches nucléaires et se contente de seulement suspendre sa participation, lui qui fut pourtant un pionnier du dégel Est-Ouest en accueillant les premiers physiciens soviétiques en 1960, en pleine guerre froide. (Cf. Le CERN n’a pas coupé tous ses liens avec la Russie, RTS, 7.07.2024).

Le centre de gravité de la planète bascule, le monde se fracture, les tensions s’accélèrent, un nouveau Rideau de Feu a remplacé l’ancien Rideau de Fer mille kilomètres plus à l’Est du continent européen, une Mur du Mépris infranchissable sépare l’Occident du Sud Global, désormais largement majoritaire en hommes et en dollars si l’on prend les derniers chiffres de la Banque Mondiale en termes de PIB consolidé en parité de pouvoir d’achat. Mais pourquoi se soucier de telles bagatelles !

Aveuglement ? Masochisme ? Penchant suicidaire inconscient ? Ou au contraire conscience aiguë de ses intérêts bien compris à court terme ? Un peu de tout cela sans doute, mais avec une nette prépondérance du quatrième élément d’explication.

Pour comprendre l’absence de réaction et le mutisme face à ce qu’il faut bien appeler un travail de sape des fondements de ce qui a fait la Genève internationale depuis 150 ans, il faut rappeler quelques éléments de base.

La dernière étude d’impact du secteur international sur l’économie locale, publiée le 5 mars 2024 par la Fondation pour Genève, montre que la Genève internationale au sens étroit du terme, soit l’activité des organisations internationales, missions diplomatiques et ONG établies au bord du lac, génère 33 000 emplois à plein temps, des milliers de conférences chaque année, et des récoltes de fonds massives. A cela s’ajoute le secteur international marchand. Les 2133 multinationales privées recensées dans le canton, et en particulier les banques et les sociétés de négoce, assuraient 153 000 emplois directs et un total de 221 000 emplois en 2019, et généraient plus 2,5 milliards de recettes fiscales. Les deux secteurs sont liés, l’un et l’autre créant un biotope et vivant dans une interdépendance propre à Genève.

La sociologie du canton, avec 47% d’étrangers et de binationaux, reflète parfaitement cette réalité économique. De fait, le secteur international public et privé crée aujourd’hui un emploi genevois sur deux et participe pour 67% à la création de valeur ajoutée cantonale.
On comprend donc que, dans ces conditions, on ne veuille pas tuer les poules aux œufs d’or et que l’on prenne toutes sortes de précautions pour ne pas fâcher les coqs qui surveillent le poulailler.

Encore plus révélatrice de cette dépendance, une étude publiée en juin dernier par le Geneva Graduate Institute (Paying for Multilateralism: Taking Stock on the Financing of International Organizations in Geneva, 2000-2020, by Livio Silvia-Muller & Remo Gassmann) a montré que les pays occidentaux membres du G7 et de l’Union européenne, avaient pourvu 92% des 253,7 milliards de dollars de contributions versées aux seize organisations internationales les plus importantes pendant les deux premières décennies de ce siècle: Etats-Unis 26%, Royaume-Uni 8 %, UE 7%, l’Allemagne  6,6%, la Suisse venant au 13e rang avec 2,2%).

Si l’on regarde plus en détail, on constate que 15 donateurs ont assuré 75% des contributions, parmi lesquels quatorze Etats et un donateur privé, la Fondation Bill et Melinda Gates (3,7% du montant total, soit 9,4 milliards de dollars sur vingt ans). Les afflux de fonds ont quintuplé en deux décennies, atteignant 23,6 milliards pour l’année 2020. Les secteurs de la santé (11,5 milliards en 2020) et de l’action humanitaire (réfugiés, migrants et CICR, soit 9 milliards) sont les principaux bénéficiaires. On notera en passant qu’une organisation comme le WEF, entièrement privée mais qui a reçu un statut d’organisation internationale (et donc une exonération fiscale) reconnue par la Suisse en 2015, perçoit entre 350 et 400 millions de francs de revenus par an grâce à ses forums.

Pour la Suisse, c’est une très bonne affaire. Avec un investissement net dans les infrastructures et les bâtiments de 3,2% et des cotisations annuelles de 350 millions par an, elle bénéficie de cent pour cent des cotisations et contributions versées par les autres pays.

En résumé : qui paie commande ! Et dès lors on comprend mieux pourquoi, quand l’Occident décide de sanctionner un pays tiers, fût-il aussi important que la Russie, Berne et Genève font profil bas et ne trouvent rien à redire.

Cette attitude servile sera-t-elle payante à long terme ? Pas si sûr. Les auteurs de l’étude posent d’ailleurs la question de la dépendance à ces gros donateurs, et au principal d’entre eux, les Etats-Unis, dans un monde en pleine effervescence et en plein basculement multipolaire, avec un Sud et des BRICS en pleine expansion. Sans apporter de solutions. Diversifier les financements en direction du privé n’est pas sans danger, comme on l’a vu avec l’importance prise par la Fondation Gates dans le domaine des vaccins et son ascendance grandissante sur l’OMS depuis la crise du Covid.

Cette dépendance à l’égard de l’Occident est en flagrante contradiction avec le principe du multilatéralisme dont Genève ne prétend le porte-flambeau. Et elle mène à une impasse dont on ne voit pas l’issue. D’un côté, les Occidentaux ne voient pas d’intérêt à relâcher leur emprise sur les organisations internationales au profit d’Etats dont ils estiment qu’ils ne paient pas leur place à leur juste prix. De leur côté, les pays du Sud n’ont aucune envie d’augmenter leurs contributions pour des organisations noyautées par les pays du Nord et sur lesquelles ils n’ont pas les moyens de peser, comme on le voit avec le blocage de la réforme du Conseil de sécurité, incapable de faire une place à l’Inde, au Brésil ou à l’Afrique.

En sacrifiant sa neutralité pour s’aligner sur le camp occidental, il n’est pas sûr que la Suisse ait fait le bon choix sur le long terme. Non seulement, en privilégiant une stratégie de bloc contre bloc, elle ne gagnera pas grand-chose en termes de sécurité mais elle y perdra en universalité. Car elle affaiblit durablement sa place sur la scène internationale. Elle saborde sa vocation de puissance médiatrice entre Etats en guerre et son rôle de pays hôte du siège européen des Nations Unies et de siège mondial des principales organisations internationales.

En fin de compte, ce sera cher payé pour complaire à des pays qui ne nous en seront même pas reconnaissants.

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