La défaite de l’individualisme occidental

Source : francesoir.fr – 22 septembre 2023 – Pascal Tripier-Constantin

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Pascal Tripier-Constantin est professeur d’éducation physique et sportive, nutritionniste et diplômé de l’IEP d’Aix-en-Provence.

Illustration : Le vin de la Saint-Martin, de Pieter Bruegel (1525 1569). © DR

Le 24 février 2022, les troupes russes envahissent l’Ukraine. Une opération spéciale qui correspond, en réalité, à une réactivation du rapport de force entre la puissance occidentale – regroupée sous la bannière de l’OTAN étasunienne – et la puissance eurasiatique historique russe.

Cette opposition n’est pas nouvelle. Alexis de Tocqueville avait bien saisi dès 1835 la destinée de ces deux grands pays : « Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses ; néanmoins, chacun d’eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde ». 

Conflagration mondiale

Tocqueville avait surtout compris la nature de leur opposition : « Pour atteindre son but (l’Américain) s’en repose sur l’intérêt personnel, et laisse agir sans les diriger la force et la raison des individus. – Le Russe concentre en quelque sorte dans un homme toute la puissance de la société, – l’un a pour principal moyen d’action la liberté, l’autre la servitude(1)« . 

L’histoire du 20e siècle nous a montré ce que des confrontations à l’échelle planétaire peuvent produire. Nous sommes aujourd’hui au bord d’une nouvelle conflagration mondiale qui a déjà débuté sur le théâtre d’opération restreint ukrainien, pour l’instant. Dans le cadre d’une mondialisation des échanges et d’un ordre international à construire, des antagonismes anthropologiques fondamentaux se cristallisent et se font face. Aujourd’hui, les dérives de l’individualisme occidental butent sur le rejet de ses propositions de civilisation globale par une bonne partie de la planète qui n’a plus comme horizon ultime les turpitudes de l’Occident.

La diversité infinie du vivant propose à la planète une myriade de formes de vie et au sein de ce vivant, la diversité humaine propose à l’humanité des formes de vie les plus singulières. Le sociologue Bernard Lahire a fait un grand pas en réintégrant très récemment la biologie dans ses schémas explicatifs. Dans sa recherche des structures fondamentales des sociétés humaines (2), le chercheur n’oublie pas l’importance de la famille dans la compréhension des phénomènes sociaux du fait de l’altricialité secondaire spécifiquement humaine. Le sociologue omet cependant l’apport décisif de l’historien et anthropologue Emmanuel Todd sur la question (3). Cet oubli est incompréhensible tant l’hypothèse familiale, que l’historien défend depuis 40 ans, rend intelligible des classes de faits apparemment indépendants entre eux. 

Emmanuel Todd a pu établir quatre grands rapports sociaux structurant les relations parents-enfants et les relations enfants-enfants guidées par les parents. Les différents degrés de liberté, d’autorité, d’égalité et d’inégalité entre les membres de la famille constituent des systèmes sociaux familiaux qui inculquent aux nouveaux-nés leurs premières expériences sociales. L’hypothèse familiale envisage l’influence structurante des relations sociales familiales dans la construction des rapports sociaux des enfants. 

Il s’avère que le système familial communautaire russe développe des valeurs sociales antagonistes au système familial nucléaire absolu anglo-saxon. 

La famille communautaire russe entretient un rapport d’autorité parents-enfants et un rapport d’égalité enfants-enfants. Les observateurs les plus aguerris, avant même les premières études anthropologiques, avaient déjà remarqué cette forme communautaire : « Constatons que la famille paysanne russe est une association communautaire et les corporations communistes ne sont signalées qu’en Russie. On pourrait en conclure qu’elles ne peuvent exister qu’en recrutant leurs membres dans un milieu ou l’éducation familiale a dressé préalablement les individus à la communauté ». (4) 

Réalité anthropologique

Au sein de la famille nucléaire absolue anglo-saxonne, l’éducation familiale dresse pour ainsi dire les individus à leur émancipation individuelle rapide et une indifférence à l’égalité. L’anthropologue britannique Alan Macfarlane, en étudiant les relations familiales anglaises dans le passé en remontant jusqu’au 13e siècle, souligne l’indépendance précoce des enfants et propose d’appeler cette pratique familiale le Sending out. (5) 

L’individualisme occidental est d’abord une réalité anthropologique. À l’échelle de la planète, la famille nucléaire anglo-saxonne et française est minoritaire alors que la famille communautaire de type russe est majoritaire, fortement présente en Chine, en Inde et dans le monde arabo-musulman. Il n’est plus possible aujourd’hui d’ignorer ces faits anthropologiques dans la lecture des rapports de force géopolitiques tels qu’ils étaient proposés jusqu’ici par Mackinder, Spykman ou encore Brzezinski.

Au fait anthropologique de l’individualisme occidental vient s’ajouter un individualisme procédural qui concrétise progressivement dans le droit, la défense puis la priorité des libertés individuelles. L’individu devient source de droit et constitue le socle de notre époque « moderne ». Cet individualisme procédural se dote alors d’institutions qui garantissent la neutralité morale et fixent la priorité du juste sur le bien (6), ce que Michael Sandel nomme la République procédurale. (7) 

L’émancipation des individus fut la grande promesse de l’Occident à travers la Magna Carta, l’Habeas Corpus, le Bill of Rights ou encore la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. Cette émancipation fut l’étendard du projet occidental et a d’ailleurs en partie réussi, en partie seulement. Les dérives actuelles de son hyper-individualisme ne reçoivent plus l’adhésion du reste du monde et se retournent même contre sa propre population qui subit bien plus qu’il ne bénéficie de sa « modernité ».

Individualisme sociologique

Depuis les grandes révolutions démocratiques de l’Occident du 18e siècle, un nouvel individualisme s’ajoute aux deux premiers. Il revêt la forme d’un individualisme sociologique incarné par une bourgeoisie prospère et légitimée par une nouvelle forme de distribution des places sociales, la méritocratie. 

C’est encore Tocqueville qui saisit le mieux la forme de ce nouvel individualisme :

« L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. » (8)

Tocqueville écrit ses lignes pendant la monarchie de Juillet où il voit la bourgeoisie parisienne tenir la destinée de la France. S’il reconnaît la vertueuse démocratie américaine capable de faire face à ce nouvel individualisme par sa vivacité associative, il est très inquiet par la pusillanimité de la bourgeoisie au pouvoir en France :

« Les hommes qui ont la passion des jouissances matérielles découvrent d’ordinaire comment les agitations de la liberté troublent le bien-être, avant que d’apercevoir comment la liberté sert à se le procurer… Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l’ordre est déjà esclave au fond du cœur ; elle est esclave de son bien-être, et l’homme qui doit l’enchaîner peut paraître. »

D’une classe sociale bourgeoise très active, mais minoritaire au 19e siècle, l’Occident produit depuis 1945, une véritable bourgeoisie de masse qui, dans chacun de ses pays, occupe les places sociales les plus influentes et remporte par leur nombre les batailles électorales.  

Cette conjugaison d’individualismes portée aujourd’hui par un si grand nombre de personnes est inédite dans l’histoire. Si cela ne suffisait pas, cette situation est accentuée par son système méritocratique. 

« Décivilisation »

Une société qui distribue les places selon son mérite, crée les conditions d’une légitimation des réussites individuelles à l’école puis dans la vie économique et sociale. Dans le même temps, elle attribue à la seule responsabilité individuelle les échecs. Les « gagnants » du système méritocratique « méritent » leur position du fait de leurs efforts, de leurs talents et des sacrifices consentis pendant leur scolarité puis pour leur carrière professionnelle. Ils sont convaincus de devoir leur réussite qu’à eux-mêmes. En décrivant ce manque évident d’humilité, Michael Sandel nous parle d’un véritable hubris méritocratique. (9)

Le monde occidental est plongé dans un individualisme augmenté, hors limite, créant des bulles d’illusions et conduisant à la démesure, à la « décivilisation ». Le monde nous regarde, se détourne, et une bonne partie de la planète nous rejette, c’est la défaite de l’individualisme occidental. Ils ne se reconnaissent pas dans l’individu matérialiste, imbus de lui-même, qui décide de ses propres fins sans tenir compte du bien commun de la communauté à laquelle il appartient, sans tenir compte du vivant autour de lui.

Cet individualisme hors limite court à notre perte, car l’Occident est mis en minorité. La guerre russo-ukrainienne est l’occasion d’un grand remodelage géopolitique ou l’on voit la contestation de l’ordre international s’organiser et dont les BRICS sont la tête de pont. 

La dérive individualiste occidentale crée également de grands troubles au sein même de ses pays. Les révoltes populaires et la perte de repères des populations immigrées occidentales se font entendre à juste titre, validant par ailleurs la prophétie dystopique de Michael Young. (10)

Le monde est trop vaste pour concevoir l’unité anthropologique de l’espèce humaine. La planète a besoin de multipolarité, de limites, de respect, de démondialisation. Après deux guerres mondiales, une guerre froide et une nouvelle entrée dans un conflit potentiellement mondial, il est grand temps d’accepter la diversité anthropologique du monde. Face à cette réalité que les Occidentaux ne veulent pas voir, un sérieux examen de conscience doit être entrepris pour comprendre et remédier à notre hubris individualiste, sans tarder.

Notes :

(1) Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome 1, Conclusion finale, 1835  

(2) Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte, 2023 

(3) Emmanuel Todd, La diversité du monde (Seuil, 1999) et L’Origine des systèmes familiaux (Gallimard, 2011) 

(4) Paul Descamps, L’humanité évolue-t-elle vers le socialisme ?, 1906 

(5) Alan Macfarlane, The Origins of English Individualism, Blackwell, 1978 

(6) John Rawls, A Theory of Justice, 1971. Traduction française aux éditions du Seuil, 1987 

(7) Michael Sandel, The Procedural Republic, 1984. Traduction française en 1997, in Libéraux et communautariens, PUF 

(8) Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome 2, 1840 

(9) Michael Sandel, La tyrannie du mérite, Albin Michel, 2021 

(10) Michael Young, The Rise of the Meritocracy, 1958

2 pensées sur “La défaite de l’individualisme occidental

  • 26 septembre 2023 à 22 h 04 min
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    Auriez vous oublier dans votre hubris néo-philosophique que c’est ustement l’enracinement de la personne humaine dans ses identités diverses et complémentaires qui est la condition première de sa potentielle ouverture à l’Universel, et qui lui permet, du moins potentiellement, de devenir peut être, effectivement, un pont entre le Ciel et la Terre, entre le Divin et la finitude terrestre.

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