Gouverner par la vertu : le despotisme doux des démocraties libérales contemporaines

Source : polemia.com – 1 octobre 2025

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Cet article analyse un mode de gouvernance caractéristique des démocraties libérales européennes : l’adoption de normes intrusives dans la vie quotidienne, toujours justifiées au nom de la vertu (santé, sécurité, protection des enfants, environnement, solidarité humanitaire). S’inspirant de Tocqueville et de Foucault, nous montrons que cette dynamique correspond à un « despotisme doux » ou à une biopolitique paternaliste. Loin d’être accidentelle, elle s’explique par la perte progressive des compétences souveraines des États au profit d’instances supranationales. Moins les États disposent de leviers régaliens, plus ils compensent par un surcroît de réglementation domestique, conduisant à une forme de dérive totalitaire douce, un « soft totalitarisme ».
Polémia

Les démocraties libérales européennes connaissent depuis plusieurs décennies un paradoxe grandissant : alors qu’elles se présentent comme les garantes des libertés publiques, elles multiplient les dispositifs normatifs qui restreignent, contrôlent et encadrent les comportements individuels. Ces mesures ne se donnent jamais pour ce qu’elles sont – des contraintes supplémentaires – mais se justifient systématiquement au nom de principes supérieurs : la santé publique, la sécurité, la lutte contre la haine, la solidarité, la protection de l’environnement ou des mineurs.

Ce mode de gouvernance correspond à ce que Tocqueville appelait un « despotisme doux »1, ou encore à la biopolitique analysée par Foucault2 : une gestion politique de la vie et des comportements. D’autres auteurs contemporains, comme Philip Rieff3 ou Paul Gottfried4, parlent d’État thérapeutique : un pouvoir qui prétend guérir la société de ses pathologies.

Un mode de légitimation par la vertu

La mécanique est constante :

  1. Une contrainte est introduite (interdiction, taxe, obligation, surveillance).
  2. Elle est justifiée par une valeur morale consensuelle (sauver des vies, protéger les enfants, défendre la planète, accueillir les réfugiés).
  3. Le pouvoir politique en sort renforcé, et la contestation neutralisée.

Ce recours permanent à la vertu pour justifier l’extension de la sphère normative explique la difficulté à critiquer ces mesures sans apparaître comme « irresponsable », « insensible » ou « extrémiste ».

Exemples nationaux

France

  • Limitation de vitesse à 80 km/h (2018) : justifiée par un impératif de sécurité routière, elle a entraîné un maillage accru de radars et une hausse des amendes. La baisse de mortalité a été marginale, comparable aux tendances préexistantes5. Elle a en revanche contribué à nourrir le ressentiment des zones rurales et à catalyser le mouvement des Gilets jaunes.
  • Loi Avia (2020) : présentée comme lutte contre la haine en ligne, elle imposait un retrait en 24h des contenus signalés. Le Conseil constitutionnel l’a censurée pour atteinte disproportionnée à la liberté d’expression6.
  • Pass sanitaire et vaccinal (2021–2022) : instruments de contrôle social justifiés par la santé publique, ils ont conditionné l’accès à la vie sociale et divisé la société en « bons » et « mauvais » citoyens. Les rapports officiels européens soulignent que le certificat COVID a facilité la libre circulation et incité à la vaccination, mais ses effets directs sur la transmission restent largement discutés7.

La sécurité routière : un exemple flagrant

  • En 2018, on dénombre 3 248 tués sur les routes françaises (France métropolitaine + outre-mer). Ils sont 3 167 tués en 2023 (France métropolitaine + outre-mer), selon l’INSEE.
  • À titre de comparaison, pour 2025, le Projet de loi de finances prévoit que les recettes du compte d’affectation spéciale (CAS) « Radars » s’élèveraient à 1,86 milliard d’euros (hausse de 12,3 % en AE/CP par rapport à 2024).
  • Un article de La Dépêche (19/01/2025) annonce qu’en 2025 on anticipe une recette de plus de 2 milliards d’euros pour l’ensemble des infractions routières. Toujours selon cet article, en 2023 les recettes des radars automatiques (amendes forfaitaires + majorées) s’établissaient à environ 967 millions d’euros (747 M€ d’amendes forfaitaires + >220 M€ d’amendes majorées).
  • Le nombre de tués est passé de 3 248 en 2018 à 3 167 en 2023, avec des fluctuations intermédiaires, mais l’augmentation des recettes ne coïncide pas avec une baisse spectaculaire de la mortalité.

Si la répression routière fonctionnait mieux que l’infrastructure ou l’éducation, on s’attendrait à un effet plus marqué. Cela suggère que les PV/radars sont devenus un levier de recettes budgétaires davantage qu’un outil principal de réduction des morts (ou du moins qu’ils ne sont pas suffisants à eux seuls).

Royaume-Uni

  • Online Safety Act (2023) : au nom de la protection des enfants, il impose aux plateformes de mieux lutter contre les contenus illégaux et d’offrir aux mineurs des garanties renforcées. Les critiques portent sur la possibilité, via des notices d’Ofcom, de contraindre des services chiffrés à mettre en place des systèmes de détection, ce qui met en cause la protection du chiffrement de bout en bout8.
  • Prevent Duty (depuis 2015) : impose aux enseignants et travailleurs sociaux de signaler tout soupçon de radicalisation. De nombreux cas absurdes ont montré les dérives d’un tel dispositif (par ex. un enfant de quatre ans soupçonné après avoir mal prononcé “cucumber”, compris comme “cooker bomb”)9.

Belgique

  • Taxe soda (2016) : censée lutter contre l’obésité infantile, elle a eu un effet quasi nul sur la consommation mais un impact budgétaire certain, frappant surtout les ménages modestes10. Il est à noter qu’elle est entrée en vigueur en France en 2012 et au Royaume-Uni en 2024.
  • Plans contre la désinformation (2020–) : instaurés pour protéger la démocratie, ils confient à des fact-checkers le soin d’arbitrer le vrai et le faux, avec des risques évidents de partialité et de réduction du débat public.

Suisse

  • Loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (2021) : permet des assignations et restrictions de déplacement sur simple soupçon de radicalisation, sans décision judiciaire. Amnesty International a dénoncé une atteinte grave à l’État de droit11.
  • Interdiction de publicité pour le tabac (2022) : justifiée par la protection des mineurs, elle fragilise l’économie culturelle et publicitaire, sans effet prouvé sur le tabagisme global.

Exemples européens

  • Chat Control (proposé en 2022 par la Commission européenne, toujours en discussion pour une mise en application en octobre 2025) : en toutes lettres, « Règlement établissant des règles en vue de prévenir et de combattre les abus sexuels sur enfants », présenté comme outil de lutte contre la pédopornographie, il obligerait les services de messagerie à scanner les communications privées. Les associations de défense des libertés numériques y voient une légalisation de la surveillance de masse12. Cela fait actuellement l’objet de débats intenses.
  • Directive Copyright (2019/790) : au nom des auteurs, elle impose des obligations de “meilleurs efforts” qui, dans la pratique, conduisent à l’utilisation de filtres automatiques, provoquant une censure préventive et renforçant la domination des GAFAM13.
  • Pacte vert (2019) : présenté comme solution à la crise climatique, il prévoit l’interdiction des moteurs thermiques en 2035. Plusieurs think tanks redoutent une désindustrialisation européenne face à la concurrence chinoise14.

Le paradoxe des États post-modernes : impuissance externe, tyrannie interne

Ces dérives ne sont pas accidentelles. Elles découlent d’une mutation structurelle : la perte de souveraineté externe des États européens. Monnaie, commerce, diplomatie, défense, frontières : les compétences régaliennes ont été transférées à des instances supranationales (Union européenne, BCE, OTAN). Les gouvernements nationaux, privés de leviers stratégiques, cherchent alors à justifier leur existence par une hyper-normativité intérieure.

Moins un État est souverain, plus il devient tatillon : impuissant sur la scène internationale, il se rattrape par un contrôle accru des comportements privés. Ce rétrécissement de la souveraineté externe s’accompagne d’une extension de la contrainte interne, donnant naissance à une forme de totalitarisme doux, où la liberté est sans cesse suspendue au nom de motifs vertueux.

L’apanage de la gauche ?

À première vue, le « despotisme doux » semble bien être l’apanage de la gauche. C’est elle, en effet, qui s’est faite la championne de la morale publique et du progressisme universel. Au nom de l’égalité, de l’inclusion, de la lutte contre les discriminations ou encore du salut écologique, elle a multiplié les textes qui encadrent, surveillent et corrigent la conduite des citoyens. La gauche, héritière d’un messianisme politique qui entendait jadis « libérer l’humanité », a peu à peu transformé l’État-providence protecteur en un État-tuteur intrusif, chargé non seulement de redistribuer les richesses, mais de corriger les comportements, de discipliner les habitudes, voire de censurer les opinions. Dans cette logique, toute contestation devient suspecte : s’opposer à la norme, c’est apparaître aussitôt comme rétrograde, réactionnaire ou immoral.

Il serait toutefois réducteur de réserver ce travers à la seule gauche. La droite elle aussi, lorsqu’elle se fait gestionnaire ou sécuritaire, prolonge cette logique de contrainte, et pas seulement par « suivisme ». Là où la gauche invoque l’égalité et la santé publique, la droite se prévaut de l’ordre, de la stabilité, de la sécurité nationale. Les deux convergent dans le même résultat : une prolifération de règles qui, sous des visages différents, enserrent la société civile. Quant à l’Union européenne, elle incarne ce consensus transpartisan : ses grandes initiatives – du Pacte vert au Digital Services Act – témoignent d’un pouvoir normatif qui transcende les clivages partisans.

En vérité, le despotisme doux n’est donc pas le monopole d’un camp, mais le symptôme d’un régime tout entier : celui des démocraties libérales post-modernes, où la vertu proclamée justifie indifféremment, à gauche comme à droite, l’expansion continue du contrôle.

L’immigration comme prétexte vertueux et matrice sécuritaire

Un autre domaine où ce mécanisme apparaît avec force est évidemment celui de l’immigration. Les gouvernements européens invoquent sans cesse la vertu humanitaire : accueillir les réfugiés, secourir les migrants, pratiquer la solidarité internationale. Ces justifications morales, incontestables dans le discours officiel, servent de légitimation à des politiques migratoires généreuses.

Or, les effets concrets de cette immigration massive sont marqués par une hausse de la criminalité et du risque terroriste dans les sociétés d’accueil15. Là où les flux ont été les plus intenses (France, Belgique, Allemagne, Royaume-Uni), les services de sécurité sont mobilisés dans une logique d’exception permanente, avec une surveillance généralisée des espaces publics. A contrario, les pays qui ont refusé l’immigration extra-européenne (Pologne, Hongrie) connaissent certes des problèmes sociaux endogènes, mais sont épargnés par le terrorisme islamiste et par une explosion comparable de la criminalité de rue.

Le paradoxe est clair : au nom de la vertu humanitaire, l’Europe a ouvert ses frontières, mais cette ouverture débouche sur une inflation sécuritaire. Les caméras, drones et technologies de reconnaissance faciale se déploient massivement, touchant indistinctement l’ensemble des citoyens, bien au-delà des seuls groupes criminels visés initialement.

Ainsi, la vertu proclamée – générosité envers les migrants – se renverse en un résultat concret : le renforcement du contrôle social sur tous les Européens.

La politique de l’hypocrisie vertueuse

Ce mode de gouvernance peut être résumé comme une politique de l’hypocrisie vertueuse : au lieu d’assumer leur impuissance croissante dans les domaines régaliens, les États compensent en multipliant les lois intrusives dans la sphère quotidienne. Le citoyen est ainsi cerné par un État qui ne sait plus projeter sa puissance à l’extérieur, mais qui s’emploie à régenter ses gestes les plus ordinaires.

Le « despotisme doux » n’a pas besoin de brutalité : il s’exerce au nom de la santé, de la sécurité, de l’égalité, de l’environnement et désormais de la solidarité humanitaire. Il s’épanouit dans une étrange alchimie : d’un côté, l’impuissance des États qui ont perdu leurs leviers de souveraineté ; de l’autre, une frénésie normative qui s’abat sur la vie intime des citoyens. Faiblesse externe et intrusion interne se répondent ainsi, nourrissant l’illusion d’un pouvoir protecteur qui n’est en réalité qu’un pouvoir tatillon : sa force tient à ce qu’il rhabille la contrainte de la vertu. Mais ce faisant, ce despotisme révèle la dérive totalitaire des démocraties libérales post-modernes, qui sacrifient la liberté pour masquer leur propre impuissance.

Comment s’en libérer ?

Il existe un phénomène récurrent dans l’histoire politique : plus un régime est fragile ou illégitime, plus il tend à se justifier par un discours moral. Les dictatures africaines ou orientales du XXe siècle en fournissent une illustration grossière : combien de « républiques démocratiques », de « mouvements de libération » ou de « conseils populaires » qui, derrière ces appellations pompeuses, n’étaient que des régimes autoritaires ou prédateurs, souvent sanglants.

Voir aussi : Crise dans la crise : l’art de détourner l’attention

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Les démocraties libérales contemporaines, sans en adopter les formes brutales, recourent à une logique comparable. Plus elles imposent de contraintes, plus elles invoquent la vertu. Plus elles empiètent sur les libertés, plus elles prétendent protéger la santé, l’égalité, l’environnement ou la sécurité. Cette surenchère morale fonctionne comme un paravent : elle permet de masquer l’extension continue de la sphère normative et de neutraliser toute contestation en la disqualifiant d’avance comme immorale ou criminelle.

Le premier devoir d’une force politique novatrice ou dissidente consisterait donc à nommer le problème, à démasquer cette logique hypocrite qui rhabille la contrainte des atours de la vertu. Le deuxième, sous réserve de parvenir au pouvoir, est de rétablir une autorité claire au sommet, recentrée sur les fonctions régaliennes : défendre les frontières, rendre la justice, assurer la sécurité extérieure et la diplomatie. Enfin, le troisième est de redonner souffle aux libertés concrètes en bas, dans la vie quotidienne : liberté d’expression, respect de la vie privée, autonomie des communautés locales.

La maxime de Charles Maurras – « l’autorité en haut, les libertés en bas » – garde ici toute sa force. Mais elle ne peut demeurer simple formule. Elle doit devenir la charpente d’un projet institutionnel et culturel, à la fois réaliste et libérateur, capable de rompre avec l’infantilisation permanente et de rendre aux citoyens la dignité d’hommes libres.

Yves Lejeune

Bibliographie (sélection)

  1. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, Paris : Gallimard, coll. « Quarto », 1992 [1840].
  2. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris : Seuil/Gallimard, 2004.
  3. Philip Rieff, The Triumph of the Therapeutic: Uses of Faith after Freud, Chicago : University of Chicago Press, 1987 [1966].
  4. Paul E. Gottfried, After Liberalism: Mass Democracy in the Managerial State, Princeton : Princeton University Press, 1999.
  5. Cour des comptes, La politique publique de sécurité routière, Rapport public thématique, 1er juillet 2021.
  6. Conseil constitutionnel (France), Décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020.
  7. Commission européenne, Report on the EU Digital COVID Certificate, COM(2022) 123 ; rapport au titre de l’art. 16(3), déc. 2022.
  8. Ofcom (UK), Online Safety Act 2023: overview, 2023.
  9. BBC News, “Radicalisation fear over cucumber drawing by boy, 4”, 2016.
  10. Test-Achats (Belgique), Taxe sodas : des bénéfices pour l’État, pas pour la santé, 2019.
  11. Amnesty International Suisse, Loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme, position publique, 2021.
  12. Commission européenne, Proposal for a regulation laying down rules to prevent and combat child sexual abuse, COM(2022) 209 final ; EDRi, Analysis of the CSA Regulation, 2023.
  13. Directive (UE) 2019/790, Droit dauteur dans le marché unique numérique, JO L 130, 17 mai 2019.
  14. Bruegel, Re-energising Europes global green reach, Policy Contribution, 2024.
  15. Europol, European Union Terrorism Situation and Trend Report (TE-SAT), 2024 ; INSEE (France), Insécurité et délinquance (2019) ; Bundeskriminalamt, Polizeiliche Kriminalstatistik 2023.

Pour aller plus loin

Le risque du despotisme démocratique (Alexis de Tocqueville)

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