L’orientation spirituelle de l’Occident et la multipolarité géosophique – Pierre-Antoine Plaquevent
A l’heure où l’ordre international subit des perturbations inédites dans l’histoire contemporaine, il est fondamental d’approfondir l’étude des Relations internationales par une approche métapolitique. C’est-à-dire une approche qui intègre ce que le comte Joseph de Maistre (1753- 1821) désignait comme une « métaphysique des idées politiques »[1].
Afin de mener la guerre spirituelle en cours, la Noomachie comme la définit le professeur Alexandre Douguine, il nous faut donc interroger la manière dont les acteurs du choc géopolitique contemporain conçoivent la nature de l’Esprit.
Cette dimension nous semble fondamentale car si l’on cherche à saisir l’ontologie d’une culture ou d’une civilisation, nous sommes naturellement conduits à rechercher le noyau spirituel qui la fonde. Car il n’existe pas de peuples, de nations, de culture, ou d’États qui ne soient structurés par un noyau spirituel même sécularisé. L’athéisme rationaliste lui-même, qui est désormais devenu la norme culturelle commune de l’Occident[2], plonge ses racines dans un ensemble d’idées et de conceptions non-rationnelles, et en fait « parareligieuses ». Des idées apparues dès la Renaissance de manière sous-terraine, puis qui commenceront de s’imposer comme l’idéologie diffuse des élites occidentales à partir des Lumières. « Lumières » dont le terme même renvoie par ailleurs à l’illuminisme et à l’ésotérisme maçonnique.
En Occident, au terme d’un long processus historique[3] a fini par s’imposer l’idée que la matière primerait sur l’esprit[4] et que finalement, l’esprit ne serait qu’un stade subtil et particulièrement élaboré de la matière. Selon cette idée, la matière évoluerait de manière continue par elle-même et sans aucune intervention extérieure ; cela jusqu’à se complexifier au point de générer l’apparition spontanée de la conscience et de l’Esprit. Dans cette vision évolutionniste d’une existence sans réelle cause spirituelle première – sans arkhè (ἀρχή) – la vie, la conscience et l’Esprit ne seraient que des stades successifs d’une même matière auto-créée et auto-organisée.
Une forme d’autopoïèse noétique permanente de la matière et de l’ensemble de la réalité, perçue dès lors comme un continuum panthéiste inversé. Inversé, car ici c’est bien la matière qui précède l’Esprit et non la matière qui découle de l’Esprit comme dans l’hypothèse émanationniste de type plotinienne ou brahmanique ; ni même l’Esprit qui crée la matière ex nihilo comme dans l’hypothèse créationniste des religions révélées abrahamiques.
Cette conception spirituelle moniste inversée, qui établit l’Esprit comme un stade « évolué » de la matière, est celle qui sous-tend la plupart des orientations intellectuelles, technoscientifiques, politiques et sociales occidentales contemporaines.
Des personnalités fondatrices de l’actuel système de gouvernance globale qui régit désormais l’Occident sont ou ont été imprégnées par cette orientation philosophique. Parmi tant d’exemples, citons ici l’influent et éminent biologiste britannique Julian Sorell Huxley (1887-1975), premier directeur général de l’UNESCO, eugéniste et darwinien militant qui fut le père du terme transhumanisme. Son grand-père, Thomas Henry Huxley, ami et proche de Darwin, avait déjà forgé au XIXème siècle le terme d‘agnosticisme, précisément dans le contexte de la confrontation intellectuelle entre l’évolutionnisme darwinien naissant et l’ordre spirituel établi de l’époque.
C’est cette orientation spirituelle qui constitue l’arrière-fond philosophique de la plupart des grandes orientations de société que poursuit actuellement l’Occident : planification écologiste et décarbonation forcée de l’économie, planification biopolitique mondiale, réduction planifiée de la population mondiale etc. Orientations qui ne sont d’ailleurs pas forcément toutes mauvaises (par exemple celles qui ont avoir avec l’assainissement de l’environnement) mais qui sont imposées sans alternatives ni discussions possibles et surtout par les mêmes forces qui sont généralement à l’origine des dérèglements écologiques planétaires.
Citons ici la famille Rockefeller dont la fortune s’est construite au XXème siècle sur le pétrole et la géopolitique impérialiste qui lui est liée. La Fondation Rockefeller pilote aujourd’hui une grande partie de la transformation énergétique post-pétrole de l’industrie occidentale. Elle est aussi en pointe de l’agenda de décroissance démographique au sein de la gouvernance mondiale depuis 1945.
Il faut toujours garder à l’esprit que, désormais, l’orientation spirituelle des élites occidentales est constituée par ce matérialisme spiritualiste moniste. Extérieurement l’Occident peut continuer d’être perçu comme un « club chrétien » mais c’est désormais inexact car ses élites sont essentiellement transhumanistes et auto-messianiques. L’Occident politique et stratégique est donc désormais post-chrétien et transhumaniste. Ce changement de paradigme interne à l’Occident – qui n’est pas toujours bien évalué dans les sphères civilisationnelles extérieures à l’Occident – génère des problématiques d’instabilité qui ont des répercussions sur l’ensemble du système de sécurité international contemporain.
Car ce changement de cap spirituel de l’Occident s’accompagne – comme toujours dans l’Histoire – d’un changement d’orientation stratégique et politique qui cherche à imposer cette vue du monde matérialiste intégrale à la fois à l’extérieur de l’Occident politique mais aussi à l’intérieur, aux populations qui vivent en Occident. Des populations qui sont encore – pour une partie d’entre elles – attachées au socle de valeurs chrétiennes sécularisées qui structuraient encore l’être collectif européen jusqu’à il y a peu. Ce qui génère des perturbations politiques et sociales internes inédites dans l’Histoire contemporaine de l’Occident. Mais à l’extérieur de l’Occident politique, cette vision du monde a aussi des répercussions, car elle cherche à s’imposer à l’ensemble des acteurs géostratégiques. Quand cette vision du monde matérialiste-transhumaniste n’use pas de la voie directe de la guerre ouverte, elle use pour ce faire de toute l’armature techno-politico-administrative de ce qui est présentée – avec euphémisme – comme une « gouvernance globale » mais qui constitue de fait, un système de gestion planétaire de l’humanité contemporaine par des instances supra et para-étatiques non élues.
Les restes de l’humanisme chrétien européen classique s’effondrent ainsi intérieurement sous la poussée du transhumanisme porté par les élites occidentales techno-scientistes. Elites qui, tout en continuant de faire de l’Occident une forteresse du transhumanisme, cherchent aussi à transformer l’ensemble de l’ordre international en usant de la puissance de l’Occident politique.
Le seul moyen de renouer une forme de dialogue inter-civilisationnel entre les pôles de puissance d’un potentiel système international multipolaire passe selon nous par deux options possibles :
1/ Première option : celle d’un changement d’orientation des élites occidentales, ce qui nous apparait improbable au stade actuel. Il est au contraire à craindre que les élites globalistes ne se crispent toujours plus face à la montée conjointe d’une contestation géostratégique extérieure globale et d’une contestation politique intérieure portée par la partie encore spirituellement et politiquement vivante de la population occidentale. C’est ce que je désigne comme l’« arc de crise » du globalisme, à savoir le risque systémique pour les globalistes d’un « télescopage » des contestations internes et externes à l’Occident politique.
2/ Deuxième option : celle d’un remplacement de ces élites au terme d’un processus de « crise-révolution-transformation » de la forme politique occidentale actuelle. Processus de crise extrême qui ne se fera pas sans douleurs ni répercussions pour l’ensemble de l’ordre international et d’abord pour les populations occidentales elles-mêmes. Mais comme le montre la situation française avec l’acharnement de Macron envers sa propre population, les usurpateurs du pouvoir politique en Europe ne comptent pas laisser leurs places facilement.
C’est à un tel processus de « circulation des élites occidentales » que doivent pousser conjointement toutes les forces qui travaillent à un ordre du monde réellement multipolaire et post-globaliste. Si les élites occidentales changent, alors un dialogue – même spirituel – sera à nouveau possible à l’échelle mondiale. A l’heure actuelle il s’agit en fait du côté occidental, d’un monologue ininterrompu qui scande perpétuellement les mêmes mots d’ordre matérialistes, athéistes et impérialistes.
Pierre-Antoine Plaquevent – avril 2023
[1] « J’entends dire que les philosophes allemands ont inventé le mot métapolitique, pour être à celui de politique ce que le mot métaphysique est à celui de physique. Il semble que cette nouvelle expression est fort bien inventée pour exprimer la métaphysique de la politique, car il y en a une, et cette science mérite toute l’attention des observateurs ». Joseph de Maistre, Considérations sur la France, suivi de l’Essai sur le principe générateur des constitutions, 1797
[2] Hors isolats conservateurs significatifs dont nous faisons partie.
[3] Processus qui selon nous commence dès le Moyen-âge avec le schisme de l’Eglise et de la romanité chrétienne en 1054.
[4] Sur cette notion d’Esprit, fluctuante entre toutes, et pourtant fondamentale on consultera par exemple : « Corps, Ame, Esprit. Introduction à l’anthropologie ternaire » Michel Fromaget, 2ème édition, 2000