Zygmunt Bauman et le bon usage du terrorisme (écrit après l’attentat de Strasbourg)

Par Nicolas Bonnal

Il est important de contrôler les masses rétives et de les faire plier. L’attentat de Strasbourg n’a pas
failli à cet égard. Las, chat échaudé craint l’eau froide. Et le pouvoir aux abois, avec cette arme
ridicule de 1892, n’a pas su exploiter le massacre pour interdire à la France de se réveiller. Le
Bataclan, lui aussi coordonné dans des circonstances invraisemblables, fut mieux exploité et maintint
l’État-PS et le lobby euroatlantiste au pouvoir, mal dans les baskets des déplorables depuis l’élection
du Donald. 
On va relire le sociologue israélo-britannique Zygmunt Bauman, auteur de remarquables essais sur
notre postmoderne et zombi mondialisation. Il a bien compris que la clé c’est la peur et son
exploitation (on est en 2002) :
« Mais l’envoi de troupes en Irak n’a fait qu’aggraver la crainte de l’insécurité, aux États-Unis et
ailleurs…. Comme on aurait pu s’y attendre, le sentiment de sécurité ne fut pas la seule victime
collatérale de cette guerre. Les libertés personnelles et la démocratie ont vite connu le même sort.
Pour citer l’avertissement prophétique d’Alexander Hamilton :
« La destruction violente des vies et des biens que causent la guerre et l’inquiétude permanente
qu’entraîne un état de danger permanent obligeront les nations les plus attachées à la liberté à
chercher le calme et la sécurité auprès d’institutions qui tendent à détruire leurs droits civils et
politiques. Pour être plus protégées, elles finissent par accepter le risque d’être moins libres. »
On croirait lire Thucydide. Mais ne biaisons pas. Bauman ajoute :
« La vie sociale change quand les hommes commencent à vivre derrière des murs, à engager des
gardes, à conduire des véhicules blindés, à porter des matraques et des revolvers et à suivre des
cours d’arts martiaux. La difficulté est la suivante : ces activités renforcent et contribuent à produire
la sensation de désordre que nos actions visaient à empêcher. »
L’important dans ce ministère de le peur, comme dirait Fritz Lang, qui connut et le nazisme et le
maccarthysme, est de créer une peur qui se nourrit d’elle-même. C’est le sujet du passionnant et
percutant Captain America (le soldat d’hiver) produit par les israéliens de Marvel Comics. Le pouvoir
se nourrit d’attentats car ils servent à soumettre. Debord a aussi écrit sur le sujet. Mais restons-en à
Bauman :
« Il semble que nos peurs soient devenues capables de s’auto-perpétuer et de s’auto-renforcer,
comme si elles avaient acquis un dynamisme propre et pouvaient continuer à croître en puisant
exclusivement dans leurs propres ressources. »
La peur gagne sans rire tous les domaines, la météo, le sexe, le vêtement, la bouffe :
« Nous cherchons à dépister « les sept signes du cancer » ou « les cinq symptômes de la dépression
», nous tentons d’exorciser le spectre de la tension trop forte, du taux de cholestérol trop important,
du stress ou de l’obésité. Autrement dit, nous sommes en quête de cibles de substitution sur
lesquelles décharger le surplus de crainte existentielle qui n’a pas pu trouver ses débouchés naturels,
et nous découvrons ces cibles de fortune en prenant de grandes précautions pour ne pas inhaler la
fumée de cigarette des autres, pour ne pas ingérer d’aliments gras ou de « mauvaises » bactéries –
tout en avalant goulûment les liquides qui se vantent de contenir « les bonnes » –, pour éviter
l’exposition au soleil ou les relations sexuelles non protégées… »
Bauman ici explique pourquoi on croule sous d’horribles et coûteuses voitures informelles. Cela
correspond à la paranoïa du « « capitalisme de catastrophe » (Ramonet) :

« L’exploitation commerciale de l’insécurité et de la peur a des retombées commerciales
considérables. Selon Stephen Graham, « les publicitaires exploitent délibérément la crainte très
répandue du terrorisme catastrophique pour dynamiser les ventes très lucratives de 4 x 4 ». Ces
monstres militaires très gourmands en carburant, que les Américains appellent SUV (sport utility
vehicles), représentent déjà 45 % de l’ensemble des ventes de voitures aux États-Unis et s’intégrent
dans la vie urbaine de tous les jours sous le nom de « capsules défensives ». Le 4 x 4 est  un signifiant
de sécurité que les publicités dépeignent, à l’instar des communautés fermées au sein desquelles on
les voit souvent rouler, comme permettant d’affronter la vie urbaine, pleine de risques et d’imprévus
[…]. Ces véhicules semblent apaiser les craintes que ressentent les membres de la bourgeoisie
lorsqu’ils se déplacent en ville (ou sont bloqués dans les embouteillages). »
Puis il revient au sujet, le terrorisme et son utilité comme ingénierie sociale :
« En octobre 2004, la BBC a diffusé une série documentaire sous le titre The Power of Nightmares :
the Rise of the Politics of Fear (« Le pouvoir des cauchemars : la montée de la politique de la peur »).
Adam Curtis, auteur et réalisateur de cette série, l’un des documentaristes les plus acclamés en
Grande-Bretagne, y montre que, si le terrorisme international est assurément un danger réel qui se
reproduit continuellement dans le no mans land mondial, une bonne partie – sinon l’essentiel – de sa
menace officielle « est un fantasme qui a été exagéré et déformé par les politiciens. Cette sombre
illusion s’est propagée sans jamais être contestée à travers les gouvernements du monde entier, les
services de sécurité et les médias internationaux ». Il ne serait pas difficile d’identifier les raisons du
succès rapide et spectaculaire de cette illusion : « À une époque où toutes les grandes idées ont
perdu leur crédibilité, la peur d’un ennemi fantôme est tout ce qu’il reste aux politiciens pour
conserver leur pouvoir. »
Et comme s’il avait lu Guy Debord, Bauman rappelle les années de plomb allemandes (l’actuel
fascisme humanitaire-antiraciste-féministe en Allemagne a de beaux précédents) :
« Capitaliser sur la peur est une stratégie bien établie, une tradition qui remonte aux premières
années de l’assaut néolibéral contre l’État social. 
Bien avant les événements du 11 septembre, beaucoup avaient déjà succombé à cette tentation,
séduits par ses redoutables avantages. Dans une étude judicieusement intitulée « Le terrorisme, ami
du pouvoir de l’État », Victor Grotowicz analyse l’utilisation des attentats de la Fraction armée rouge
par la République fédérale allemande à la fin des années 1970. En 1976, seuls 7 % des citoyens
allemands considéraient leur sécurité personnelle comme une question politique importante, tandis
que, deux ans après, une majorité considérable d’Allemands en faisait une priorité, avant la lutte
contre le chômage ou contre l’inflation. Durant ces deux années, la nation put voir à la télévision des
reportages sur les exploits des forces de police et des services secrets, alors en pleine expansion, et
put entendre les hommes politiques promettre des mesures toujours plus dures dans la guerre totale
contre les terroristes. »
Il est important de rappeler cela, qu’il s’agisse de Sarkozy-Macron-Hollande, de Bush, May, Clinton-
Obama, Merkel et du reste ; l’Etat fasciste-sécuritaire accompagne la dégradation-extinction de l’Etat
de droit et de l’État social. L’État renonce à la carotte et a recours à la trique du CRS et au contrôle
par des services plus ou moins secrets :
« On en venait à se demander si la fonction manifeste de ces nouvelles mesures, sévères et
ostensiblement impitoyables, censées éradiquer la menace terroriste, ne dissimulait pas une fonction
latente : déplacer le fondement de l’autorité de l’État d’un domaine qu’elle ne voulait ni ne pouvait
maîtriser efficacement vers un autre domaine où son pouvoir et sa détermination pouvaient se

manifester de façon spectaculaire, en remportant presque tous les suffrages. Le résultat le plus
évident de la campagne antiterroriste fut une rapide hausse de la peur dans tous les rangs de la
société. »
D’où évidemment un incessant recours à ces insaisissables émanations terroristes (dans Captain
America, cela s’appelle justement Hydra). Bauman rappelle qu’on baptisa l’hydre du terrorisme
mondial pour effrayer les chaumières et servir l’avènement de l’Etat policier universel :
« Adam Curtis, déjà cité, va encore plus loin et suggère qu’Al-Qaida existait à peine, sinon comme
vague programme visant à « purifier par la violence religieuse un monde corrompu », et ne fut créé
que par l’ingéniosité des juristes ; Al-Qaida ne fut ainsi baptisé que « début 2001, quand le
gouvernement américain décida de poursuivre Ben Laden en son absence et dut utiliser les lois
antimafia qui exigeaient l’existence d’une organisation criminelle portant un nom ».
Le terrorisme compte donc sur l’Etat postmoderne, dont il est le meilleur et le plus régulier allié :
« Contrairement à leurs ennemis déclarés, les terroristes ne sont pas limités par l’étendue modeste
de leurs ressources. Lorsqu’ils conçoivent leur stratégie et leur tactique, ils peuvent compter au
nombre de leurs atouts la réaction attendue et quasi certaine de « l’ennemi », qui viendra
considérablement amplifier l’impact des atrocités commises. Si le but des terroristes est de répandre
la terreur au sein de la population ennemie, l’armée et la police ennemies veilleront à ce qu’ils y
parviennent bien au-delà de ce qu’ils auraient pu accomplir par leurs propres moyens. »
Dure et rigoureuse conclusion de Bauman :
« De fait, on ne peut que reprendre l’analyse de Michael Meacher : le plus souvent, et surtout depuis
le 11 septembre, nous avons l’air de « jouer le jeu de Ben Laden ». Cette attitude peut avoir des
conséquences tragiques. »
On a tous vu la nullité brouillonne des forces du désordre à Strasbourg. Mais ce chaos fait partie de la
mise en scène, et Bauman vous l’explique :
« Les forces terroristes ne souffrent guère de ce genre d’attaques ; au contraire, c’est dans la
maladresse et dans la prodigalité extravagante de leur adversaire qu’elles puissent une énergie
renouvelée. L’excès n’est pas seulement la marque des opérations explicitement antiterroristes ; il
caractérise aussi les alertes et avertissements adressés à leurs propres populations par la coalition
antiterroriste. »
Le grand vainqueur est l’État postmoderne (avec le bonapartisme la France a toujours eu de
l’avance). On rappelle du reste la citation de Maurice Joly :
« Il y aura peut-être des complots vrais, je n’en réponds pas ; mais à coup sûr il y aura des complots
simulés. À de certains moments, ce peut être un excellent moyen pour exciter la sympathie du
peuple en faveur du prince, lorsque sa popularité décroît. »
Je reprends mon étude sur Joly :
Le pouvoir subventionne la presse et devient journaliste :
« Dans les pays parlementaires, c’est presque toujours par la presse que périssent les
gouvernements, eh bien, j’entrevois la possibilité de neutraliser la presse par la presse elle-même.
Puisque c’est une si grande force que le journalisme, savez-vous ce que ferait mon gouvernement ? Il
se ferait journaliste, ce serait le journalisme incarné. »

Le pouvoir contrôle et soudoie tout, opposition populiste compris :
« Comme le dieu Vishnou, ma presse aura cent bras, et ces bras donneront la main à toutes les
nuances d’opinion quelconque sur la surface entière du pays. On sera de mon parti sans le
savoir. Ceux qui croiront parler leur langue parleront la mienne, ceux qui croiront agiter leur parti
agiteront le mien, ceux qui croiront marcher sous leur drapeau marcheront sous le mien. »
Joly avait même inventé l’expression « pensée unique ».
Gouverner par le chaos alors ? En effet et dix ans avant notre Lucien Cerise, Bauman écrit :
« La société n’est plus protégée par l’État, ou, du moins, elle ne peut plus se fier à la protection
offerte ; elle est désormais exposée à la rapacité de forces qu’elle ne contrôle pas et qu’elle ne
compte ni n’espère reconquérir et dompter. C’est pour cette raison, en premier lieu, que les
gouvernements qui se débattent pour affronter les orages actuels passent d’une série de mesures
d’urgence à une autre, d’une campagne ad hoc de gestion de la crise à une autre, en rêvant
uniquement de rester au pouvoir après les prochaines élections, mais sont par ailleurs dépourvus de
toute ambition à long terme, sans parler d’envisager une solution radicale aux problèmes récurrents
de la nation. »
 
Sources
Zygmunt Bauman, la Société liquide, Seuil, 2002
Maurice Joly, Entretiens, Wikisource.org
Guy Debord – Commentaires
https://reseauinternational.net/maurice-joly-et-la-naissance-du-systeme-1864/
https://reseauinternational.net/captain-america-et-le-devoilement-du-nouvel-ordre-mondial/

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