« Avec ‘Les origines du Plan Marshall’, Annie Lacroix-Riz déconstruit le mythe de l’aide américaine ! »
Source : marianne.net – 20 novembre 2023 – Eric Branca
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Grâce à l’exploitation des archives disponibles, l’historienne Annie Lacroix-Riz revisite « Les origines du Plan Marshall » (Armand Colin). L’historien Éric Branca salue une avancée pour la connaissance des rapports secrets franco-américains.
À peu près tout le monde en convient : Washington tente de tirer à son profit la guerre russo-ukrainienne – comme avant elle le contentieux nucléaire iranien – pour appauvrir l’Europe dont le PIB, naguère équivalent à celui des États-Unis (autour de 14 000 milliards de dollars en 2008) lui est désormais inférieur de 45 % – 15 000 milliards contre 27 000 milliards de dollars aujourd’hui. Ceux qui y voient, entre autres facteurs, l’effet d’une politique de sanctions pénalisant moins l’adversaire désigné que ceux qui commercent avec lui, n’ont évidemment pas tort. Mais dégainer cette arme fatale n’aurait guère d’utilité sans l’ingénierie politico-juridique qui la rend redoutable et devant laquelle l’Europe baisse les bras : l’extraterritorialité du dollar permettant de favoriser en tous lieux les entreprises américaines et d’affaiblir leurs concurrentes – soit en les frappant d’amendes, soit en s’en emparant, soit les deux (comme ce fut le cas d’Alstom) avec la complicité de dirigeants abouliques… ou intéressés à ces opérations.
Servitude volontaire
Voici pourquoi le dernier livre de l’historienne Annie Lacroix-Riz, Les origines du Plan Marshall, est essentiel à tous ceux qui veulent remonter aux sources de cette servitude volontaire. Sous-titrée « Le mythe de l’aide américaine », cette plongée dans des archives que personne avant elle – à tout le moins en France -, ne s’était donné la peine de consulter, donne doublement le vertige. D’abord parce que cette universitaire au parcours impeccable (normalienne, agrégée, docteur en Histoire, professeur émérite à Paris VII etc.) est justement la seule à s’intéresser, dans le monde académique, à ce dossier fondateur de la libido dominandi américaine, fruit d’un unilatéralisme assumé ; ensuite et surtout parce que cette chercheuse passionnée et passionnante a exhumé des pièces essentielles démontrant combien ce plan, faussement présenté comme une aide décisive au redressement de la « vieille Europe », l’empêcha au contraire de s’ériger en puissance commerciale rivale…
Rappelons le storytelling de ce Plan Marshall qui déversa quelque 16 milliards de dollars (180 milliards de 2023) sur 15 pays non communistes augmentés de la Turquie, entre 1948 et 1952 : une aide « désintéressée » offerte par les États-Unis pour reconstruire le continent à l’abri de la tentation stalinienne.
Ce qu’on sait moins, c’est que cette aide comportait trois conditions préalables, dont les deux dernières spécialement réservées à la France, placée au cœur du dispositif car réputée sensible aux sirènes de Moscou : l’ouverture des marchés coloniaux aux produits américains (en l’échange de quoi, dès les années de guerre, Washington avait financé, à la fois, l’effort de guerre britannique… et accordé son aide au gouvernement de Vichy !) ; le renvoi des ministres communistes du gouvernement Ramadier (chose faite le 5 mai 1947, cinq mois avant la signature de l’accord définitif) ; et l’acceptation d’un addendum culturel à ce volet politique, sous la forme des accords Blum-Byrnes de mai 1946. Lesquels imposèrent à nos cinémas de projeter une majorité de films américains. À savoir 9 productions d’outre-Atlantique importées sans droits de douane pour 4 françaises seulement ! Objectif : acculturer le « gaulois réfractaire » flétri par Emmanuel Macron à l’american Way of Life.
Travail sur archives
Meurtriers pour l’industrie cinématographique française, ces screen quotas jetteront dans la rue – et dans les bras du Parti communiste que ces accords étaient censés combattre ! – beaucoup d’artistes et de salariés des professions du cinéma, les plus célèbres étant alors Yves Montand et Simone Signoret, Gérard Philippe… Et même le réalisateur Claude Autant-Lara qui, c’est le moins qu’on puisse dire, n’était pas de gauche, et adhéra pour le coup à la CGT !
Mais ce que nous apprend Annie Lacroix-Riz, grâce à sa connaissance exceptionnelle des archives disponibles et à ses travaux antérieurs sur le rôle des grands décideurs économiques et financiers français sous l’Occupation (voir en particulier Les élites françaises entre 1940 et 1944, de la collaboration avec l’Allemagne à l’alliance américaine, Armand Colin, 2016, ou encore La non-épuration en France, de 1943 aux années 1950, Armand Colin, 2019, et Dunod Poche, 2023), c’est que rien de tout cela n’aurait été possible sans le recyclage par le libérateur américain… des principales figures de la collaboration économique avec les nazis !
Exemple parmi d’autres : l’emblématique Jacques Lemaigre-Dubreuil (1894-1955), passé sans transition du statut d’huissier des intérêts allemands en France à celui de facilitateur de l’entrée en force de la finance américaine dans le capitalisme hexagonal. Président des huiles Lesieur, administrateur, entre autres, de la Banque Worms et de la Royal Dutch, membre influent du Comité des forges par l’intermédiaire duquel, avant-guerre, il finançait les ligues d’extrême-droite, ce personnage a joué un rôle important après la défaite en servant d’intermédiaire aux Allemands pour leurs achats en Afrique du Nord et de l’Ouest.Mais après Stalingrad (février 1943), il doute de la victoire du Reich et, tout en continuant à vendre son huile à la Wehrmacht (et on s’en doute, pas seulement de l’huile de table !), il se propose d’aider les Américains à trouver l’homme providentiel pour faire en sorte que la libération de la France ne coïncide pas avec une révolution communiste dont de Gaulle, selon lui, serait le fourrier. Cet homme sera le général Giraud. Celui-ci renvoyé au néant par sa propre vacuité, Lemaigre-Dubreuil se concentrera sur l’essentiel à ses yeux, aidé en cela par les inspecteurs des finances Jacques Barnaud et Jacques Guérard, tous deux associés chez Worms : permettre aux États-Unis de prendre pied dans les grandes affaires françaises en s’inspirant des modèles juridiques utilisés par les Allemands, en 1940, pour coloniser notre économie. Afin que les bénéficiaires de l’opération n’apparaissent pas, Lemaigre-Dubreuil avait alors proposé à Dulles de passer par l’intermédiaire des banques espagnoles qui auraient acheté des titres de ces entreprises au nom de clients anonymes !
Le véritable objectif américain
Mais ce qu’on apprend aussi et surtout, c’est que l’objectif originel du Plan Marshall – parfaitement rempli, qu’on se rassure ! – était moins d’aider l’Europe que de sauver l’Amérique de la récession. Annie Lacroix-Riz cite ainsi un incroyable document de cadrage en date du 21 février 1946, rédigé par le secrétaire américain au Trésor, Fred Vinson, définissant « la politique des prêts à l’étranger des États-Unis ».
« Le programme de prêt subordonné à la surproduction américaine, bénéficiera à notre économie intérieure, écrit-il. Dans la transition de la guerre à la paix, le développement du commerce extérieur devra résoudre le problème de la reconversion d’un grand nombre des industries intérieures. Pendant la guerre, beaucoup de nos industries importantes, en particulier dans le domaine des biens d’équipement, ont atteint des capacités de production très excédentaires par rapport à la demande intérieure prévisible du temps de paix. Avec l’élimination de la demande liée à la guerre, une grande partie des capacités de production américaines risque d’être inutilisée, par exemple dans l’équipement ferroviaire, les machines-outils, la production et le transport d’énergie et certaines catégories de matériaux industriels, certains métaux, la chimie lourde, le caoutchouc synthétique et d’autres matériaux industriels. De même, une grande partie du coton, du tabac et d’autres produits agricoles [ … ] dépasse les besoins intérieurs. Il est heureux que cette capacité productive excédentaire corresponde le plus souvent aux produits dont les pays dévastés par la guerre ont le plus urgent besoin ».
Système « gagnant/gagnant », comme on dirait aujourd’hui ? Ce serait oublier, par exemple, que dans le même document, Vinson interdit aux États bénéficiant de l’aide américaine d’utiliser leur flotte marchande pour transporter le moindre produit américain ! « Un coup mortel porté aux nations maritimes, dont les États-Unis avaient décidé d’écarter la concurrence pour maintenir leur‘‘libre’’ suprématie de guerre » résume Annie Lacroix-Riz…
Surtout, le Plan Marshall, une fois mis en place, organise un système de contrôle sans précédent des économies, et spécialement de la française, via un organisme spécialement créé : l’European Cooperation Administration, ou ECA, dont la présidence échoit à Paul Hoffmann, administrateur en chef de la toute-puissante Fondation Ford. Une tutelle à laquelle rien ne doit échapper mais qui ne choque personne pour la bonne raison que le grand public en ignore l’existence, bien que son antenne parisienne soit hébergée au château de la Muette, siège de l’OECE (Organisation européenne de coopération économique)qui deviendra en 1961 l’actuelle OCDE…
L’oncle Sam veille
Des programmes d’importations aux chiffres actualisés de la production industrielle, des rentrées fiscales aux dépenses sociales, en passant par le nombre de chasseurs en France et celui des pensionnés militaires, rien n’échappe alors à son contrôle. Surtout, l’ECA veille à ce que la France importe sans droits de douane des contingents fixes de produits américains, ne les réexporte pas, et se fournisse dans des pays recommandés par les États-Unis. Lesquels n’en continuent pas moins à taxer les produits français quand ils concurrencent la production made in USA ! Pour les États-Unis, reconstruire l’économie française est donc une priorité… mais à condition qu’elle devienne d’abord un client, et non un concurrent ! Pour formater les esprits, l’ECA organise d’autre part force stages aux États-Unis afin de convertir le patronat aux méthodes américaines de production et de management, tandis que l’accueil d’experts américains dans les entreprises françaises est fortement recommandé. En matière agricole, le remembrement des terres est pareillement encouragé afin de rendre l’espace rural français accessible aux tracteurs américains !
Ce contrôle prend un tour tellement agressif qu’en novembre 1948, le directeur des carburants, Pierre Guillaumat (que de Gaulle, revenu au pouvoir, nommera président d’EDF, parallèlement à ses responsabilités au Commissariat à l’énergie atomique), envoie une note secrète à la présidence du Conseil pour s’alarmer des « dangers incontestables que pourrait présenter pour notre économie une connaissance trop parfaite par les services et les industriels américains de nos procédés, de nos programmes et de nos débouchés commerciaux ».
Quand, en 2016, Airbus a été visé par une plainte pour corruption du Département de la Justice américain après que l’entreprise européenne, se soit dénoncée elle-même par souci de « compliance » – une initiative de Tom Enders, alors patron (allemand) du consortium aéronautique européen -, l’entreprise fut sommée de se soumettre à l’audit de superviseurs américains auxquels aucune porte n’a été fermée, ni aucun secret celé… (Voir absolument sur ce sujet le documentaire La bataille d’airbus, d’Alexandre Leraître et David Gendreau, diffusée par Arte en 2023). Certes, le Plan Marshall et son bras séculier, l’ECA, n’existent plus depuis 70 ans. Mais la contribution d’Annie Lacroix-Riz à la connaissance des rapports secrets franco-américains reste, elle, d’une brûlante actualité !
Illustration : Paul Leroy-Beaulieu, conseiller économique du général Pierre Koenig, signe l’accord d’application du plan Marshall au Quai d’Orsay à Paris le 10 juillet 1948 en présence d’Averell Harriman (G), coordinateur des États-Unis pour la relance européenne, Hervé Halphand, chargé des affaires économiques au ministère français des Affaires étrangères, et l’ambassadeur américain à Paris Jefferson Caffery. © AFP
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