Point de vue sur l’attaque terroriste au Crocus City hall de Krasnorgorsk

Source : stratpol.com – 28 mars 2024

https://stratpol.com/point-de-vue-sur-lattaque-terroriste-au-crocus-city-hall-de-krasnorgorsk/

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Olivier Chambrin est un ancien officier de l’Armée de Terre ayant servi comme analyste-renseignement en ambassade et dans la Police Nationale.

Il est hasardeux de prétendre commenter un évènement de guerre clandestine surtout « à chaud ». La petite expérience de l’auteur lui permet d’affirmer que ceux qui savent doivent souvent se taire et que ceux qui parlent seraient souvent bien avisés de s’abstenir (à moins qu’ils ne participent d’un dessein de propagande et/ou de détournement). Construire une analyse est d’autant plus complexe que les motivations réelles et affichées sont souvent contradictoires, voire carrément mensongères, procédés de « faux drapeaux », manipulations et intoxications étant de règle. Cette situation a pour effet de brouiller Is fecit qui prodest (« A qui profite le crime », également cité comme Qui bono).

Rappels liminaires et précautions d’usage

L’application directe du simple Cui Bono est donc inopérante dans le cadre du terrorisme moderne, qui est justement un outil permettant dissimulation, opacité, inversion des causalités et des responsabilités apparentes, mais aussi souffrant du « complexe de Frankenstein » les créatures se retournant parfois contre leurs créateurs. Toutefois l’examen des informations (non classifiées), le recoupement et la technique du faisceau d’indices concordant permettent d’objectiver un constat. Cela ne vaut jamais preuve mais permet de distinguer des scenari. Il ne s’agit donc pas ici de donner davantage qu’un éclairage, en laissant le lecteur maître de ses conclusions.

Une rapidité suspecte dans l’analyse

Les commentaires des médias francophones ont été quasi-immédiatement unanimes et univoques (ce qui est déjà une piste de réflexion en soi, de même que la rapidité -moins de deux heures- à présenter un narratif visiblement préétabli) pour réfuter la théorie de la piste kiévienne en proposant soit de voir la main du Kremlin soit la piste islamiste unique dans l’attentat du Centre Crocus du 23 mars 2024. Or, écarter a priori des hypothèses ou en privilégier d’emblée sont les deux fautes cardinales de l’analyste, à moins qu’il ne s’inscrive dans un processus de communication de guerre/intoxication.

1. Scenario de la main de Moscou

Concernant la première allégation on rappellera que la thèse -devenue vérité par simple effet de martelage- d’une organisation par le FSB des attentats de 1999 qui ont initié la seconde guerre de Tchétchénie émanait de l’opposition interne relayée par les médias occidentaux, sans éléments probants autres que le rejet rabique de la personne du premier ministre puis président Vladimir Poutine. Les tenants de cette version n’ont jamais cru utile de s’intéresser à l’implication anglo-saxonne dans la radicalisation du Caucase et la politique énergétique dans la région, ni au soutien intéressé à l’opposition médiatique russe.

Provoquer ou faire croire à un incident dramatique majeur pour conditionner l’opinion ne serait certes pas une première[1], mais on voit mal quel en serait l’intérêt pour un président russe venant à peine d’être réélu triomphalement[2] ; à l’examen d’ailleurs, l’attentat suscite plutôt au sein de la population russe des critiques sur la politique de sécurité intérieure.

Message d’alerte diffusé le 7 mars par l’ambassade américaine en Russie

Bon exemple de communication opérative, les déclarations étatsuniennes sur les avertissements qu’avaient transmis les services de Washington permettent à la fois de justifier le message d’alerte diffusé par l’ambassade US aux Occidentaux le 7 mars sur une menace terroriste dans les lieux collectifs -et notamment les concerts- en Russie, et de jeter le discrédit sur l’exécutif russe, président Poutine en tête. A noter néanmoins que la dénonciation d’un message destiné à fragiliser le peuple russe par ce dernier était postérieur à la date prévue pour l’attentat, qui a eu lieu deux semaines après.

Il faut objectivement considérer qu’un montage par une opposition interne dans l’appareil d’Etat russe est une possibilité théorique. Les conditions du « coup » de Wagner, qui n’a jamais contesté Vladimir Poutine lui-même, a mis en évidence qu’il y avait une faction critiquant l’évolution interne de la société russe et une branche dure par rapport à la SVO. Une implication du FSB -ou d’autres entités civiles et militaires- pour radicaliser la position du président élu pourrait viser à:

  1. une prise en compte de la menace démographique et de l’immigration dans la Fédération[3]
  2. et à un casus belli faisant passer de l’état de SVO à l’état de guerre.

Rejouer une sorte de 9/11 russe pourrait avoir pour objectif de convaincre la population mais aussi forcer la main d’un président qui dans tous ses discours a toujours insisté sur la nécessité de maintenir l’unité d’une Fédération composée de peuples d’ethnies et religions diverses (22 républiques associées et cinq peuples : peuples du Caucase, peuples turcs, peuples ouraliens, peuples mongols et les peuples slaves, avec une démographie défavorable à ces derniers). C’est une explication qui semble assez hasardeuse mais que l’honnêteté intellectuelle impose de livrer à la réflexion de chacun.

Précisons que l’amateurisme[4] des tueurs (origine sociale et statut en Russie, posts sur les réseaux, organisation de l’exfiltration…) s’oppose à l’excellente préparation de l’action (repérage, pré-positionnement des moyens…) qui dénote une formation militaire conventionnelle plutôt que celle d’agents). Mais la vidéo tournée lors des faits sur laquelle les visages sont clairement identifiables écarte l’idée de boucs émissaires (« Paltsy : pigeon » avait dit Le Harvey Oswald lors de son arrestation) sacrifiés pour détourner de véritables opérateurs. L’emploi de mercenaires amateurs plus ou moins « franchisés » supprime tout risque de « remonter» l’implication extérieure, d’autant que la communication s’est faite par les réseaux sociaux ouverts certes faciles à retrouver mais intraçables.

Curieusement (?) s’interroger sur le 9 septembre 2001 ou sur l’attaque terroriste du Hamas d’octobre 2023 est apparenté à du « complotisme », alors que les mises en accusation de la Fédération de Russie dans la destruction de l’avion MH17 en 2014, les viols de masse, le massacre à Butcha, la destruction du barrage de Nova Kakhovka, la destruction du gazoduc Nord Stream I, doivent être acceptées comme vérités établies.

2. Scénario du consensus sur la piste islamiste

Concernant la thèse désormais majoritaire d’une action terroriste imputable à l’islamisme, il convient de bien dissocier exécutants et commanditaires (v. infra). Comme toujours, les propos officiels du président russe relatifs à l’implication de Kiev, quoique tournés en dérision[5], méritent une attention plus sérieuse. Il faut ici bien comprendre que les options kiéviennes et islamistes ne sont en réalité pas contradictoires, la seconde n’invalidant pas la première. C’est tout l’intérêt de la technique du terrorisme que de dédouaner les instigateurs en manipulant (créer ou laisser faire) les acteurs directs. Objectivement, dans ce contexte, toutes les agences de Renseignement -mêmes celles des « gentils » selon le point de vue de chacun- rivalisent de cynisme et d’inhumanité.

Cette thèse bénéficie de la revendication par l’Etat Islamique. C’est un facteur à prendre en considération mais pas dirimant. L’EI a déjà procédé à des revendications dites opportunistes par le passé. Par nature, l’origine des publications reste incertaine d’autant que celle-ci est d’abord passé par Reuters ; le texte en arabe évoque par ailleurs que l’EI a reçu et diffuse cette revendication ce qui est ambigu. La procédure habituelle (enregistrement d’un message d’allégeance, exposition du drapeau noir avec le sceau du prophète, justification par des versets du Coran et justification par évocation d’une attaque des Fidèles) n’est pas respectée, sans que cela ne soit rédhibitoire.  Le choix d’une action en plein mois saint du Ramadan et la désignation du ciel avec l’index de la main gauche paraissent aussi choquants pour des musulmans présumés très pieux. Les Talibans afghans et le Hamas (ce qui ne manque pas de sel !) ont condamné l’attaque, mais cela ne prouve rien eu égard aux oppositions internes de la nébuleuse islamique.

Le mode opératoire est également inhabituel, les militants n’ayant pas cherché le martyr, ni prolongé le massacre ; le paiement pour mener l’action est également une anomalie. Cela crée certainement un doute sans pour autant totalement discréditer l’option. En 2016 l’hôtel Radisson Blue au Mali a fait l’objet d’une attaque meurtrière par deux noirs anglophones liquidés par les FS français, retrouvés avec des billets neufs dont les numéros se suivaient et chaussés de neuf. Ils avaient procédé comme au Crocus par mitraillage et incendie et disposaient d’un drapeau de l’EI. Les frères Couassi après l’attaque de Charlie Hebdo en 2015 ont fui de la même manière que les Tadjiks du Crocus, montrant une maladresse typique d’une exfiltration par des amateurs sacrifiables, bénéficiant d’un contrôleur professionnel mais pas d’un soutien.

La fraction de l’Etat islamique dite Isis-K (Wilayet du Khorasand, ancienne appellation d’une région entre l’Afghanistan, le Sud du Turkménistan de l’Ouzbékistan du Tadjikistan et le Nord Est de l’Iran) a revendiqué l’attentat à l’aéroport de Kaboul lors du départ américain de 2020, celui du 3 janvier 2024 au tombeau du général Qassem Soleimani en Iran (dont la revendication a d’ailleurs été contestée par Téhéran) et une explosion de l’Uzbek Asadbek Madiyarov dans une banque gardée par les Talibans en Afghanistan le 25 mars. C’est donc soit une nouvelle création qui permet de revendiquer et mener des actions clandestines soit un parti rival des Talibans afghans (qui sont en rivalité chaude avec l’Iran et le Pakistan) effectivement responsable de l’attaque terroriste du Crocus.

L’option islamiste présente évidemment des avantages pour l’Occident, ce qui ne doit pas conduire à l’exclure mais à la relativiser.

3. Scénario de l’implication de Kiev

Inversement la piste kiévienne pose de nombreux problèmes ce qui explique, davantage que la revendication par l’ISIS-K, qu’elle ait été aussi rapidement évacuée.

L’itinéraire de fuite du commando, annoncé par le président russe, ne peut être considéré comme une preuve directe. L’autoroute E-101 est clairement un axe vers l’Ukraine et les fuyards ont raté le tournant vers Bryansk, se dirigeant vers Gomel. Les forces de sécurité les ont arrêtés dans une zone forestière pour éviter une éventuelle fusillade impliquant des civils, mais les terroristes n’avaient pas emporté leurs armes. Le repli vers l’ennemi de Moscou est logique, comme l’illustre le piratage d’un hélicoptère russe par son pilote transfuge -qui a été abattu par la suite en Espagne-. En revanche, on ne peut pas non plus écarter ce fait, surtout si les informations sur l’aménagement d’un recueil du côté ukrainien de la frontière sont confirmées. On peut imaginer que Vladimir Poutine a fondé son affirmation sur des éléments rationnels et analysés.

Le tropisme terroriste bandériste est une réalité avérée et documentée. Stratpol avait annoncé dès l’année dernière que les revers militaires entraineraient un accroissement des actions terroristes, qui sont dans l’ADN de Kiev et qui bénéficient de conditions favorables.

Les Britanniques qui en sont de grands spécialistes encadrent les opérations clandestines du SBU de Vasily Malyuk et du GUR de Kiryl Budanov. Au sabotage par infiltration se sont ajoutées des opérations homo d’assassinats ciblés sur le territoire du Donbass[6] puis en Russie même[7], ainsi que la création de cellules et le recrutement d’agents locaux par un système de franchise via l’internet (modèle connu pour le terrorisme islamique, qui recrute des « paumés » les auto-radicalise et les amène à des actes terroristes « low cost » dans leur société hôte).Toutes les semaines le FSB annonce des démantèlements et des interpellations dans ce cadre. Détail important, les agents ainsi recrutés, généralement de faible niveau culturel et social sont systématiquement payés, ce qui n’est généralement pas le cas des radicalisés islamistes.

Ces méthodes qui rappellent celles du SOE (« mettre l’Europe à feu et à sang ») lors de la seconde guerre mondiale sont complétées par des bombardements systématiques de villes russes (hors objectifs légitimes) qui perpétuent la tradition kiévienne en la matière depuis 2014 et par des tentatives de prise de gage territorial, parfois confiées à des renégats russes ou à des volontaires étrangers. Le numéro deux d’Azov -unité passée de bataillon à une brigade- Bogdan Krotevych avait expliqué en avril 2023 trouver dans les méthodes tchétchènes le modèle de ces actions visant à des prises d’otages massives (Budyannovsk en 1995, Kysliar en 1996, Beslan en 2004 et bien sûr celle du théâtre de Moscou en 2002). La « légion Liberté de la Russie » et le « Corps des volontaires russes » (RDK) composés d’extrémistes russes de droite ont tenté des incursions au printemps 2023 près de Bryansk et en mars 2024 dans les régions de Belgorod et de Koursk.

Les frappes de drones sur des objectifs en Russie entrent dans le même principe de diversion, légitime dans ce cas, car les dépôts pétroliers et les centres industriels sont des objectifs stratégiques. L’ensemble des mesures vise à la fois à rassurer les Ukrainiens et à convaincre les sponsors occidentaux qu’il n’est pas vain de continuer à perfuser Kiev, malgré les échecs sur le terrain, en menant une active communication de guerre.

Après l’attaque du Crocus de nombreux appels ont tenté de saturer les réseaux téléphoniques et internet en complément d’une campagne de fausses alertes portant sur les services d’urgences, centres commerciaux et différents points dont l’hôpital où se trouvaient les victimes. Cette forme de cyber-harcèlement est très couramment employée par Kiev qui n’hésite pas à appeler directement les familles de membres de la SVO, ce qui constitue non une preuve mais un autre indice.

Kiev a donc un intérêt objectif à mener des actions de déstabilisation et de compensation en raison d’une situation de faible au fort au fil de ses échecs militaires. Il existe pour cela une tradition, des compétences du SBU avec un appui MI6 et SAS (et peut être…) probable, un vivier considérable en Russie associant des nationaux des réfugies ukrainiens et de membres des diasporas d’Asie centrale qui peuvent par ailleurs entrer et sortir librement de la Fédération. Il semble donc y avoir des précédents (historiques et contemporaines), un mobile (recherche d’un pouvoir de nuisance asymétrique), des moyens (services organisés et compétents) et une volonté. On comprend néanmoins qu’il soit préférable vis-à-vis de l’opinion internationale de ne pas revendiquer ni assumer les actions terroristes, ce qui explique le recours à des « intermittents » stipendiés. Pour rester objectif, on doit souligner qu’une variante d’une opposition intérieure existe aussi en Ukraine. Le GUR de dispose d’une certaine autonomie de décisions et de moyens. Il a également des relations avec les centrales occidentales et une implantation clandestine en Russie. Les objectifs de l’opération au Crocus pourraient être:

  1. de créer un casus belli obligeant les Alliés occidentaux à maintenir leur aide, financière comme militaire, dans une démarche de montée aux extrêmes
  2. de mettre à mal le pouvoir de l’actuel président Zelensky [8] éventuellement par chantage
  3. de nuire à un processus de négociation
  4. de favoriser indirectement des intérêts ethniques et religieux
  5. liés à des dissensions intestines au sein du complexe appareil d’Etat kiévien[9] voire à des divergences entre les centrales occidentales.

Il reste une dernière possibilité :

4. Scénario d’une stratégie de l’OTAN

 L’implication de Kiev serait le premier étage opératif d’une fusée dont le second serait stratégique. En effet, USA et Royaume Uni dans le cadre de l’OTAN développent une stratégie périphérique :

Résurgence des techniques [10] de la guerre froide afin d’éviter une confrontation directe créant un risque nucléaire :

Le recours à des proxys (dont l’Ukraine) se combine avec des actions terroristes non revendiquées (deniable) qui nécessitent des agents sacrifiables (expendable). On assiste donc à la réapparition d’une vision stratégique qui avait été relativement délaissée après la chute de l’URSS et la suprématie étatsunienne. A la différence du terrorisme nihiliste anarchiste ou révolutionnaire de la fin du XIX ème siècle et du terrorisme nationaliste de la première moitié du XX ème, la guerre froide entre les blocs a conduit à définir une forme d’action instrumentalisant diverses causes (décolonisation, idéologie, droit des peuples, lutte contre la menace extérieure, religion…), dont les tenants après avoir bénéficié de ce transfert de compétences les retournent parfois contre ceux qui le leur avait fourni. Entre Etats dotés cela permet un dialogue clandestin, des actions de déstabilisation des régimes et de contrôle des populations, des justifications d’interventions plus lourdes ou une stratégie de tension. Ce premier axe explique l’assistance occidentale à Kiev dans les actions autres que militaires conventionnelles[11].

Retour à une stratégie d’enveloppement :

Au Nord, la Suède et la Finlande nouvellement membres de l’Alliance atlantique font de la Baltique un lac otanien, vont autoriser l’implantation de bases militaires US et permettront de peser sur les plans russes de développement des nouvelles routes du Nord et de mobiliser des effectifs (re-création de l’ancien district militaire de Leningrad et renforcement de la défense de Kaliningrad, dotation nucléaire de la Biélorussie)

Au Sud, l’action militaro-diplomatique sur l’Asie centrale concerne 70 millions de Musulmans avec d’importantes diasporas en Russie. L’attitude de la Turquie de Reccep Erdogan reste ambigüe du fait de ses prétentions panturques[12] qui rivalisent avec la Russie et l’Iran et de son appartenance aux Frères musulmans qui l’opposent aux monarchies du Golfe, tout en étant à la tête d’un Etat membre de l’OTAN. La Chine se veut également une puissance régionale et même l’Inde envisage de s’implanter dans l’ancien « pré carré » russe. La France tente d’être présente en Arménie (qui subit la pression de Bakou soutenue par Ankara), au Kazahkstan et en Ouzbekistan (deux de ses sources en uranium). Mais la zone est aussi celle du « grand jeu » qui opposa au XIX éme siècle l’Empire russe et la monarchie britannique. Dans le cadre de la stratégie d’endiguement (containement), dans l’esprit du traité de l’atlantique Nord (OTAN) et de l’Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est (OTASE), en 1955, le pacte de Bagdad a réuni royaume d’Irak, la Turquie, le Pakistan, l’État impérial d’Iran et le Royaume-Uni. En 1958, il associait les USA et devenait le Central Treaty Organisation ou CenTO, dissous en 1979. Le Royaume Uni dispose encore de cartes dans cette région. Lors de l’invasion soviétique de l’Afghanistan les USA ont fourni une aide militaire aux Moudjahidines, et les Britanniques ont envoyés des soldats des forces spéciales sur place. Il en fut de même en Ex-Yougoslavie contre Belgrade puis dans le Caucase contre Moscou.

Ouverture d’un troisième front intérieur :

On peut envisager un troisième volet stratégique, l’activation d’un front intérieur reposant sur les diasporas en Russie. Une tentative a été menée dès 2022 en Tchétchénie, mais le verrou posé par Ramzan Kadyrov, fidèle de Vladimir Poutine, ne l’a pas permis. Un deuxième essai à Makhatchkala au Daghestan le 30 octobre 2023 a confirmé qu’un terrain favorable existait. En Russie de nombreux commentateurs et même le patriarche Cyrille dénoncent la présence d’immigrés qui n’adoptent ni les mœurs ni les lois russes. La réponse du Kremlin est restée modérée jusque lors (v. supra, scenario Un) car le président a toujours mis en avant la nécessité de ne pas fissurer la coexistence d’ethnies variées au sein de la Fédération, et parce que l’économie russe manque de bras, ce qui conduit à tolérer l’immigration. Le mécanisme bien connu provocation/répression/réaction permet de mettre à mal cet équilibre : Employer des Tadjiks pour assassiner en masse des Russes permet de stigmatiser ces immigrés et d’initier des réactions violentes (« ratonnades ») qui affecteront la cohésion sociale et faciliteront les tentations extrémistes. Cela pourrait non seulement déstabiliser gravement la Fédération (facilitant les projets de démembrements qui ont été rendus publics par les pays baltes, la Pologne et même les USA, sur le modèle de leur restructuration du Moyen orient initiée en 2011) mais également livrer les faibles républiques d’Asie centrale à une mainmise occidentale en coupant les ponts avec Moscou. La réactivation du fondamentalisme islamique déjà manipulé lors de la guerre soviétique en Afghanistan puis lors deux guerres de Tchétchénie, aurait probablement des répercussions dans les républiques musulmanes de la Fédération, mais aussi en Afrique et au Moyen orient, détruisant les tentatives russes de s’imposer par sa politique arabe et le modèle des BRICS. Il s’agit là de « grande stratégie » comme l’aiment les Anglosaxons. Britanniques héritiers des politiques subtiles de l’Empire et Nord-américains héritiers de la logique hégémoniste de la Rome antique. Ce jeu d’échec mondial est souvent défini par une élite intellectuelle originaire d’Europe centrale servant un patriciat financier disposant pour l’exécution de cette politique d’exécutants inscrits dans la pensée militaire germanique.

Lorsque l’on analyse cette stratégie, il est intéressant de garder à l’esprit les opérations « d’apprenti sorciers » qui ont vu les Moudjahidines antisoviétiques de 1980 se transformer en Talibans anti-occidentaux de 2001, mais n’ont pas empêché CIA et Mi6 de persévérer en Irak puis en Syrie. Afin de s’opposer à l’Iran à travers ses alliés et proxys chiites, les services anglosaxons ont formés des entités terroristes en regroupant prisonniers militaires et extrémistes religieux en Irak, notamment au camp Bucca. Après avoir poussé la rébellion et fait tomber le régime de Mouammar Kadafi en Libye, ils ont tenté de faire chuter Bassar el Assad en Syrie pour remodeler le monde arabo-musulman déjà objet de leur intervention en Irak, dans le cadre de leur politique d’hégémonie énergétique et politique. Fournissant aide et armements dans le cadre de l’opération Timber Sycamore pour un milliard de Dollars par année cette politique visait à bâtir des oppositions sunnites aux régimes chiites, ce qui a conduit à la multiplication et au renforcement d’entités islamistes terroristes revendiquant paradoxalement un anti-occidentalisme virulent. La multiplication de chapelles terroristes s’explique par une gestion au coup-par-coup tentant de compenser une erreur initiale en en commettant de nouvelles. Favoriser les Sunnites permettait de gagner les faveurs des Etats du Golfe censément alliés (mais eux-mêmes divisés entre les tenants d’une vision dynastique et celle des frères musulmans). Les responsables de cette stratégie choisis par Hillary Clinton sous l’administration Obama (le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan, le Secrétaire d’Etat Anthony Blinken, John Kerry, Samantha Power, Wendy Sherman[13], Brett Mc Gurk Derek Chollet…) sont actuellement en charge dans celle du président Biden. Sans tirer de conclusions hâtives, il n’est pas indifférent que le général Mark Miley, ancien chef d’état-major des armées des USA de 2015 à sa retraite en septembre 2023, très critique envers Donald Trump, a déclaré en décembre 2023 que « aucun russe ne devrait se coucher sans se demander s’il ne sera pas égorgé pendant son sommeil ».

Techniquement on pourrait avancer que le terrorisme islamiste associe sur certaines sourates du Coran[14] une pincée de tradition du « livre des ruses », de tradition militaire arabe et de la secte des Haschachins avec une forte dose de manuels de lutte anti-insurrectionnelle, FM 3-24 étatsunien et  FM 1-10 britannique (en réalité leurs versions antérieures), le tout synthétisés dans le « traité de gestion de la Barbarie ». Le fameux général britannique Kitson a théorisé dans le cadre de la contre-insurrection (COIN) différents procédés dont les opérations sous faux drapeaux (false flag) et les pseudo-gangs qui permettent de brouiller les cartes, briser les alliances et créer des luttes intestines au sein de l’opposition[15] comme ce fut le cas en Afrique, au Moyen Orient et en Irlande du Nord. Le général Petraeus -s’inspirant des méthodes françaises en Algérie- a lancé des opérations également évocatrices de la guerre au Salvador avec des escadrons de la mort sectaires pour affaiblir la résistance irakienne. L’expérience soviétique a également fourni des modèles transposables mais les tentatives d’instrumentalisation de l’Islam sont plutôt restées le propre des Occidentaux[16].

Bref, l’imbrication des services anglosaxons avec la nébuleuse terroriste islamique est avérée depuis longtemps. Le choix d’exécutant Tadjiks est facile au vu du vivier disponible, supporte aisément la couverture islamiste, est propice à une exploitation postérieure tout en dédouanant officiellement Kiev et plus encore Londres et Washington. Il n’est pas indifférent que suite à la porosité entre les guerres du Caucase, celles en Irak et en Syrie, des combattants islamistes issus de groupes terroristes (Al Nosra[17], Daesh) servent dans des unités de Kiev. Un des terroristes du Crocus a d’ailleurs été identifié comme étant passé par l’armée de Kiev. Des formations « tchétchènes »[18] existent des deux côtés de la ligne de front, Kadyrovtsyi de Moscou contre anciens (?) terroristes formés en quatre « bataillons » qui ont d’ailleurs souvent retrouvé en Ukraine leurs instructeurs occidentaux du passé. Il existe sans conteste un véritable problème de terrorisme islamique caucasien qu’il paraît facile d’instrumentaliser comme le furent en leur temps les Moudjahidines afghans, les Palestiniens, les Sunnites syriens et irakiens et les populations de l’Asie centrale. Quitte une fois encore à se retrouver « arroseurs arrosés ». La chose parait d’autant plus aisée que les « soldats perdus » de guerres vieilles de trois décennies sont désormais motivés par le lucre au moins autant, sinon plus, que par la foi. Il est juste de rappeler ici l’existence de la Coalition Islamique Militaire Contre le Terrorisme (CIMCT), peu évoquée par les médias français.

Ces éléments ne permettent pas d’affirmer la culpabilité certaine ni des Anglosaxons ni de l’exécutif ukrainien dans l’attentat du Crocus. Cependant, alors que Washington cherche une voie de sortie par le haut mais que Londres et Paris envisagent une implication plus lourde et conflictuelle (et le leadership correspondant), les réflexions sur l’implication de chacun sur fond de fondamentalisme islamique sont laissées à l’appréciation du lecteur. Toute vérité n’est en réalité pas bonne à dire. Au-delà des déclarations du secrétaire du Conseil de sécurité Nikolaï Patrouchev ou d’Alexandre Bortnikov, chef des services russes de sécurité, si des éléments probants confirmant l’implication de puissances au travers de l’entité terroriste Etat Islamique étaient rendus publics, cela correspondrait à une volonté de confrontation directe. Celle-ci pourrait rapidement prendre la forme d’une guerre à fort risque nucléaire. Cela n’a jamais été la volonté du président russe, comme il l’a lui-même déclaré lors de son interview avant son élection. La non-communication de certaines informations par la Commission d’enquête placée sous l’autorité du Kremlin[19] « pour des motifs de sécurité nationale » semble plaider en ce sens. Il faut donc espérer que les mesures de rétorsion, inévitables et annoncées par le président russe, se limiteront à des frappes hypersoniques sur les centres de décision[20] et à des disparitions malheureuses mais ciblées. [21]


[1] De manière non exhaustive : Dépêche d’Elms en 1870, Explosion du Maine en baie de La Havane en 1898, télégramme Zimmerman en 1917, attaque de Pearl Harbour en 1941, incident du Golfe du Tonkin de 1964, charnier de Timisoara en 1989, couveuses de Koweit City en 1991, bombardement au mortier du marché Markale de Sarajevo en 1994, soi-disant opération fer à cheval en ex Yougoslavie, massacre de Racak au Kossovo en 1999, menace d’armes de destruction de masse en Irak en 2003…

[2] Les commentaires sur une élection truquée ignorent l’élan patriotique réel du peuple russe qui s’est traduit dans d’autres manifestations qu’électorales ; sur ce plan, non seulement le candidat bénéficie d’un score triomphal, mais surtout avec un taux de participation supérieur aux précédentes élections. Les homologues occidentaux seraient bien en peine de revendiquer ce succès et les conditions des votes aux USA, mais pas seulement, n’interdisent pas de s’interroger sur leur transparence et leur honnêteté, au moins autant qu’en Russie. Cela n’empêche ni une posture de supériorité morale de l’Occident collectif, ni les accusations systématiques sur le système illibéral russe. Sans même évoquer le constat de trois décennies catastrophiques en Afrique après le discours de la Baule du président Mitterrand sur la démocratisation du continent, qui n’ont apporté ni la paix ni la prospérité ni la liberté politique, sans que cela n’entraîne aucune remise en question notamment en France. La Russie a su capitaliser sur cet échec pour nouer des partenariats africains et faire « éjecter » Paris de ses anciennes possessions.

[3] Les opérations de rafle de migrants illégaux sont déjà menées depuis des mois mais s’intensifient. C’est aussi un levier par rapport aux anciennes Républiques d’Asie centrale très tributaires de l’économie russe mais travaillées par les Occidentaux dont la France. En bref il s’agit de mettre la société russe en état de guerre, tant interne qu’externe comme c’est désormais le cas pour l’industrie.

[4] On peut s’interroger sur la peinture à la bombe de chantier d’une des AK utilisée (?)

[5] On reste songeur lorsqu’un ancien préfet, ancien chef du GIGN, ancien responsable de la cellule des Irlandais de Vincennes, dénonce à l’antenne les « magouilles » russes.

[6] Revendiqués comme « chasse aux collabos » et concernant des dizaines de personnes, autorités militaires et responsables politiques mais aussi simples gestionnaires administratifs ou sociaux civils, enseignants, animateurs sportifs et autres… Comme dans toute guerre subversive il s’agit de détruire l’organisation politico-administrative (OPA) pour capturer les populations ainsi privées de cadres. A l’inverse, les rebelles tentent de bâtir un ensemble collectif organisé challengeant l’Etat contre lequel ils luttent. Les républiques de Lugansk et de Donetsk ont dépassé ce stade en intégrant officiellement la fédération de Russie par référendum.

[7] La regrettée Daria Dugina, les courageux Maxim Fomine alias Vladen Tatarsky et Zakhar Prilepine (qui a survécu), sans compter des attaques anonymes contre des militaires, anciens de la SVO ou responsables de centres en Russie…)

[8] Il se dit en Russie que ce dernier bénéficiait d’une protection pour sa vie garantie par le président russe, qui pourrait être reconsidérée par suite du massacre du Crocus

[9] Rustem Umerov, nommé ministre de la défense en septembre 2023 est un autonomiste tatar de Crimée chargé de la « clarification financière » et ayant mené des négociations diplomatiques, il est proche de la Turquie. Il a géré l’accord sur le blé et des échanges de prisonniers, ce qui pourrait jeter une certaine lumière sur la destruction d’un IL-76 russe transportant des prisonniers ukrainiens libérés

[10] Et des logiques de la guerre froide, comme l’idée de gel du conflit inspiré de la division de l’Allemagne et de celle de la Corée

[11] L’aide américaine, à partir des 12 bases de la CIA en Ukraine semble ralentir, alors que celle des Britanniques reste constante et la France paraît vouloir intensifier sa présence et son appui.

[12] Les terroristes du Crocus auraient subi un entrainement en Turquie, leur présence y est avérée grâce aux réseaux sociaux, et 40 membres de l’EI ont été interpelés par les forces d’Ankara le lendemain de l’attaque, ce qui peut s’interpréter de diverses façons contradictoires. On notera que Erdogan avait bénéficié des informations russes pour écraser la tentative Güleniste en 2016, l’imam Gülen étant toujours réfugiés aux USA en 2024. Les SR turcs ont évoqué l’implication du Russe Abdullo Buriev, de l’EI, comme étant le « prédicateur » qui a guidé les terroristes. Evidemment cela peut-être une information capitale tout autant qu’une diversion ou le produit d’une intoxication…

[13] Cette dernière, comme Victoria « fuck the EU » Nuland quittera ses fonctions en mars-avril 2024, remplacée par le responsable du retrait de Kaboul en 2020, puis probablement par le responsable Chine du département d’Etat, ce qui pourrait être le signe d’un changement de la politique de Washington en Ukraine ; option qui pourrait être contrecarrée par un évènement du type Crocus…

[14] Le « grand Djihad » -intérieur- n’est venu compléter le « petit Djihad » -militaire- que tardivement, sous l’inspiration des Soufis.

[15] Technique antisubversive également développée en France cf. la « bleuite » du CNE Léger, et qui ont été transférées via l’école des Amériques aux forces spéciales US.

[16] Un rapport déclassifié de la Defense intelligence agency de 2012 évoque Al Qaeda en Irak (ensuite ISIS) et jetait les bases de ce qui deviendra l’Etat Islamique en 2014. La collusion et la tolérance occidentale avec les terroristes a été admise par le président Biden, dénoncée par le président Trump et reconnue publiquement par J. Kerry. L’implication de la CIA a également été rendue publique lors du désastre de Benghazi et à propos des actions ayant rendu nécessaire l’intervention russe en Syrie en 2015.

[17] Ceux-là même dont le ministre Laurent Fabius trouvait qu’ils faisaient « du bon boulot » en Syrie, vision d’ailleurs totalement partagée par la CIA et le MI6.

[18] Par abus de langage car il y a effectivement des Tchétchènes mais aussi de nombreux volontaires issus des autres républiques russes, Daghestan, Ingouchie, Balkharie, mais aussi d’Uzbekistan (les Uzbeks d’Idlib y sont très nombreux dans les rangs de Daesh), Tadjikistan, Kirghizstan, Turkménistan, Kazakhstan…

[19] 3 auteurs directs et plus d’une dizaine de personnes interrogées dans le cadre de la fourniture de moyens ; il subsiste des interrogations comme l’absence de la sécurité du Crocus city hall Profi LLC, qui disposait de gardes armés et d’une équipe d’intervention rapide, alors que leur présence avait dissuadé les terroristes le 7 mars, identifiés sur vidéo lors de cinq repérages sur les lieux lors du concert de Shaman apparemment visé. Il est établi que les issues avaient été verrouillées et des dépôts de matière inflammables constituées à l’avance, par une complicité intérieure.

[20] Cela a déjà été le cas et semble se poursuivre avec des atteintes de centres du SBU et du GUR et de PC abritant des officiers otaniens dont un général polonais.

[21] On songe à la vengeance d’Israël après l’assassinat des athlètes à Munich lors des JO de 1972. Une option implacable mais en finesse, à comparer avec la réponse à l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023.

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