Déséquilibre de la terreur : la géopolitique actuelle décryptée par Patrick Pascal
Source : lessentieldeleco.fr – 11 octobre 2024 – Patrick Pascal
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Quelle place reste-t-il à la diplomatie pour faire face à une épidémie de crises internationales, de l’Ukraine au Proche-Orient ? Quelle a été la métamorphose du pouvoir russe ? Chinois et Russes sont-ils encore des alliés alors que leurs rapports deviennent inégaux ? Le Déséquilibre de la terreur, signé par l’ancien ambassadeur Patrick Pascal, est à lire de toute urgence.
Guerre de haute intensité pour la première fois sur le continent européen depuis le Second conflit mondial.
Force primant le droit dans un système international paraissant dérégulé et paralysé au Conseil de sécurité de l’ONU.
Menaces nucléaires agitées, à plusieurs reprises, dans un conflit entre un Etat doté et un Etat ne disposant que de moyens conventionnels mais soutenu par des puissances nucléaires.
L’équilibre de la terreur de la guerre froide a donc vécu pour se muer en un système plus instable où les alliances se forment « à la carte ».
Quelle place est-elle encore dévolue à la diplomatie pour faire face à une épidémie de crises internationales, de l’Ukraine au Proche et Moyen-Orient ?
Quelle a été la métamorphose du pouvoir russe? La Chine et la Russie sont-elles des alliés ?
Le Sud ne reste-il pas plus divers qu’il n’est affiché comme « global »? L’Ouest est-il sans fissures alors qu’il est parfois présenté comme « collectif » ?
L’Europe peut-elle trouver sa place dans un monde dominé par de grands ensembles? Peut-elle se fixer le cap d’une plus grande autonomie stratégique ?
Quelles formes revêtent les grands enjeux énergétiques, qu’il s’agisse du gaz ou du nucléaire civil ?
Dans une crise d’identité à l’échelle du monde, dont les populismes ne sont qu’une expression, où en sont les démocraties de l’élection présidentielle américaine à la crise politique et institutionnelle française? Peut-on parler de la nostalgie impériale russe ou encore de la révolution permanente en Chine ?
Quels sont les rapports entre la politique et le droit, y compris à l’intérieur des sociétés ? Quelle place faut-il accorder aux pesanteurs historiques ou encore aux facteurs religieux dans le monde nouveau ?
Comment peut-on imaginer l’évolution, sinon la refonte, du système international notamment au sortir de la guerre en Ukraine ?
Le monde nouveau et celui de Hobbes
La guerre en Ukraine, à partir du 24 février 2022, a éclaté comme un coup de tonnerre sur l’ensemble d’un continent européen qui croyait jusque là à une paix durable favorisant, malgré les complexités et un élargissement posant problème de la construction européenne. La secousse, d’ordre tellurique, s’est répandue comme une onde de choc que rien ne pouvait endiguer pour produire à tout le moins des effets mondialisés, sinon faire redouter la perspective d’une conflagration à l’échelle de la planète.
Quelles que soient les raisons, les justifications, les spécificités aussi de ce conflit majeur par rapport à d’autres foyers de crise, car impliquant directement une grande puissance nucléaire, un État souverain d’une quarantaine de millions d’habitants a été l’objet d’une guerre de haute intensité sur le continent européen; cette guerre a connu une ampleur inégalée depuis le Second conflit mondial; les principes fondamentaux de la Charte de l’ONU ont été violés; les problèmes de l’Europe s’en sont trouvés accrus; les conséquences économiques s’en sont fait sentir à l’échelle des continents, y compris dans les pays du Sud où l’approvisionnement alimentaire notamment a été perturbé par les entraves aux flux d’approvisionnements maritimes à travers le mer Noire; la force primant le droit de manière tumultueuse, des effets durables, sont susceptibles aussi par entraînement et mimétisme de rejaillir dans d’autres zones de tension, qu’il s’agisse du Proche et Moyen-Orient ou encore du détroit de Taïwan.
Dès lors, le système international bâti depuis 1945, notamment dans le cadre de l’ONU, paraît désorganisé sinon en lambeaux. À la dérégulation économique qui a accompagné au cours des dernières décennies un processus de globalisation des échanges – dont toutes les réalisations n’ont pas été négatives – a succédé une remise en cause des règles de fonctionnement du système international; le droit et la diplomatie ont ainsi été relégués au second plan. Ce caractère volatile de ce que l’on ne peut nommer aujourd’hui qu’avec hésitation la « société internationale » a même contaminé la sphère nucléaire militaire. Pourtant un équilibre, celui dit « de la terreur », s’était instauré après la crise des missiles de Cuba en 1962 garantissant prévisibilité et un minimum de stabilité dans les rapports entre les plus grandes puissances.
Au cours de la guerre en Ukraine, des déclarations de nature subliminale et parfois bien plus explicites ont été formulées à plusieurs reprises au sujet l’usage éventuel d’armes nucléaires. Ces menaces n’ont suscité aucune formulation reconventionnelle du côté occidental malgré l’assurance de « graves conséquences »; la destruction de l’armée russe ou encore de celle de la flotte russe de la mer Noire a ainsi parfois été évoquée. Ne s’agit-il pas dès lors d’un début d’effritement de la dissuasion sur le continent européen ? En effet, sur ce théâtre, il y aurait ceux qui annoncent ce qu’ils pourraient faire et ceux qui disent clairement ce qu’il ne feraient pas dans tel ou tel cas de figure (…)
Ce nouveau « Déséquilibre de la Terreur » ne se limite pas au monde de la stratégie militaire. Dans la mesure où nombre de positions actuelles sont présentées, fût-ce de façon artificielle et au service d’un certain narratif, comme l’opposition d’ensembles (Orient-Occident), de systèmes (autocraties et démocraties) au terme de la mutation des blocs de la guerre froide, l’évolution interne des sociétés mérite aussi un examen plus avant; ce dernier peut être abordé sous l’angle des héritages historiques, des rapports entre la politique et le droit ou encore de l’importance du facteur religieux qu’il ne faut pas confondre avec la spiritualité. (…)
La dialectique de la décision
(…) C’est ici qu’intervient la dialectique du centre et de la périphérie en matière de décision stratégique. Essence of Decision a été analysé par Graham Allison dans son fameux ouvrage sur la crise des missiles de Cuba en 1962, mais il s’agit ici sensiblement d’autre chose. Le Moyen-Orient ne peut être traité qu’au plus haut niveau politique. Mais la prise de décision ultime résulte de plus en plus d’un faisceau considérable d’informations de terrain collectées par les militaires, le renseignement, triées par la bureaucratie, remontant à l’échelon suprême, c’est-à-dire jusqu’au Bureau ovale dans le cas des Etats-Unis .
Telle est la dialectique qui peut conduire parfois les subordonnés – dans une inversion de l’ordre de la chaîne de commandement – à influencer, de façon non intentionnelle, le centre du pouvoir. La conversion de toutes les données devient complexe, comme s’il s’agissait de la traduction de plusieurs langues en une seule ligne, claire et opérationnelle. En raison de la surabondance des donnés captées, où se situe le seuil de déclenchement d’une large action de prévention, voire d’une riposte massive?
Le cas de figure décrit ici n’est pas sans précédent, malgré l’évolution du système international et celle des moyens technologiques: l’invasion du Koweït en août 1990 a conduit le Conseil de sécurité à se réunir de façon continue jusqu’à la guerre du Golfe de 1991 et à adopter une série de résolutions très techniques jusqu’à la résolution 678 autorisant le recours à la force pour libérer le Koweït. La spécificité des procédures de l’ONU, hermétiques pour de nombreux politiques, eut pour effet possible que la périphérie ait pu influencer le centre. Ultérieurement, Colin Powell, en exhibant en 2003 une fiole d’anthrax pour dénoncer le risque que faisait peser l’Irak, commit-il un mensonge ou se trompa-t-il ? Quoi qu’il en soit, il y eut la guerre avec l’opération « Tempête du Désert » (Desert Storm). L’exemple inverse est l’Ukraine où les renseignements occidentaux étaient fiables, mais n’ont pas été pris en compte – ou insuffisamment – par le pouvoir politique à Kiev.
La périphérie est-elle en passe de gouverner le centre ? La technologie de dominer la réflexion politique à l’heure de l’intelligence artificielle ? Les temps semblent avoir bien changé, mais John F. Kennedy, en s’appuyant sur sa propre expérience, estima in fine que « l’essence de la décision ultime reste impénétrable pour l’observateur et souvent, en vérité, pour le décideur lui-même… » (…)
La transgression nucléaire
(…) Au cours de la guerre froide, le nucléaire a paradoxalement garanti une certaine stabilité du système international. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Alors que le nucléaire avait assuré la paix, à l’exception notable de la crise des fusées de Cuba de 1962 où le monde fut au bord du gouffre, il permet et même favorise aujourd’hui la guerre. Une puissance nucléaire majeure s’appuie sur un arsenal redondant – par des déclarations voilées ou plus explicites – pour affronter un État non doté.
Ce cas de figure pourrait bien devenir un modèle de référence et l’on serait alors bel et bien entré dans l’ère de « l’infra-nucléaire », c’est-à-dire dans une période d’érosion de la dissuasion classique. À titre d’exemple, les armes nucléaires emportées par les Rafale français – qui sont des armes pré-stratégiques « d’ultime avertissement » – deviendraient-elles à terme des armes tactiques d’emploi potentiel sur le champ de bataille ?
Le débat est sans doute quelque peu prématuré tant que les États-Unis garantissent à de nombreux pays européens un « parapluie » nucléaire. On peut même penser d’ailleurs que – même en cas de victoire de D. Trump – ils ne quitteront pas l’OTAN qui leur offre bien des avantages.
Avoir à nouveau des armes nucléaires tactiques, signifierait pour la France l’acceptation théorique d’une guerre nucléaire limitée sur le continent européen. Si l’on considère que son nucléaire stratégique serait alors de facto « découplé » en quelque sorte de ses autres moyens nucléaires, cela signifierait un changement majeur de sa doctrine. Le général de Gaulle, sauf erreur, avait eu en son temps une réflexion comparable à propos des armes tactiques américaines en Europe qu’il avait considérées comme des armes de découplage par rapport au système central de Washington.
Au fond, peut-on croire à la possibilité du recours à l’arme nucléaire sur le continent européen ? Notre nucléaire n’est-il finalement pas réservé à la menace que pourraient faire peser de nouvelles puissances nucléaires, jugées a priori irrationnelles? (…)
Il convient de réfléchir à la question de la protection nucléaire de l’Europe, alors que l’engagement futur des États-Unis en Europe et la pérennité du parapluie nucléaire américain sont remis en cause. De son côté, le Président de la République française a ouvert un débat public sur une éventuelle « mutualisation » des armes nucléaires françaises.
La doctrine française actuelle de dissuasion n’envisage nullement cette perspective. Elle se contente d’évoquer les « intérêts vitaux » de la France, qui pourraient, le cas échéant – mais rien n’est clairement précisé – être étendus à l’espace géographique européen.
La mutualisation de la force de dissuasion française n’a absolument aucun sens si le parapluie nucléaire américain est maintenu, et les pays européens qui en disposent n’échangeront pas un parapluie contre un autre; il n’est un secret pour personne qu’un pays comme l’Allemagne, par exemple, préférera toujours être sous protection américaine plutôt que française. Avant de s’engager dans le débat sur la « mutualisation », il faudrait donc que le statut de l’Alliance atlantique et les doctrines d’emploi de l’arme nucléaire par les Français évoluent sensiblement.
De plus, d’un point de vue technique, l’arsenal français n’est pas adapté pour apporter une garantie aux partenaires européens. Contrairement aux armes nucléaires tactiques américaines sur le sol européen, portées notamment par des avions américains (NB : cela nécessite l’achat d’avions F-35 par les alliés des Etats-Unis), les armes nucléaires françaises portées par les avions Rafale ne sont pas des armes tactiques ; ce sont des armes pré-stratégiques très puissantes, dites de « dernier avertissement » avant l’apocalypse nucléaire.
Si le Président français s’est projeté sans doute dans l’avenir très lointain d’une autonomie stratégique européenne – qui ne se limite d’ailleurs pas au secteur de la défense -, il reste encore de nombreuses étapes à franchir. La France n’envisage pas pour l’instant de partager le processus de co-décision nucléaire. La doctrine française de dissuasion reste centrée sur les intérêts nationaux vitaux. Le général de Gaulle a bien compris à l’époque que les armes nucléaires tactiques américaines étaient un moyen de se « désengager » des systèmes centraux de Washington. En un sens, cela signifiait accepter la perspective d’une confrontation nucléaire avec l’Union soviétique, mais limitée à l’Europe. Pour la France, qui a abandonné ses armes tactiques Hadès, la situation est différente. Toute menace existentielle pour la France implique l’utilisation potentielle d’armes stratégiques (…)
Un monde baroque mi-grave, mi-voluptueux
Nous évoluons, vu de l’Ouest, dans un monde que l’on pourrait qualifier de baroque, fait de violence mais aussi de jouissance incontrôlée et de liberté exacerbée ne s’imposant aucune limite quant à des transformations dites sociétales. Le monde baroque fut historiquement lié à la Contre-Réforme et s’avéra une révolte contre l’austérité, l’éloignement de la nature et pour tout dire contre une forme de conservatisme; ce soulèvement intellectuel et artistique conduisit à une exubérance décorative et à l’explosion des sens. De ce fait, le mouvement fut aussi l’expression d’un monde instable en contrepoint du classicisme; nous vivons désormais dans un temps où le système international est extrêmement volatile, où les sociétés s’affranchissent de toute règle en voulant par exemple contrôler – de manière prométhéenne – tant le début que la fin de vie, ce qui n’est pas sans comparaison avec ce grand moment de la civilisation européenne historiquement daté.
L’essence du Baroque du XVIème au XVIIIème siècle est fondamentalement une opposition entre l’ombre et la lumière. La légèreté alterne avec la somptuosité des pièces sombres quand il s’agit de la musique. L’approche est mi-grave, mi-voluptueuse, dans la tradition des grandes figures de la Renaissance italienne du Quattrocento, tel Laurent de Médicis dit encore Le Magnifique. Il est vrai que nous cultivons souvent l’amour de l’ombre comme Xerxès dans le célèbre Largo Ombra mai fu (l’ombre n’a jamais été) de l’opéra de Haendel. Mais c’est en vain car la lumière peut s’imposer aussi à nous, malgré nous.
Finalement, le Baroque a une orientation résolument optimiste. La lumière triomphe, par exemple de la Reine de la Nuit, incarnation du mal (« un vautour avec une voix de rossignol »), dans La Flûte enchantée de Mozart, opéra maçonnique par excellence traduisant une déchristianisation avant l’heure, mais empreint de spiritualité avec le culte d’Isis et d’Osiris hérité de l’Antiquité égyptienne.Le Grand prêtre Sarastro conclut l’opéra par l’évidence et la sagesse selon laquelle: « les rayons du soleil chassent la nuit » (die Strahlen der Sonne vertreiben die Nacht). Le parcours initiatique nous conduit en effet de la nuit parsemée d’étoiles au jour resplendissant de soleil. Pouvoir, bravoure, amour naturellement mais associé à la vertu, travail, arts, amitié, vérité et finalement harmonie (Macht, Tapferkeit, Liebe/Tugend, Arbeit, Künste, Freundschaft, Wahrheit und Harmonie), au son de la flûte protectrice, sont le fil conducteur et les concepts clés et repères de l’existence (…)