L’armement nucléaire de l’Iran

Source :8 septembre 2025 – Emmanuel Todd

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Voici la traduction en français d’un entretien donné récemment au Japon. M’exprimer régulièrement au Japon sur les questions géopolitiques (depuis vingt ans au moins) m’a aidé à développer une vision désoccidentalisée du monde, une conscience géopolitique non-narcissique. On verra ainsi dans cet entretien que c’est ma réflexion déjà ancienne sur l’éventuelle acquisition par le Japon de l’arme nucléaire qui m’a conduit à une vision plutôt sereine de la question iranienne.

Les démocraties européennes ne vont pas bien. Elles ne peuvent plus être décrites comme pluralistes pour ce qui concerne l’information géopolitique. La possibilité de m’exprimer dans les grands médias japonais m’a permis d’échapper à l’interdit qui pèse en France sur toute interprétation non conforme à la ligne occidentaliste. Les chaines d’État (France-Inter, France-Culture, France 2, France 3, la 5, France-Info etc) sont des agents particulièrement actifs (et incompétents) du contrôle de l’opiniongéopolitique.

Je profite de cette occasion pour dire ma gratitude envers le Japon, ce pays qui m’a permis de rester libre. Sans la protection de Tokyo, les chiens de garde nourris à Paris auraient sans doute réussi à me faire passer pour un agent de Moscou.

Je remercie spécialement mon ami et éditeur Taishi Nishi qui a réalisé et mis en forme cet entretien.

Bungei Shunjū, numéro d’août 2025
Emmanuel Todd
Entretien : “L’armement nucléaire de l’Iran ne pose pas de problème spécifique”

Le 13 juin, Israël a lancé une attaque préventive contre l’Iran, bombardant des installations nucléaires et menant une « opération de décapitation » contre des hauts gradés militaires et des scientifiques. Puis, le 21 juin, les forces américaines ont à leur tour bombardé les installations nucléaires iraniennes avec des missiles Tomahawk et des Bunker Busters.
Non seulement l’Iran, mais aussi la Chine, la Russie et le Secrétaire général de l’ONU ont dénoncé une « violation de la Charte des Nations Unies et du droit international, ainsi qu’une atteinte à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’Iran ». Pourtant, en Occident, les réactions n’ont pas été aussi vives que lors des attaques sur Gaza. C’est sans doute parce que beaucoup de gens partagent l’argument des États-Unis et d’Israël selon lequel l’Iran ne devrait pas posséder l’arme nucléaire. Je pense que la plupart des Japonais partagent ce point de vue.
Cependant, je suis d’avis que l’armement nucléaire de l’Iran ne pose pas de problème spécifique. Bien au contraire, je pense, tout comme pour le Japon, qu’il serait préférable que l’Iran se dote de l’arme nucléaire.
S’il y a une leçon historique à tirer concernant les armes nucléaires c’est que le risque de guerre nucléaire naît du déséquilibre. La situation de 1945 en est l’illustration parfaite : les États-Unis, alors seule puissance nucléaire au monde, ont pu utiliser cette arme sur Hiroshima et sur Nagasaki.
À l’inverse, il n’y a pas eu de guerre nucléaire durant la Guerre froide. Après la Seconde Guerre mondiale, les guerres indo-pakistanaises de grande ampleur ont cessé après que les deux pays se sont dotés de l’arme nucléaire. Depuis, bien que des affrontements armés éclatent occasionnellement, ils ne dégénèrent plus en guerre totale.
Aujourd’hui, les tensions régionales s’exacerbent en Asie de l’Est et au Moyen-Orient. Un Japon non-nucléaire fait face à une Chine et une Corée du Nord nucléarisées, tandis qu’au Moyen-Orient, seul Israël possède l’arme nucléaire. Autrement dit, un « déséquilibre nucléaire » s’est créé, générant une situation instable. De même que la possession de l’arme nucléaire par le Japon contribuerait à la stabilité régionale en Asie de l’Est, celle de l’Iran fonctionnerait comme une force de dissuasion contre la dérive d’Israël et contribuerait à la stabilité du Moyen-Orient.

■ Préjugés et acceptation du nucléaire

Il y a une vingtaine d’années, lorsque j’ai évoqué pour la première fois l’armement nucléaire du Japon, la réaction des Japonais fut pour le moins intéressante.
Pour résumer les divers commentaires, cela donnait quelque chose comme : « L’armement nucléaire du Japon est irréaliste ! Mais quel Occidental sympathique d’oser dire que le Japon aussi aurait le droit de posséder l’arme nucléaire.
L’intellectuel français typique est sans doute inconsciemment convaincu que la possession de l’arme nucléaire par la France ne pose aucun problème moral particulier. Nous, Occidentaux, serions spécifiquement rationnels, raisonnables et dignes de confiance. Les non-Occidentaux ne peuvent bénéficier de cette qualification a priori. Mais pourquoi donc, au fond, l’Iran ne pourrait-il avoir l’arme nucléaire alors qu’Israël la possède ? Ici se niche un formidable préjugé contre l’Iran, pays non-occidental.
Si je ne vois pas de problème particulier à ce que le Japon ou l’Iran possèdent l’arme nucléaire, c’est parce que je crois que, fondamentalement, les Japonais et les Iraniens partagent la même « humanité », non suicidaire, que les Français. J’ai étudié la « diversité du monde » à travers les différences de structures familiales, en échappant, je l’espère, au mépris occidentaliste envers les grandes civilisations du monde. Aujourd’hui, le refus de voir la diversité culturelle du monde est devenu la grande faiblesse de l’Occident. Sa défaite dans la guerre en Ukraine résulte d’une mauvaise appréciation de la puissance réelle de la Russie, qui résultait elle-même d’un ridicule sentiment de supériorité occidental. L’Occident commet la même erreur à l’égard de l’Iran.
Voici la vision dominante des médias occidentaux concernant l’attaque contre l’Iran : au début, Trump hésitait à attaquer. Il souhaitait la paix et avait entamé des négociations avec l’Iran, mais face à leur enlisement, il aurait changé d’avis, galvanisé par les succès militaires spectaculaires d’Israël. Mais Trump a-t-il vraiment hésité ?
Maurice Leblanc, l’auteur d’Arsène Lupin fait dire ceci à son héros, dont je m’inspire parfois: « Si tous les faits que nous possédons concordent avec une interprétation que nous en avons, il est fort probable que cette interprétation est la bonne ». Si l’on part de l’hypothèse que « l’hésitation de Trump n’était qu’un mensonge », on peut suivre les évènements dans leur vraie logique.
Face au témoignage de la directrice du renseignement national américain, Mme Gabbard, selon laquelle « nous continuons d’analyser que l’Iran ne fabrique pas d’armes nucléaires. Le Guide suprême, l’ayatollah Khamenei, n’a pas approuvé la reprise du programme d’armement nucléaire gelé en 2003 », Trump a rétorqué le 17 juin : « C’est faux », « ils sont sur le point d’avoir l’arme nucléaire », rejetant ainsi l’analyse de ses propres services de renseignement.
La veille de l’attaque, Trump déclarait qu’il « déciderait d’agir ou non dans les deux semaines, en tenant compte de la possibilité de négociations imminentes avec l’Iran ». Ce n’était qu’un camouflage et il a réussi son attaque surprise.
Après douze jours de combats, Trump a amené Israël et l’Iran à accepter un cessez-le-feu, se comportant comme un « médiateur de la paix ». Mais tout cela n’est qu’une farce. Les États-Unis étaient impliqués dans le plan d’attaque contre l’Iran depuis le début.

■ « American Crusade »

L’armée israélienne compte environ 23 000 Américains, et 15 % des colons de Cisjordanie (environ 100 000 personnes) sont américains. La fixation pathologique des États-Unis sur Israël est évidente dans le livre du secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, « American Crusade » (La Croisade américaine), publié en 2020.
Je vous invite d’abord à regarder la couverture de ce livre. Une photo de l’auteur, à l’allure de “macho” tenant le drapeau américain, orne la couverture, et il saute aux yeux qu’il n’est pas la personne adéquate pour être secrétaire à la Défense de la plus grande puissance mondiale.
Voici ce qu’on peut lire dans le chapitre sur Israël :
« La ligne de front de l’Amérique, la ligne de front de notre foi, c’est Jérusalem et Israël. Israël est le symbole de la liberté, mais plus encore, il en est l’incarnation vivante. Israël est la preuve, sur la ligne de front de la civilisation occidentale, que la poursuite de la vie, de la liberté et du bonheur peut transformer une région embourbée et offrir un niveau de vie sans égal au Moyen-Orient. Israël incarne l’arme de notre croisade américaine, le “quoi” de notre “pourquoi”. » « Foi, famille, liberté et libre entreprise. Si vous aimez ces choses, apprenez à aimer l’État d’Israël, et trouvez un endroit où vous pouvez vous battre pour lui. »
Voilà l’homme qui, en tant que secrétaire à la Défense des États-Unis, a mené l’attaque contre l’Iran.
Quelle sera l’efficacité à long terme de cette attaque militaire, dont l’objectif déclaré était de détruire les installations nucléaires ? La Corée du Nord, qui elle a réussi son développement nucléaire, n’a pas été attaquée par les États-Unis et est parvenue à être considérée comme une puissance nucléaire de facto. Cette attaque ne fera donc que renforcer la motivation de l’Iran à posséder l’arme nucléaire, sans jamais l’éliminer. C’est contre-productif.
La réalité la plus profonde est que les États-Unis et Israël n’avaient pas d’objectif de guerre rationnel. Il s’agissait d’une action impulsive, une quête de la violence, mue par un goût pour la guerre, en somme, par le nihilisme. La guerre elle-même était le but de la guerre. On ne peut s’empêcher de penser que les États-Unis, meurtris par leur défaite face à la Russie en Ukraine, ont cherché à maintenir leur équilibre psychologique en attaquant un pays plus faible.
Ils se félicitent d’une « opération éclair impeccable », une description reprise par les médias. Mais la postérité la consignera probablement dans les livres d’histoire comme un événement comparable à l’attaque de Pearl Harbor, qui, après un succès initial éclatant, a précipité le Japon dans l’abîme.

■ Ma relation personnelle avec l’Iran

Même si j’ai déjeuné avant la guerre d’Ukraine deux ou trois fois à l’ambassade de Russie, je n’ai jamais eu de relations personnelles avec des diplomates russes. Mes opinions sur la Russie sont des reconstructions intellectuelles à partir de textes. Pour l’Iran, c’est différent. Hier à midi encore, j’ai déjeuné et passé trois heures et demie avec l’ambassadeur d’Iran en France.
Ma relation personnelle avec l’Iran a commencé vers 2005, à l’époque où Mahmoud Ahmadinejad, un populiste partisan d’une ligne dure, était président.
Alors que je sommeillais dans mon bureau à l’Institut National d’Études Démographiques (INED), j’ai reçu un appel de l’ambassade d’Iran, disant que quelqu’un voulait me rencontrer. Ma première réaction fut la crainte, mais la curiosité l’a emporté. En me rendant à l’ambassade, j’ai été quelque peu rassuré en voyant une employée porter un élégant foulard Burberry. J’ai rencontré le chargé d’affaires, qui m’a dit : « Monsieur Todd, je ne sais pas du tout qui vous êtes, mais le traducteur de votre dernier livre m’a demandé de vous remettre un exemplaire dédicacé de la version en farsi de Après l’Empire ». J’ai répondu « Merveilleux » et demandé : « Vous vous êtes donc mis d’accord avec mon éditeur Gallimard sur les droits de traduction ? ». Sa réponse fut : « Ce n’était pas nécessaire. L’Iran n’est pas signataire des conventions internationales sur le droit d’auteur » (autrement dit, ils l’avaient traduit sans se soucier des droits). J’ai commencé à discuter avec ce diplomate, qui avait une formation d’historien, à de multiples reprises durant les mois qui ont suivi. J’ai fini par amener à l’Ambassade d’Iran des journalistes de ma connaissance, qui travaillaient pour France-Inter, Libération ou le Nouvel Observateur. Ce fut pour moi une expérience unique: il m’arrivait d’être ramené chez moi tard le soir après une discussion animée dans une voiture de l’Ambassade d’Iran. Homme prudent, je tenais un ami proche de l’Élysée au courant de mes activités de James Bond intellectuel.
Les médias occidentaux sont remplis d’a priori sur l’Iran, du type, « le statut des femmes y est très bas », « les femmes y sont persécutées », « l’islam chiite est plus menaçant que l’islam sunnite ». Sous prétexte qu’il s’agit chaque fois de l’islam, nos médias sont aveugles aux différences entre », entre « sunnites » et « chiites », entre Arabes et Iraniens.
Trump et Netanyahou ont déclaré que « l’attaque contre l’Iran visait un changement de régime », allant jusqu’à suggérer l’assassinat du Guide suprême Khamenei, comme si c’était possible. Cette déclaration totalement irréaliste montre qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’est l’Iran.
Le régime libyen s’est effondré avec la mort de Kadhafi, et le régime irakien a implosé avec la défaite militaire de Saddam Hussein. Mais ces deux pays, comme c’est souvent le cas des nations arabes, ne possédaient qu’un système politique fragile. L’Iran, perse en son cœur, et largement quoi que non-exclusivement chiite, est une société fondamentalement différente. Si l’ayatollah Khamenei était assassiné, il est très vraisemblable que l’État iranien ne s’effondrerait pas.

■ La différence entre Arabes et Perses

Les pays arabes sunnites se caractérisent par la force du réseau de parenté patrilinéaire. Le clan patrilinéaire y est souvent plus puissant que l’État, ce qui rend par définition la construction d’un État difficile. Quand un État perdure, comme l’Arabie saoudite, le pays de la maison des Saoud, c’est un clan qui le domine. À l’opposé, l’Iran, héritier lointain du grand Empire perse, a hérité d’une tradition et d’une histoire de construction de l’État qui remonte à 2 500 ans.
La différence entre les Arabes sunnites et l’Iran chiite se manifeste aussi dans le statut des femmes. Il ne faut pas se laisser tromper par la question du port du voile. En Iran, le taux d’inscription des femmes à l’université dépasse celui des hommes. L’indicateur conjoncturel de fécondité, qui baisse avec l’augmentation du taux d’alphabétisation des femmes, est actuellement de 1,7 enfants par femme en Iran, presque identique à celui de la France (1,65).
Pourquoi ? Contrairement aux pays arabes sunnites proches du « centre » du Moyen-Orient, l’Iran, situé en « périphérie », a conservé certaines des caractéristiques de l’homo sapiens archaïque, qui était égalitaire pour les rapports entre les sexes et nucléaire dans sa structure familiale (c’est le « conservatisme des zones périphériques »). En ce sens, il est un peu plus proche que le monde arabe de l’Europe. La tendance nucléaire de l’Iran est également évidente dans la « succession ». À ce sujet, il existe un livre merveilleux, exempt de préjugés et d’idéologie, de Noel Coulson : Succession in the Moslem Family (1971).
Imaginons, par exemple, le cas d’un homme qui décède, laissant comme héritiers son frère, sa femme, sa fille et la fille de son fils.
Selon le droit sunnite, le frère reçoit un cinquième, la femme un huitième, la fille la moitié, et la fille du fils un sixième. Selon le droit chiite, le frère ne reçoit rien, la femme un huitième, la fille sept huitièmes, et la fille du fils rien. Le droit chiite est donc plus favorable aux femmes.
Imaginons un autre cas où un homme décède, laissant pour héritiers le fils de son fils et sa propre fille. Selon le droit sunnite, le fils du fils reçoit la moitié et la fille la moitié. Selon le droit chiite, le fils du fils ne reçoit rien, tout revient à la fille.
Coulson conclut ainsi :
« Contrairement au droit sunnite, qui repose sur la notion de famille étendue ou de groupe tribal, le droit chiite se fonde sur une conception plus restreinte du groupe familial, une conception nucléaire qui inclut les parents et leurs descendants directs [les enfants]. »
Pays arabes à structure tribale versus Iran à structure nucléaire. Quelle est la conséquence de cette différence ? Alors que les pays arabes ont des difficultés à construire des États et des armées modernes, l’Iran y excelle. Le cinéma iranien, mondialement reconnu, est le fruit de ce terreau culturel et social.
Ce caractère nucléaire explique à la fois l’ordre et le désordre dans la société iranienne. Le désordre a permis à Israël d’assassiner des personnalités iraniennes, le potentiel d’ordre rend ces opérations vaines.
Le succès remarquable de ces assassinats a été attribué à l’excellence du Mossad et à l’incompétence des services de renseignement iraniens. Or c’est précisément parce que la société iranienne n’est pas tribale mais de type nucléaire que l’infiltration du Mossad et de ses collaborateurs a été possible. Cependant, tuer quelques militaires ou scientifiques ne déstabilisera pas l’Iran, car il existe une organisation étatique moderne qui n’est pas fondée sur des liens personnels. Les morts sont remplacés. Autrement dit, aussi brillante soit-elle sur le plan tactique, l’opération de décapitation est stratégiquement dénuée de sens.

■ Qu’était la Révolution iranienne ?

Si l’Occident, à commencer par les États-Unis, se méprend autant sur l’Iran d’aujourd’hui, c’est principalement parce qu’il n’a toujours pas compris la signification de la Révolution iranienne de 1979. Pour les États-Unis en particulier, la prise d’otages à l’ambassade américaine est devenue un traumatisme qui empêche toute compréhension sereine. Pourtant, le nom officiel de l’État né de cette révolution est bel et bien « République islamique d’Iran ». Ce fut une révolution démocratique. Par son caractère démocratique et égalitaire, on peut considérer la Révolution iranienne comme une cousine de la Révolution française et de la Révolution russe.
L’historien britannique Lawrence Stone avait souligné le lien entre « alphabétisation et « révolution ».
En France, vers 1730, le taux d’alphabétisation des hommes de 20 à 24 ans a dépassé les 50 %; en 1789, la Révolution française a éclaté. En Russie, ce seuil d’alphabétisation a été franchi en 1900 et la Révolution russe a eu lieu en 1905 et 1917.
En Iran, le seuil de 50 % d’alphabétisation pour les jeunes hommes a été franchi vers 1964. Quinze ans plus tard, la Révolution iranienne éclatait et renversait la monarchie. Vers 1981, le taux d’alphabétisation des jeunes femmes dépassait à son tour les 50 %, et vers 1985, la fécondité commençait aussi à baisser.
La Révolution iranienne fut certes une révolution religieuse, mais la Révolution puritaine en Angleterre, menée par Cromwell, le fut également. Dans la mesure où ces deux révolutions ont renversé la monarchie au nom de Dieu, elles sont comparables. On peut dire que le chiisme iranien a, comme le protestantisme anglais, accompli une sorte de révolution religieuse de gauche.
Cette révolution a pu avoir lieu parce que le chiisme porte une vision selon laquelle le monde est un lieu d’injustice et doit être transformé. Alors que la doctrine sunnite est, pour ainsi dire, « fermée », la doctrine chiite est « ouverte ». Elle possède une tradition de contestation qui, contrairement à l’islam sunnite, valorise le débat.
Un soir, lors d’un dîner très détendu avec six diplomates iraniens, mon ami Bernard Guetta eut l’audace de leur demander pour qui ils avaient voté lors de la dernière élection présidentielle. Chacun avait voté pour un candidat différent. Ils se sont alors mis à argumenter les uns avec les autres. J’ai été le témoin de cette culture où tout le monde débat avec tout le monde.

■ La pression américaine est contre-productive

Le régime politique iranien est certes répressif. Le nombre de candidats autorisés à se présenter à l’élection présidentielle est limité, et l’année dernière, environ 900 exécutions capitales ont eu lieu, pour moitié pour des affaires de drogue. Mais à mon sens, la pression américaine a déformé le régime iranien. « Le problème, c’est que la menace américaine renforce constamment les conservateurs en Iran », m’a expliqué un jour un diplomate iranien. Elle met à leur service le sentiment national. Loin de favoriser la démocratie en Iran, l’action américaine entrave son développement.
Il y a un autre point que les médias occidentaux, focalisés sur les bombardements spectaculaires menés par les bombardiers de pointe américains et israéliens, ont négligé. L’aspect le plus important de la montée en puissance militaire de l’Iran, n’est pas le nucléaire mais la production de missiles balistiques et de drones. L’Iran a délibérément renoncé à une force aérienne coûteuse pour miser sur le développement de missiles balistiques et de drones bon marché. Cette politique de défense asymétrique intelligente et déterminée a remarquablement bien fonctionné. Le système de défense antiaérienne israélien a été littéralement épuisé par douze jours de guerre.

■ Le Japon, un précurseur des BRICS

Comment cela a-t-il été possible ? Dans La Défaite de l’Occident, j’ai attribué la victoire à venir de la Russie et la défaite certaine des États-Unis dans la guerre en Ukraine au nombre d’ingénieurs plus élevé formés par la Russie. Or l’Iran aussi forme un nombre considérable d’ingénieurs. Parmi les étudiants étrangers obtenant un doctorat aux États-Unis, la proportion d’Iraniens choisissant des filières d’ingénierie est exceptionnellement élevée (66 %, contre 35 % pour la Chine et 39 % pour l’Inde).
L’ambassadeur iranien avec qui j’ai déjeuné hier a souligné que la formation d’ingénieurs est un projet qui fut planifié et exécuté par les gouvernements successifs. De fait, les universités iraniennes ont connu un essor spectaculaire après la révolution, avec une préférence pour la formation d’ingénieurs.
L’Iran a rejoint les BRICS. La Russie, la Chine et l’Iran, bien que très différents, partagent le même idéal de « souveraineté nationale ». Il est intéressant de noter que, tout en étant solidaires, ils comprennent et respectent la souveraineté les uns des autres.
À l’opposé, Trump, qui voit les BRICS comme un ennemi, piétine, lui, la souveraineté et la dignité de ses propres “alliés”, les traitant comme des protectorats ou des vassaux, tentant de les entraîner dans des guerres insensées. En Europe, qui a renoncé à son autonomie vis-à-vis des États-Unis, non seulement la France et le Royaume-Uni, traditionnellement belliqueux envers la Russie, mais aussi l’Allemagne du nouveau gouvernement Merz, augmentent leurs dépenses de défense et cherchent à s’impliquer davantage dans la guerre en Ukraine. Le Japon ne devrait pas s’aligner sur cette tendance européenne.
Dans la préface à l’édition japonaise de La Défaite de l’Occident, j’ai écrit : « La défaite de l’Occident est désormais une certitude. Mais une question demeure : le Japon fait-il partie de cet Occident en déroute ? ».
Le Japon, de par sa civilisation singulière, n’est-il pas destiné à faire partie d’un monde diversifié et non-occidental comme celui des BRICS ? Le Japon a été le premier pays à défier la domination occidentale. En ce sens, la restauration de Meiji fut peut-être une sorte de précurseur des BRICS. Je suis convaincu qu’en cherchant dans la littérature de l’ère Meiji, on trouverait des textes affirmant que pour protéger le pays, il faut des ingénieurs.

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