Les perdants du Caucase – essai de géopolitique covido-réaliste

Par Modeste Schwartz

Modeste Schwartz est écrivain, journaliste et grand voyageur. Spécialisé dans la Roumanie, la Moldavie et le Sud-est de l’espace post-soviétique, il est un chroniqueur régulier du Visegrád Post. Il est l’auteur de Yin, au éditions Culture et Racines.

La « géopolitique du Covid » (et de l’an 1 du Covid) ne s’écrit, bien naturellement, pas de la même façon aujourd’hui – quand l’évidence démographique désormais bien établie suffit, sans détours virologiques, à dénoncer la manipulation pour ce qu’elle est – qu’au printemps 2020 – quand même les analystes les mieux informés (et d’autres bien plus modestes, comme moi) nageaient encore en plein brouillard de guerre.

Encore ce saut qualitatif n’est-il pas encore complètement achevé. Non seulement dans l’analyse mainstream, mais même souvent sur ses marges critiques, les études présentées font encore souvent abstraction d’une donnée fondamentale de la situation politique sur le terrain (mal reflétée, il est vrai, par des échos journalistiques sciemment distordus) : l’humanité, dans sa majorité compétente (celle des couches mobiles et/ou actives et/ou connectées des diverses populations) est, en octobre 2020, sortie de l’hypnose covidienne. Les dernières communications personnelles que j’ai pu avoir avec l’Arménie en septembre, avant fermeture des frontières et des communications (les adultes de sexe masculin, pour la plupart rappelés sous les drapeaux, n’ayant visiblement plus le droit de converser avec l’étranger), m’ont clairement fait voir que la frénésie pathologique avec laquelle le mondialiste Nikol Pachinian exécutait (sans surprise) le programme punitif pseudo-sanitaire de Davos énervait déjà beaucoup plus que d’hypothétiques « négligences » menant à de tout aussi hypothétiques « morts du Covid », en hypothétique « surnombre » (par rapport à quoi ?).

Or les analyses qui ne tiennent pas compte de ce fait essentiel (à savoir : non seulement de la vacuité de la narration covidienne, mais aussi et surtout de sa faillite de facto dans le public), livrent forcément une vision distordue de la réalité, puisque l’une de leurs prémisses analytiques restera l’existence, en 2020, d’un risque sanitaire inhabituel. Or les données démographiques, combinées aux contre-expériences non-confinantes de Suède et de Biélorussie, montrent que ce risque n’existe pas (le risque qui existe étant au niveau des années précédentes – donc, en français non-médical : grippal).

La crise caucasienne en cours nous livre l’occasion de mesurer cette distorsion, en offrant, en regard des analyses communément véhiculées en ce moment, une analyse covido-réaliste de cette situation de crise. C’est ce que je me propose de faire ici, notamment en passant en revue la situation et les options stratégiques de l’Azerbaïdjan, de l’Arménie, de la Turquie, de l’Iran et de la Russie.

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En l’occurrence, le covido-réalisme consistera dans un premier temps, au lieu de perdre un temps précieux à se demander qui, des leaders de la zone, a « bien géré le Covid », à constater que tous les acteurs majeurs de cette crise régionale sont, bien entendu (comme tous les Etats du monde hormis la Chine), des perdants. Non contents d’encaisser le choc d’une récession mondiale qu’ils n’avaient pas, localement, les moyens d’éviter, MM. Aliyev, Pachinian, Erdogan, Rohani et Poutine, en se soumettant à la narration créée par la Chine et l’OMS, ont saboté leurs économies et leurs sociétés au moyen de l’arsenal de démolition contrôlée qui est désormais bien connu de tous (confinements, « distanciation sociale », masques, tests etc.). Les conséquences politiques d’une telle régression se font bien évidemment plus rapidement sentir dans de petites économies (comme celle de l’Azerbaïdjan, et surtout de l’Arménie) que dans ces géants que sont la Russie (par ses ressources) et la Turquie (par son industrie). Le point commun, c’est la création d’un contexte déflationniste, dans lequel le cours de la vie humaine va, tout naturellement, suivre à la baisse celui des carburants, des monnaies, de l’immobilier etc.. « Solution » aux problèmes politiques internes encore boudée, car jugée hors de prix, en 2019, la guerre réapparaît donc dans l’arsenal de « gestion de crise » des divers gouvernements.

A commencer par celui d’Ilham Aliyev, dont la dynastie, au pouvoir à Baku depuis trente ans, a produit une société certes plus prospère (grâce à la manne énergétique) que celle de l’Arménie, mais aussi fortement inégalitaire, et politiquement ankylosée. L’instauration de la dictature sanitaire s’y est donc, dès le printemps 2020, soldée par des émeutes qui ont donné à ladite dynastie des sueurs froides. Et la réactivation du conflit gelé autour du Haut Karabagh lui a, naturellement, fourni le moyen de canaliser vers une cible externe la mauvaise humeur de couches populaires à la fois économiquement défavorisées et culturellement très marquées par le nationalisme.

Probablement un peu moins contesté qu’Aliyev à l’interne (ne serait-ce que parce que son pouvoir, datant de la révolution colorée du printemps 2018, est plus récent), Nikol Pachinian a, lui aussi, dû subir de plein fouet les répercussions sociales du suicide covidien – à la tête d’un Etat enclavé, dénué de ressources, et sans aucun doute le plus pauvre de la région. Il est donc possible qu’il ait, au début, vu dans la provocation azérie l’occasion d’une diversion, là aussi, fort bienvenue. Quitte à déchanter assez vite, à mesure que le sort des armes devient de moins en moins favorable à l’Arménie. En effet, au terme de trois décennies de succès militaires parfois coûteux, mais incontestables, l’Arménie a abordé 2020, en jargon militaire, dans une situation overstretched : étant parvenue à des gains tactiques que sa situation générale – géographique, démographique, économique – ne lui permettait pas de sécuriser sur le long terme par ses seules forces, elle avait, pour ce faire, absolument besoin de garants externes. Et c’est précisément ce système de garantie que Nikol Pachinian, depuis plus de deux ans, sabote systématiquement.

Il faut en effet se souvenir que, tout en affirmant vouloir maintenir l’alliance russe, Pachinian a consacré ces deux années de règne à éloigner méthodiquement Erevan de Moscou – allant même, pour ce faire, jusqu’à interdire la diffusion des chaînes de télévision russes en Arménie. Il s’est donc aliéné le pays qui, historiquement, constituait le seul garant fiable de la sécurité arménienne, en faveur d’un Occident qui joue le divide et impera, mais qui ne risquera bien entendu jamais la vie d’un seul soldat pour défendre Erevan, et dont la seule parole, à Baku et Ankara, ne semble plus émouvoir grand monde. C’est même très probablement en voyant cette branche déjà à demi sciée que le très prudent Ilham Aliyev a décidé de tenter le tout pour le tout – c’est-à-dire aussi, probablement, d’accepter la main tendue d’Erdogan.

Pour la Turquie, l’enjeu de l’aventure arménienne est en effet de toute évidence la satellisation de l’Azerbaïdjan, qui a certes de quoi se payer le dernier cri de l’armement conventionnel (que même la Russie lui vend à l’occasion), mais manque cruellement de know-how militaire et de troupes aguerries. Le néo-sultan d’Ankara est donc en train de lui fournir tout cela, mais pas gratuitement : outre le prix des matériels et personnels mis à disposition, Ankara a visiblement exigé un alignement diplomatique plus complet, qui se traduit en ce moment – outre des manœuvres communes et la création d’une base militaire turque sur sol azéri – par une réorientation géostratégique de l’appareil d’Etat azéri. On a en effet observé qu’Aliyev procède à des purges, consistant généralement à éloigner des leviers du pouvoir les diplomates et technocrates jugés trop proches de la Russie.

Cette attitude conquérante n’est pas sans risques pour un Erdogan déjà assez isolé diplomatiquement : en cherchant à s’instituer khalife officieux du monde musulman, il suscite bien des inquiétudes, à la fois en Occident et au sein dudit monde musulman. Tourner le dos à Israël, notamment (même de façon plutôt rhétorique que pratique), pourrait lui coûter cher, et l’envoi dans le Caucase de mercenaires « djihadistes », prélevés sur ses théâtres d’opération syrien et libyen, fait jaser jusqu’au palais parisien de l’Elysée. Il serait naïf d’imaginer qu’Erdogan n’aurait pas conscience de ces risques – mais il importe avant tout de comprendre que lui aussi est, essentiellement, engagé dans une fuite en avant : après l’humiliation syrienne, confronté à une crise économique que la folie covidienne n’a pu qu’approfondir, il a dramatiquement besoin, pour rester au pouvoir, de mobiliser les ressources du nationalisme turc – à la fois psychologiques (cohésion nationale autour de la défense du peuple-frère azéri) et socio-politiques (alignement des milieux nationalistes laïcs, influents notamment dans l’armée).

La même clé explicative (de gestion de catastrophe) permet d’éclairer l’attitude de l’Iran, naturellement inquiété par l’extension au monde shiite azéri des velléités hégémoniques du « Sultan » turc, et traditionnellement méfiant vis-à-vis de l’Azerbaïdjan (du fait d’une dangereuse porosité culturelle avec le nord turcophone de son propre territoire) : soutenant donc a minima l’Arménie (notamment en permettant l’acheminement de l’aide militaire – principalement russe – via son territoire), Téhéran montre, en même temps, très bien que son vœu le plus cher serait un retour au statu quo, sans passer par une implication dont les gains semblent fort douteux, tandis que son coût viendrait s’ajouter au bilan économique désastreux de la « pandémie ».

En Russie, enfin, on observe aussi très clairement une attitude stratégique de minimisation des dégâts. Mis devant les faits accomplis par le coup de poker d’Aliyev, V.V. Poutine ne peut que faire son deuil de la politique d’équilibre néo-soviétique qui caractérisait depuis de longues années le triangle Moscou-Erevan-Baku. Devant la détresse d’une Arménie qui serait restée fidèle à l’alliance russe, l’image du régime russe aurait encore pu imposer une solidarité militaire – à laquelle la lettre des traités, cependant, ne l’oblige pas, étant donné que le conflit n’oppose officiellement pas Azerbaïdjan et Arménie, mais le gouvernement de Baku à cette République de l’Artsakh que le droit international considère comme une entité séparatiste présente sur son territoire.

En cas de débâcle arménienne, bien entendu, le moment venu, la Russie devra s’impliquer diplomatiquement, dans son rôle traditionnel d’arbitre, de façon à fournir aux Turcs « conquérants » (qui, cependant, n’ont probablement aucune envie réelle de pousser jusqu’à Erevan) l’alibi d’une trêve demandée par une puissance nucléaire. Et c’est Nikol Pachinian qui devra boire jusqu’à la lie le calice d’inévitables concessions, qui marqueront sans doute la fin (bien méritée !) de sa carrière politique – à moins qu’il ne s’y refuse, auquel cas il n’est pas exclu que l’armée arménienne (probablement avec l’aide des restes de l’Etat profond des années Sarkissian, récemment démantelé par ce même Pachinian) ne décide de l’écarter du pouvoir, pour protéger la nation des conséquences de son irresponsabilité. Dans les deux cas, la fin de l’ère Pachinian compensera, du point de vue de Moscou, son recul à Baku – et ce gain de campagne présentera, avant tout, l’avantage d’un coût presque nul.

On peut, en effet, se demander comment le même V.V. Poutine aurait, il y a un an, réagi à une situation de ce type (au demeurant assez improbable à l’époque). La Géorgie vivant d’ores et déjà en économie turque, le Kremlin, en délicatesse avec Astana, aurait très certainement vu d’un mauvais œil le virage stratégique de Baku, lourd de la menace d’une diagonale turco-musulmane s’étendant de la Méditerranée orientale à la Sibérie. D’une certaine façon, cette menace devrait être d’autant plus inquiétante pour Moscou en octobre 2020, après avoir vu tomber sur sa frontière Ouest deux portes coupe-feu de l’atlantisme : l’abandon provisoire de Northstream par A. Merkel sous prétexte d’affaire Navalny, et le maïdan à bas régime de Minsk. Mais voilà : fin 2020, cet enfermement n’enferme déjà plus qu’une économie en rétractation, victime (outre les dommages du confinement russe) de l’effondrement mondial des volumes et des cours sur le marché de l’énergie. Le RESET (pour enfin appeler la grippe 2020 par son vrai nom) a, de toute évidence, rebattu les cartes de la géopolitique.

Il y a donc fort à parier que le Kremlin répondra aux gesticulations turco-azéries par d’autres gesticulations tout aussi molles, censées entretenir la flamme de la foi chez ceux qui, à travers le monde, continuent à se bercer de l’illusion « multipolaire » (j’en parle avec une ironie d’autant plus facile que, jusqu’il y a peu, j’étais de ce nombre) – faute de comprendre que, si l’unilatéralisme américain va effectivement sur sa fin, c’est pour céder le pas à un gouvernement mondial sino-occidental. Et qu’à ce gouvernement mondial, la Russie espère probablement, dans le meilleur des cas, arracher de haute lutte une sanctuarisation provisoire de son territoire et de ses élites de gouvernement (mais peut-être pas beaucoup plus).

Entre temps, ce face-saving onéreux des cinq perdants géopolitiques décrits ci-dessus va coûter, jour après jour, la vie à de jeunes caucasiens, volontaires ou mobilisés sous les drapeaux de cette guerre par procuration, sans autre enjeu que la pérennisation de pouvoirs que leur participation à la mascarade covidienne a rendu de facto caducs. Ainsi qu’à des civils, notamment à des villageois arméniens de l’Artsakh.

Détail souvent ignoré en Occident : au cours de son ascension politique, le « journaliste engagé » Nikol Pachinian, passé maître dans l’art de feindre le patriotisme, a beaucoup joué de sa ressemblance physique avec Monte Melkonian, révolutionnaire arménien né en Californie, tué au combat dans le Haut-Karabakh en 1993, et qui fait depuis lors l’objet d’un véritable culte en Arménie. Après sa prévisible bérézina, Pachinian pourrait donc prendre à la lettre l’adage fake it till you make it, en partant en première ligne pour finir dans la dignité une vie jusqu’ici largement gâchée dans les bourbiers tièdes de la Société Ouverte. Gageons qu’il n’en fera rien.

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