LA GUERRE « OF LIMITS » DES COLONELS QIAO ET WANG (1999) ET LE « RÊVE CHINOIS  » (2010) DU COLONEL LIU MINGFU

Source: ieri.be – Irnerio Seminatore – 14 février 2021

Irnerio Seminatore est essayiste et Professeur des Universités. Il est le président de l’Institut Européen des Relations Internationales (IERI) et le directeur de l’Academia Diplomatica Europaea (ADE) à Bruxelles.

Un dépassement du concept militaire de guerre?

Si dans la tradition occidentale la guerre comme « poursuite de la politique par d’autres moyens » (Clausewitz), associe à la finalité, conçue par la politique (Zweck), des actes de violence pour imposer à l’autre notre volonté, le concept décisif de la violence étatique et de l’action guerrière sont-ils toujours essentiels à la rationalité politique du conflit belliqueux dans la pensée militaire chinoise?

Avec le concept stratégique de « guerre sans limites » et de défense active, élaboré par les deux Colonels chinois Qiao et Wang en 1999, avons nous surmonté le concept militaire de guerre? Avons nous touché au « sens » même de la guerre, comme soumission violente de l’un par l’autre? Sommes nous passés d’une civilisation de la guerre violente et sanglante, à une ère dans laquelle l’importance de l’action non guerrière influence à tel point la finalité de la guerre comme lutte (kampf) que l’esprit, dressé contre les adversités parvient à remplacer la force par la « ruse » et à atteindre ainsi le but de guerre (Zweck)? A ce questionnement il faut répondre que, dans le manuel des Colonels Qiao-Wang nous sommes restés au niveau de la méta-stratégie et donc à l’utilisation d’armes et de modalités d’action qui distinguent en Occident, la défense passive de la défense active. Une posture stratégique n’est au niveau géopolitique qu’un mode asymétrique pour ne pas céder et ne pas se soumettre et, au niveau opérationnel et doctrinal, de mettre en œuvre une stratégie anti-accès.

Le livre des deux colonels de l’armée de l’air a été reçu par les analystes occidentaux comme un examen des failles de la force américaine de la part des spécialistes chinois et comme la recherche de ses talons d’ Achille, à traiter par les biais de la « ruse ». La « guerre hors limites » inclut, dans une conception unitaire, la guerre militaire et la guerre non-militaire et comprend tout ce qu’on a pu parfois désigner sous le terme d’opérations autres que la guerre. Dans une acception très extensive, la guerre économique, financière, terroriste, présentées avec une vision prémonitoire et anticipatrice. La guerre informatique et médiatique y fait figure de champs d’innovation ouvrant à de nouveaux théâtres d’opération, qui nécessitent d’un dépassement des objectifs de sécurité traditionnels. Dans cette « guerre omnidirectionnelle », la guerre ne sera même plus la guerre classique, car « ni l’ennemi, ni les armes, ni le champ de bataille ne seront ce qu’ils furent ». Le jeu politique et militaire a changé. Dans cette situation aux incertitudes multiples, il va falloir définir une nouvelle règle du jeu (…), un produit hybride… » (Qiao-Wang), seule certitude, l’incertitude. Une recommandation toutefois pour tous! Savoir combiner le champ de bataille et le champ de non bataille, le guerrier et le non guerrier. Les préceptes de cette réflexion sont-ils encore valables aujourd’hui? (février 2021)

Du point de vue général, en aucun cas les conseils dispensés à l’époque n’ont conduit à une remise en cause de la notion de pouvoir/puissance, puisque la doctrine et la stratégie militaires de la Chine demeurent, depuis la parution de ce manuel, celles de ses principaux rivaux et visent la maîtrise de secteurs-clés des technologies avancées pour acquérir la supériorité dans une guerre locale et parvenir à une solution négociée, évitant que le risque assumé ne dégénère en conflit ouvert. Or le succès de la stratégie chinoise de contrôle des « secteurs clés » d’une campagne militaire repose sur un principe décisif: l’initiative. Cependant une succincte conclusion conduit à la considération que le « concept d’asymétrie » de la pensée et du programme de modernisation militaire chinois se situe sur le plan opérationnel et se concentre sur la capacité de saisir la supériorité dans le domaine de l’information et de l’exploitation du réseaux informatique et guère au niveau de la théorie politique ou militaire. En effet le centre de gravité des interrogations repose sur la question de fond pour la défense et la sécurité chinoise. Comment faire face à la superpuissance américaine La modernisation de l’Armée Populaire de Libération n’a pas débuté après les réformes économiques de Deng Tsiao Ping et elle n’a pas concerné la dissuasion nucléaire, qui structure étroitement la relation entre stratégie et pouvoir, mais sur les réponses à donner à la modernisation des armées, en vue d’un combat conventionnel et fut conçue comme un moyen de combler le retard et les lacunes accumulés à partir de la première guerre du Golfe (1991). Ce livre reflète les idées d’un des courants, le plus radical, qui s’est imposé dans le débat sur la modernisation des forces armées comme expression d’un pouvoir unique.

Pouvoir unique et plusieurs théâtres

Il prôna l’inutilité de songer à rattraper les États-Unis dans le domaine conventionnel et il est parvenu à la conclusion de concevoir une stratégie asymétrique et sans règles (ruse conceptuelle), pour s’opposer et réagir à la supériorité des moyens et des forces des États-Unis. La multiplication des foyers de conflit, des théâtres de confrontation et des alliances militaires dans un monde à plusieurs pôles de pouvoir, assure-t-elle encore la pertinence d’une telle analyse? Le concept de défense active, jugé insuffisant, n’a t-il pas infléchi le deux notions de Soft et de Hard Power et, par voie de conséquence, la rigidité ou la souplesse interne et extérieure du régime? Par ailleurs, dans une vision non militaire du rapport mondial des forces ne faut il pas prendre en considération, comme potentiel de mobilisation, les nouvelles routes de la soie, comme extension des moyens et d’emploi d’une autonomie stratégique globale et dépendante d’un pouvoir unique, utilisant la force et la ruse, la séduction et l’autorité? Et comment une philosophie et une  culture de l’esquive à la Sun-Tzu peut elle se traduire en posture et doctrine active, de pensée et d’action dans un contexte d’hypermodernité technologique? En revenant à l’analyse des deux Colonels chinois, la modernisation de l’ALP, envisagée dans l’hypothèse d’une confrontation avec les États-Unis, a exigé une observation attentive des avancées militaires et des talons d’Achille de la superpuissance américaine. Considérant que l’évolution de l’art de la guerre s’étend bien au delà du domaine de la pure technologie et de ses applications militaires, sur lesquelles tablent les américains, le domaine de la guerre est devenu le terrain d’une complexité brownienne, qui combine plusieurs enjeux et plusieurs objectifs, différenciant ainsi les buts de guerre. La frontière entre civil et militaire s’efface, de telle sorte que les composantes et les formes non militaires de l’affrontement, sont intégrées et annexées dans un effort beaucoup plus important, qui modifie non pas le « sens » ou la « logique (politique) de la guerre, mais sa « grammaire ».

Liu Mingfu et le »Rêve Chinois » (Zhongguo meng)

Ce livre est par ailleurs l’illustration d’un courant nationaliste, qui n’exclut aucune hypothèse, y compris une confrontation avec les États-Unis. Cette hypothèse s’inscrit d’une part dans l’analyse des tendances stratégiques contemporaines et de l’autre dans le débat sur le destin national chinois, permettant d’accorder, au moins théoriquement, la « montée pacifique » du pays, avec la conception d’un « monde harmonieux »(ou d’un ordre politique juste et bienveillant) Cependant son point d’orgue repose sur l’idée de profiter d’une grande « opportunité stratégique », à l’ère post-américaine, dont témoigne le texte le « Rêve Chinois » du Colonel Liu Mingfu, prônant la consolidation de la puissance chinoise et le rattrapage de l’Occident. En effet le rétablissement du rôle central de la Chine dans les affaires internationales, régionales et mondiales, opère dans une période d’affaiblissement des États-Unis (années 2010). Dans ce début de millénaire, l’Amérique ne serait plus « un tigre un papier », comme à l’époque de Mao Zedong, mais « un vieux concombre peint en vert » (Song Xiao JUn), de telle sorte que la Chine ne peut plus se contenter d’une « montée économique » et a besoin « d’une montée militaire ». Ainsi elle doit se tenir prête à se battre militairement et psychologiquement, dans un affrontement  pour la « prééminence stratégique ». C’est « le moment ou jamais », pour le Colonel Liu Mingfu, puisque le but de la Chine est de « devenir le numéro un dans le monde », la version moderne de sa gloire ancienne, une version exemplaire, car « les autres pays doivent apprendre de la Chine- dit Liu Mingfu dans une interview en 2017 au New York Times, mais la Chine a également besoin d’apprendre d’eux. D’une certaine manière, tous les pays sont les professeurs de la Chine! Depuis 1840, la Chine est la meilleure élève du monde. Nous avons analysé la Révolution française ; la dynastie Qing a mené de grandes réformes en suivant l’exemple du Royaume-Uni ; nous avons étudié le marxisme de l’Occident, le léninisme et le stalinisme de l’Union soviétique ; nous avons également regardé de très près l’économie de marché des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France. C’est grâce à cette soif d’apprendre que, à terme, la Chine dépassera les États-Unis. Les États-Unis, eux, ne cherchent pas à s’inspirer des autres pays… et surtout pas de la Chine. Ma conviction c’est que les États-Unis manquent d’une grande stratégie et de grands stratèges. J’ai écrit sur ce sujet, de 2017, un livre intitulé « Le Crépuscule de l’hégémonie », qui a d’ailleurs été traduit en anglais. Le New York Times m’a interviewé à ce moment-là. Voici ce que j’ai dit au journaliste qui m’interrogeait. » De façon générale, la revendication d’un statut de puissance mondiale de la part de la Chine, s’accompagne, depuis le livre « La Guerre hors limites » des Colonels Quiao et Wang, jusqu’au « Rêve Chinois » du Colonel Liu Mingfu, du sentiment historique d’un « but grandiose », celui d’une grande mission à poursuivre contre un ordre politique international injuste et amoral.

Bruxelles 15 février 2021

3 pensées sur “LA GUERRE « OF LIMITS » DES COLONELS QIAO ET WANG (1999) ET LE « RÊVE CHINOIS  » (2010) DU COLONEL LIU MINGFU

  • 16 février 2021 à 9 h 35 min
    Permalink

    Trois doctrines morales, règnent en Chine :
    Celle de Confucius, adoptée par les gens instruits, les masses intellectuelles.
    Celle de Lao-Tseu, suivie par la bourgeoisie moins instruite, mais plus attachée aux traditions. Elle représente l’idéalisme, le spiritualisme philosophique.
    Et celle, de Fo, forme du Bouddhisme qui est suivie par les multitudes ignorantes. C’est un culte grossier comparable au Catholicisme.
    Une science très ancienne a précédé en Chine ces 3 doctrines…
    Rappelons que quand l’homme veut s’occuper de la science il en fait un art. Il a fait tous les arts industriels, l’art médical, l’art chirurgical, etc., et va même jusqu’à faire l’art de la guerre. Sur le terrain des choses abstraites il n’a fait qu’une œuvre de tâtonnement, d’imagination, de sentiment.
    Lien : https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.com/2017/07/chineetjapon.html

    Répondre
    • 19 février 2021 à 6 h 32 min
      Permalink

      « un culte grossier comparable au Catholicisme »

      Ca va; tu te sens bien d’avoir craché sur la croix ?

      Répondre
  • 15 février 2021 à 19 h 59 min
    Permalink

    Ce qui a le plus contribué à rendre les Romains les maître du monde, c’est qu’ayant combattu successivement contres tous les peuples ils ont toujours renoncé à leurs usages sitôt qu’ils en ont trouvé de meilleurs . ( Considérations sur les Romains ) Montesquieu.

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *