Ni à l’est ni à l’ouest : Les difficultés de la Turquie en tant qu’État pivot

Source : reseauinternational.net – 28 juillet 2023 – M.K. Bhadrakumar

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Au milieu d’un jeu de pouvoir mondial, la Turquie se trouve au cœur d’un exercice d’équilibre aux enjeux considérables, alors qu’elle s’efforce de jongler avec les attentes et les pressions d’acteurs influents tels que les États-Unis et la Russie, avec des implications cruciales pour sa politique étrangère et son économie.

La semaine dernière, le site web du ministère des Affaires étrangères russe a publié deux communiqués de presse sur les conversations du ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov avec ses homologues turc et iranien, Hakan Fidan et Hossein Amir-Abdollahian, respectivement. Ces conversations ont eu lieu à l’initiative des parties turque et iranienne.

La conversation de Lavrov avec Fidan s’est déroulée de manière formelle et professionnelle, tandis que celle avec Amir-Abdollahian, le plus haut diplomate iranien, s’est déroulée dans un climat de détente et de liberté, «basé sur la confiance» et signalant «l’intérêt mutuel à coordonner étroitement les approches» de la politique mondiale. (ici et ici)

L’alchimie des relations russo-turques a nettement changé, tandis que le partenariat stratégique avec l’Iran s’est consolidé et qu’un haut niveau de maturité et de prévisibilité est visible.

Préoccupations russes et diplomatie turque

La décision unilatérale du Kremlin de laisser l’initiative sur les céréales de la mer Noire expirer le 17 juillet est un facteur récent qui a corrompu les relations russo-turques. Ankara a tenté en coulisses d’éviter ce moment, mais la décision russe n’était pas centrée sur la Turquie. C’est là que réside l’espoir – et le désespoir.

La Russie a depuis proposé qu’un nouvel accord sur les céréales avec la Turquie soit possible si les exigences de Moscou sont satisfaites, annonçant des travaux sur de nouveaux itinéraires d’exportation. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a rendu la pareille en appelant les pays occidentaux à «donner suite aux attentes de Poutine».

Cependant, la crise de confiance dans les relations russo-turques a une dimension géopolitique et concerne la guerre en Ukraine. En bref, les politiques étrangères turques ont récemment fait preuve d’un «occidentalisme» nuancé qui affecte les intérêts vitaux de la Russie.

En effet, il n’existe aucune explication plausible à la visite soudaine du président ukrainien Volodymyr Zelensky à Istanbul le 8 juillet, à la libération soudaine des fameux commandants Azov qui étaient détenus par la Turquie en vertu d’un accord avec la Russie sur l’échange de prisonniers, ou au projet de création d’une entreprise de coproduction en Ukraine pour les drones turcs Bayraktar.

L’une des façons de comprendre ce revirement brutal de la Turquie pourrait être que les groupes d’intérêt de l’industrie de la défense turque sont manipulés par Zelensky. Le soutien ouvert d’Erdogan à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN est un geste symbolique flagrant.

Le tableau d’ensemble est que Zelensky, encouragé par les États-Unis, cherche des occasions d’éroder la confiance mutuelle qui s’est accumulée dans les relations turco-russes au cours des dernières années, grâce à la diplomatie pratique entre Erdogan et le président russe Vladimir Poutine.

Quoi qu’il en soit, à la veille du sommet de l’OTAN à Vilnius (11-12 juillet), où Erdogan devait rencontrer le président américain Joe Biden (et Zelensky), Lavrov a fait part des préoccupations de Moscou au ministre des Affaires étrangères Hakan lors d’une conversation téléphonique à l’initiative de ce dernier.

Dimensions géopolitiques de la crise ukrainienne

Le communiqué de presse russe indique que les deux parties ont échangé des points de vue sur la crise ukrainienne :

«Les parties ont échangé des opinions sur l’agenda régional et ont donné la priorité aux derniers développements autour de l’Ukraine, notamment la situation concernant le retour des «meneurs» du bataillon Azov d’Istanbul à Kiev. La partie russe a attiré l’attention d’Ankara sur le fait que la poursuite des livraisons d’équipements militaires au régime de Kiev constituait une voie destructrice. Il a été noté que des mesures ultérieures ne pouvaient qu’entraîner des conséquences négatives».

Interrogé sur ces démarches turques, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a réagi : «certes, en tant qu’État moderne, la Turkiye a le droit absolu de développer des relations avec n’importe quel pays, notamment l’Ukraine. Mais en tant que partenaires de la Turquie, nous espérons que ces relations ne seront pas dirigées contre nous».

Peskov a décrit les relations entre la Russie et la Turquie comme étant «assez étroites, développées, multiformes et mutuellement bénéfiques». Toutefois, «nous avons des divergences dans certains domaines», a-t-il ajouté. Mais Peskov a également déclaré que la mise en œuvre du projet de plateforme gazière commune à la Russie et à la Turquie ne serait pas affectée, étant donné que les intérêts «d’un très grand nombre de pays de la région, et même de pays européens» sont en jeu.

Il ne fait aucun doute que certaines questions restent en suspens, notamment en ce qui concerne l’empressement avec lequel l’Occident cherche à rétablir les relations diplomatiques avec Erdogan. En fin de compte, la liste des souhaits d’Erdogan reste remplie : l’approbation par Washington de la vente de nouveaux avions de combat F-16 et de kits de modernisation ; le soutien de l’UE à la reprise des négociations d’adhésion de la Turquie ; une invitation de Biden à Erdogan à se rendre à Washington : Erdogan est au pouvoir depuis plus de vingt ans, et Biden est le seul président américain à avoir refusé de le rencontrer à titre officiel, que ce soit à Washington ou à Ankara.

Il s’agit là de questions complexes. L’accord sur les F-16 pourrait se heurter à des vents contraires au Congrès américain, où la Turquie est un sujet toxique pour toute une série de raisons. Biden doit également garder à l’esprit le solide soutien du lobby grec en cette année électorale, qui a été un atout dans sa vie politique tout au long de sa carrière.

Quant à l’UE, il s’agit fondamentalement d’un club chrétien qui n’admettra jamais un pays musulman de 85 millions d’habitants, ce qui bouleverserait son écosystème. 

Les déboires d’un État pivot

La grande question qui se pose est donc celle du calcul de la Turquie en tant qu’«État pivot» sur le plan géopolitique. Le premier signe de l’évolution d’Erdogan vers une politique économique orthodoxe orientée vers l’Occident et vers la diplomatie musclée nécessaire pour la soutenir est apparu lors de l’annonce d’un nouveau cabinet le 3 juin, après une somptueuse cérémonie d’inauguration à Ankara marquant le début de sa troisième décennie au pouvoir.

Le choix de deux vétérans de Wall Street comme ministre des Finances et gouverneur de la banque centrale – Mehmet Simsek et Hafize Gaye Erkan – a donné des signes d’une nouvelle orientation potentielle pour son gouvernement, qui nécessiterait un rapprochement avec l’Occident.

De même, le choix de Hakan Fidan, longtemps à la tête de l’agence d’espionnage turque MIT (National Intelligence Organization), comme ministre des Affaires étrangères en remplacement du diplomate Mevlut Cavusoglu, laissait présager un futur changement dans le style des relations extérieures de la Turquie. Sous la direction de Fidan, le MIT avait organisé des pourparlers de paix secrets avec le groupe armé séparatiste hors-la-loi du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) à Oslo, et avait également joué un rôle central dans les pourparlers de normalisation avec Israël et la Syrie.

Les experts turcs appellent cela une «diplomatie intelligente» – une politique étrangère destinée à progresser vers un niveau plus indépendant sans rompre les relations de la Turquie avec l’Occident, ce qui est dynamique mais ne constituerait pas un changement radical dans la position internationale de la Turquie, et permettrait d’approfondir et de renforcer les réalisations existantes et de négocier d’une manière qui n’épuiserait pas l’économie turque.

En résumé, cela implique que la Turquie maintienne une attitude de neutralité autant que possible dans une situation internationale fortement polarisée et dans les graves incertitudes qui règnent dans son propre voisinage.

La relation Erdogan-Poutine 

Comme le dit Mehmet Ozkan, éminent expert turc, professeur de relations internationales à l’Institut de guerre conjoint relevant de l’Université de la Défense nationale turque à Istanbul :

«La Turquie est une troisième voie. Tout en développant ses relations avec l’Ouest et l’Est, la politique d’Ankara vise à garantir son autonomie stratégique et sa capacité à agir de manière indépendante afin d’éviter d’être pris entre les deux blocs».

Mais Erdogan insiste également sur le fait que Poutine doit lui rendre visite en Turquie au mois d’août. Et, le Kremlin reste ouvert au modèle de contact intense entre Moscou et Ankara qu’Erdogan et Poutine ont établi ces dernières années.

De même, la Russie a fait savoir à la Turquie que l’accord sur les céréales auquel Erdogan était passionnément attaché était toujours réalisable, à condition que l’Occident tienne ses promesses d’autoriser les exportations russes de blé et d’engrais vers le marché mondial.  

Toutefois, la mentalité occidentale à somme nulle attend d’Erdogan qu’il renonce à ses liens amicaux avec Poutine et fasse reculer les relations turco-russes, et qu’il s’assure également qu’Ankara n’aidera pas Moscou dans les conditions prévues par les sanctions occidentales. Il est clair que les États-Unis ne toléreront pas que la Turquie, pays membre de l’OTAN, gravite autour de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) ou des BRICS, ou cherche à s’intégrer à l’Eurasie sous quelque forme que ce soit.

Conflit d’intérêts entre les États-Unis et la Turquie 

Washington s’attend fondamentalement à ce qu’Ankara démantèle toute l’architecture de politique étrangère qu’Erdogan a construite au cours des deux dernières décennies au pouvoir, en particulier après la tentative de coup d’État ratée soutenue par les États-Unis pour renverser son pouvoir en 2016.

L’offensive diplomatique de Zelensky – encore une fois, de concert avec les États-Unis et l’OTAN – vise à rallier Erdogan à un projet visant à établir une nouvelle route maritime pour les exportations de céréales à travers le nord-ouest de la région de la mer Noire, en excluant la Russie, et en passant plutôt par les eaux territoriales d’un autre membre de l’OTAN, la Roumanie, où la 101e division aéroportée de l’armée américaine est déployée.

Il est fort possible qu’il s’agisse d’un prélude à l’insertion de «bottes sur le terrain» des États-Unis et de l’OTAN en Ukraine. Le fait est que les États-Unis et leurs alliés se rendent compte que l’armée ukrainienne meurtrie ne peut pas vaincre la Russie et qu’un plan B est nécessaire pour limiter tactiquement les forces russes à l’est de la rivière Dniepr jusqu’à ce qu’un axe militaire polono-lituano-ukrainien, actuellement en cours de préparation, puisse être inséré dans l’ouest de l’Ukraine d’ici l’automne.

Entre-temps, les États-Unis espèrent devancer toute offensive russe en direction de la ville portuaire d’Odessa, extrêmement stratégique. Cependant, toute tentative occidentale visant à saper la domination régionale traditionnelle de la Russie dans la mer Noire est vouée à l’échec sans la coopération de la Turquie. Notamment, le paragraphe sur l’agenda stratégique de l’OTAN pour la mer Noire mentionne spécifiquement la Convention de Montreux de 1936, qui est l’élément essentiel dans le contexte de la sécurité et de la stabilité de la mer Noire. Biden pourrait rendre la pareille en permettant au FMI de renflouer l’économie turque, qui est en grande difficulté.

La tournée d’Erdogan dans les États du Golfe la semaine dernière visait à créer un espace de négociation pour la Turquie en obtenant davantage d’investissements de la part des riches États d’Asie occidentale. Selon l’agence de presse officielle WAM, les accords signés lors de la visite d’Erdogan aux Émirats arabes unis sont «estimés à 50,7 milliards de dollars».

Le paradoxe est que les stratèges américains qui ont commencé à appliquer l’expression «État pivot» à la géopolitique à la fin des années 1990, alors que le «moment unipolaire» s’éloignait, ont attribué à la Turquie les caractéristiques classiques d’un pays dont les affiliations en géopolitique détermineraient l’issue de la rivalité entre les grandes puissances pour les décennies à venir. C’est ainsi qu’ont commencé l’agonie et l’extase de la politique étrangère de la Turquie.

Les difficultés actuelles montrent que cette trajectoire n’est pas facile. En faisant basculer un côté, on s’expose à une revanche punitive de l’autre côté. Et au bout du compte, la Turquie aurait peut-être intérêt à ne pas se balancer du tout et à s’en tenir au droit chemin. Erdogan doit savoir s’il se sentirait en sécurité en se promenant dans le noir avec Biden. Si ce n’est pas le cas, son choix est clair : il faut l’éviter à tout prix.

M.K. Bhadrakumar

source : The Cradle

traduction Réseau International

Une pensée sur “Ni à l’est ni à l’ouest : Les difficultés de la Turquie en tant qu’État pivot

  • 2 août 2023 à 15 h 04 min
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    Les difficultés de la Turquie viennent de ses louvoiements entre les USA et la Russie… l’E.U. n’étant qu’une métastase des Etats-Unis!
    Une attitude assez « occidentale » mais qui, sur le moyen et long terme, n’est pas tenable…
    Quand quelqu’un sauve ton petit cul (la Russie de Poutine avec la tentative de renversement de régime) tu lui dois reconnaissance, hein Recep!

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