ESQUISSE D’UNE REFLEXION SUR L’HÉGÉMONIE, LA MULTIPOLARITÉ ET LES SYSTÈMES INTERNATIONAUX

Source : m.sensemaking.fr 4 décembre 2023 – Irnerio Seminatore

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Dans un monde où l’hégémonie façonne l’ordre et le chaos, Irnerio Seminatore nous offre une boussole. Dans son ouvrage « L’Europe, la multipolarité et le système international », publié chez VA Éditions, l’auteur explore la succession des hégémonies qui définissent les systèmes internationaux. Il décrit la période actuelle comme une transition systémique, marquée par des instabilités et potentiellement des guerres fondatrices. Ce texte est une plongée dans les dynamiques de pouvoir qui redessinent notre monde, guidée par un expert en géopolitique.

De la stabilité, de l’instabilité et du défi hégémonique

Si les premières tentatives des analystes du système international dans les années 60/70 furent orientées par le but d’adapter la théorie du modèle bipolaire à la réalité et de définir des positions alternatives en mesure de trouver des solutions au conflit fondamental du  système de l’époque, le changement du cadre historique, l’augmentation contemporaine du nombre des acteurs et une distribution plus articulée de la puissance, tant au plan géopolitique que stratégique, oblige les spécialistes d’aujourd’hui à redéfinir l’enjeu de la rivalité du conflit potentiel entre la République populaire de Chine et les États-Unis, les regroupements des pôles dans le monde et les caractéristiques de la conjoncture actuelle. L’objectif en est de mieux appréhender les logiques d’ensemble et le mouvement général qui se dessine, en partant des acteurs principaux, les États-Unis, la Russie et la Chine. À la lumière de cette révision, le paradigme théorique adopté deviendra celui de la stabilité/instabilité du système. Or le degré de cette dualité et donc de la conflictualité potentielle d’une conjoncture dépend essentiellement du niveau de la compétition entre les grands, de leurs ambitions et régimes, des conditions de sécurité sociopolitique ambiante ainsi que du climat psychopolitique de la période. Pour terminer, de la conscience historique de ses élites et de l’état de l’hégémonie dominante. En effet l’histoire des systèmes internationaux est une histoire et une succession d’hégémonies. Autrement dit une histoire de stabilité ou d’instabilité des systèmes, ou encore et en d’autres termes, d’empires. La multipolarité, comme « pluriversum », ou monde universel en échec, n’est qu’une transition entre deux hégémonies. Elle est un moment historique de dangers et de guerres, une démocratisation des résistances et des utopies, une période d’instabilités. La monumentalité du défi hégémonique est aggravée par les considérations historiques, car l’élément de cohérence d’un système demeure l’hégémonie, en ses diverses incarnations, romaine, espagnole, française, anglaise ou américaine. Le fil historique profond entre deux systèmes, au-delà des revendications morales, politiques et sociales des peuples et de leurs gouvernants, demeure l’aspiration à l’hégémonie et au pouvoir incontesté et ce fil est tissé toujours par la puissance montante, par sa philosophie, sa culture et son passé.

La transition hégémonique et les deux visages de la multipolarité

La transition hégémonique annoncée, par sa nature déstabilisante, assume la forme d’une multipolarité revendiquée et celle-ci sous-tend des conflits multiples et ininterrompus qui visent un plus grand équilibre de puissance. Le vrai nom de ce combat est l’antihégémonisme, l’anti-globalisme et l’anti-impérialisme. Or, puisque l’empire est constitué par l’unipolarité dominante corrélée à l’intégration subalterne des multiples acteurs, l’hégémonie américaine et l’équilibre des forces qui ont garanti la stabilité de la longue période historique qui va de 1945 à l’écroulement du régime soviétique exigent une mise à jour d’ordre général.

En ce qui concerne la toile de fond de la période actuelle, la transition systémique se fait aujourd’hui sous l’influence déstabilisante de plusieurs tendances :

– Le déclin hégémonique des États-Unis ;
– La montée en puissance de la Chine ;
– La « rupture » civilisationnelle de la Russie ;
– La désoccidentalisation du monde et les revendications du « Sud global ».

Sous ce regard le combat multipolaire apparaît comme combatif et alternatif, porteur d’un ordre anti-globaliste et rééquilibrateur. Au cours d’une dialectique permanente, la liberté et l’universalité des personnes nationales engagées dans cette entreprise font apparaître le multipolarisme avec deux visages et deux aspirations contradictoires, idéaliste et réaliste.

Est idéaliste, libertaire, militant, extrémiste, philosophique, religieux et à la limite pacifiste, l’aspect du multilatéralisme qui, partant de l’imperfection des institutions existantes, aspire à l’autonomie et à la pleine indépendance des souverainetés dominées, limitées ou brimées et qui s’exprime par un impératif moral, une indignation radicale et une révolte politique. Sa perspective est constituée par l’émergence d’un nouvel hégémon et par le recours à tous les moyens asymétriques ou hybrides de la puissance politique.

Par opposition à ce dernier est réaliste le recours au calcul des intérêts en jeu et au resserrement des alliances en blocs opposés. L’option idéaliste motive, par l’idéologie, conservatrice ou révolutionnaire, le combat de résistance et d’opposition à l’hégémonisme dominant.

L’option réaliste adopte la doctrine des antagonismes historiques, celle d’une succession belliqueuse des diverses formes de gouvernement et d’une logique des contrepoids.

Elle dégage une stratégie de crise permanente, visant le bouleversement de la situation et la discontinuité des systèmes internationaux.

Leur point commun est la détermination à bâtir un ordre international alternatif.

Dans cette deuxième optique, le système international peut être défini comme l’ensemble des unités politiques dont la cohérence est assurée par l’hégémonie dominante et par la survie des unités politiques protégées par son pouvoir et incluses dans son orbite stratégique, en paix et en guerre.

Lorsque la stabilité et la prospérité du système sont garanties davantage par la paix que par le conflit, la phase hégémonique se caractérise par la consolidation et l’épanouissement d’une forme impériale et le modèle de gouvernance comme un exemple d’intégration réussie. Ce sont des phases de floraison des arts et des sciences, les phases de grandeur et de triomphe, des phases d’intense coopération internationale. Lorsque, par contre, l’émergence d’une entreprise hégémonique opère par un défi belliqueux, la mobilisation générale des esprits et des ressources exige un resserrement de l’unité politicodiplomatique, un combat sournois contre les oppositions et une tendance larvée vers un « ordre » autoritaire ou autocratique. Ce sont des phases de renforcement des alliances militaires, des moments de recherche de l’homogénéité, réelle ou de façade. Le maître mot de ces périodes est la déstabilisation, locale ou globale, du système.

La crise, d’alternance ou d’alternative de l’ensemble, débute par une crise des valeurs et se poursuit par celle des institutions et des forces politiques et militaires. Il s’agit toujours d’une crise centrale au-delà de sa genèse ou ses manifestations périphériques et, comme telle, elle peut être difficilement endiguée par un « containment » tardif. En effet elle est   centrale parce que’elle est avant tout morale.

La bipolarité ou la stabilité par l’hégémonie et par l’équilibre des forces

La préservation de l’unité de l’Occident et de la confrontation idéologique vis-à-vis du communisme furent assurées pendant la longue période de la bipolarité (1945-1989) par une perspective eurocentrique du monde et par une vision occidentale du système. L’écroulement de l’Union soviétique signifia alors le triomphe de l’hégémonisme américain à son apogée et l’équilibre des forces, y compris nucléaire, représenta le bras armé d’une volonté confiante en sa mission historique. La chute du mur de Berlin, l’effondrement puis la dislocation du bloc soviétique inaugurent une « rupture “d’époque et préludent à de longs ajustements planétaires, aboutissant sur l’époque actuelle, multipolaire et aux antagonismes multiples. Ces ajustements, engagés en Europe, au Golfe, au Moyen-Orient et en Asie centrale, se sont étendus aux différents sous-systèmes régionaux et l’élément cohésif capital de tout système, l’hégémonie américaine, a commencé à subir les contrecoups d’une surextension impériale, ainsi qu’une décolonisation tardive. L’Amérique avait hérité le rôle de la Grande-Bretagne dans le maintien de l’équilibre des forces et de la stabilité internationale sur le continent et dans le monde et elle était désormais défiée dans sa mission globale et dans ces capacités de leadership. Ce défi atteint de plus en plus ses sources civilisationnelles, son moral de nation et l’échelle même de sa puissance scientifique, manufacturière et financière. À partir de l’épuisement de la mondialisation (1980-2008), les acteurs étatiques, piliers décisifs de tout ordre politique, se sont réveillés brusquement d’une somnolence qui avait fait penser à leur disparition et aujourd’hui l’ordre planétaire tourne autour de deux écueils, dont un est géopolitique et l’autre stratégique. Le premier, défini par sa zone de danger, désigne le nouvel axe de gravité du monde et se déploie dans la région de l’Indo-Pacifique, le deuxième indique le Rubicon à franchir et la dynamique de l’antagonisme et de la confrontation entre les États-Unis, le Japon et  la Corée du Sud  vis-à-vis de la Chine, de la Russie et de la Corée du Nord dans la mer du Japon et l’accès au Pacifique Sud  par Taiwan et les iles Paracels, opposant l’Amérique, l’Australie et la Nouvelle-Zélande à l’expansionnisme de l’Empire du Milieu. Or, le postulat de base de cette analyse est que les facteurs politiques, les passions populaires, les rivalités idéologiques, les traditions diplomatiques et les volontés de puissance, tiennent un rôle plus important que les préjugés ou l’économique, dans le déclenchement des conflits. En revanche l’image, le prestige, la dignité et l’ambition sont partout et toujours pervasifs. Par ailleurs, dans le virage et le tournant radical recommandés par le rapport du « Conseil de la politique étrangère et de la défense » de la Fédération russe intitulée « Problèmes et leçons de l’histoire récente de politique étrangère nationale », la rupture totale prônée par ce rapport vise les relations de la Russie d’avec  l’Europe et l’Occident et le virage de cap d’avec la Chine se précise comme un « axe d’utilité » ou « un partenariat approfondi », marqué par une asymétrie croissante. Du même coup l’interaction stratégique entre l’ours et le dragon, la Russie et la Chine, pourrait faire basculer l’hégémonie du système et l’ordre civilisationnel du monde.

Sur le déclin d’Hégémon

Un facteur plus irréfutable que les autres ouvre une nouvelle page dans l’histoire des relations internationales et influe sur la perspective d’une redéfinition des rapports de pouvoir entre les « Grands », le déclin de l’unipolarisme des États-Unis et par conséquent la fin d’une période de stabilité, la dissociation de responsabilités (répercussions d’une crise systémique) et pouvoir (système de décision), portant atteinte à la gouvernance démocratique). Ainsi l’émergence d’une candidature à leur succession est destinée à passer par une période de crises et de troubles et par une autre distribution de la puissance et des guerres en chaîne c’est sous cette morphologie du système qu’une lutte implacable mobilisera, l’idéologie, la diplomatie et le pouvoir militaire pour que tout puisse changer pour revenir à un autre type de stabilité. Ainsi, décrète l’histoire du monde et ainsi décrète la doctrine des cycles historiques et celle de la transition d’un système à l’autre. À ce sujet R.Gilpin, théoricien américain de la stabilité hégémonique soutient la thèse selon laquelle chaque système comporterait une hégémonie exclusive et marquante, personnifiée par un acteur historique dominant. Cette hégémonie aurait des caractéristiques récurrentes, d’émergence, apogée et déclin, dont abondent les exemples ; Rome pour la Méditerranée et le monde antique, l’Espagne pour « el siglo de oro », le XVIe la France pour le « le Grand Siècle », le XVIIIe, la Grande-Bretagne pour le XIXe et la grandeur victorienne, les États-Unis pour le XXe et la « Démocratie impériale ». Ces unités politiques, villes – États ou empires civilisationnels ne tolèrent pas la dualité des pouvoirs et ne conçoivent que l’unicité exclusive des toutes les expressions de l’autorité et du commandement, civil et militaire. Aujourd’hui comme hier l’hégémonisme (ou unipolarisme) sauvegarde la stabilité, que le multipolarisme remet en cause, dans une dialectique aléatoire et imprévisible. Dans les périodes de multipolarisme tous les facteurs de stabilité et d’intégration normative (ordres, institutions, statuts et valeurs) sont contestés et l’affrontement rendu finalement inévitable. Se pose alors la question de savoir si l’enjeu du recours à la force aura pour objet le système lui-même ou si la menace à la stabilité vise une amélioration de statuts au sein  la hiérarchie établie « dans » le cadre du système existant .Le problème de «l’alternative de système» se posait déjà à l’époque de la bipolarité, mais sous un aspect économico- politique (capitalisme-socialisme), tandis que l’enjeu du changement de la multipolarité actuelle vise explicitement le système, en son aspect global, politico-civilisationnel et historique (Orient – Occident,  nord-sud).

Stabilité et Paix, La paix par le multilatéralisme

La stabilité est nécessairement basée sur un ensemble fluide d’équilibres mouvants, tant au niveau global que régional. Or, si la préservation de la stabilité, favorable à la puissance dominante, n’est pas équivalente à la paix, comme silence des armes, l’essentiel dans la recherche de la paix ce sont les efforts pour que les crises récurrentes ne se transforment pas en défis stratégiques directs entre les puissances majeures et nucléaires.

Sur le fond, la tendance historique d’un système n’est pas dictée seulement par les rapports des États entre eux, comme des entités souveraines et indépendantes, en rivalité permanente d’intérêts et de valeurs, mais par la préoccupation d’échapper à l’anarchie et d’établir ou ré-établir une stabilité et un ordre politique légal et légitime, qui permette un minimum de coopération entre les nations.  Puisqu’une autre caractéristique essentielle des systèmes est la hiérarchie de puissance, le garant de la stabilité dans les systèmes hétérogènes est l’unipolarisme d’un hégémon, tandis que la critique de la structure impériale assume la forme d’associations et d’organisation multilatérales (égalitaristes ou de négoce) et multipolaires (ou d’affrontement et de bloc). Pour Ashby le système international n’est pas seulement stable, mais « ultrastable », au sens où il se comporte de manière sélective par rapport à ses variables internes, refusant celles qui l’amènent à des conditions d’instabilité.

Le modelage du système ou d’un ordre international alternatif comporte, pour la puissance hégémonique, une vision de la perspective et de l’avenir, intégrant les intérêts des acteurs perturbateurs, ainsi que les préoccupations sécuritaires, générales ou locales. Promouvoir un ordre international reposant sur des règles mutuellement reconnues au lieu et à la place de celui des entre-deux-guerres fut le souci de la puissance victorieuse, l’Amérique, lorsqu’elle créa une organisation de sécurité universaliste, les Nations-Unies, combinant le multipolarisme du Conseil de Sécurité et le multilatéralisme de la tribune des États, l’Assemblée générale. Nous constatons aujourd’hui que la critique de l’ordre politique existant, plein d’attentes insatisfaites, d’incertitudes et de conflits, opère par la remise en cause du déclin civilisationnel de l’Occident collectif. Son expression éclatante est l’antagonisme de deux formes de gouvernement ou de régime, à légitimité différente, autocratique en Orient et démocratique et post-démocratique en Occident. Les premières comportant une politique étrangère révisionniste et multipolariste et les deuxièmes des stratégies globalistes et intégrationnistes. Depuis longtemps l’organisation des Nations-Unies n’a pas eu un effet d’apaisement ou de rééquilibrage, vis-à-vis des mutations d’alignement ou de coalition qu’elles ne pouvaient pas compenser par une intégration fonctionnelle des ressources. Elles n’ont pas été en phase avec les besoins de prévention et de gestion des crises ou encore à la hauteur de leurs missions, dans les opérations de maintien de la paix (Mali », Soudan du Sud, Haïti, Afghanistan), pour lesquelles elles avaient été conçues. En effet, la concurrence des sommets multilatéraux (G7 ou G20), qui ont tendance à devenir de plus en plus politiques, montre clairement les signes d’une perte d’intérêt pour la stabilité internationale et pour l’immobilisme institutionnel de l’ONU. En effet l’ordre international de 1945 est globalement défié non seulement par les puissances révisionnistes, mais aussi par la majorité des pays émergents.

Le multipolarisme et l’intérêt national

Face à ses nouvelles responsabilités internationales, l’Amérique des années 50 et 60 a pu fédérer autour de son rôle de leadership, les pays européens et asiatiques par un système d’alliances et de « blocs instables » et par une politique extérieure interventionniste. Du point de vue stratégique elle a toujours revendiqué le contrôle de la violence paroxystique centrale et en ce qui concerne la géopolitique, elle a accordé une attention particulière à la subordination traditionnelle du sous-système asiatique à la politique mondiale, sans avoir renoncé « de facto » à la position de prééminence déjà assumée en Europe depuis la défaite du Japon et de l’Allemagne.

L’instabilité du sous-système asiatique et ses crises répétées (Vietnam, Inde, Pakistan, Bangladesh) transformèrent la structure rigide de la bipolarité en un équilibre mondial plus complexe dans lequel l’Asie allait assumer une importance croissante. En effet la rupture du modèle des relations asymétriques entre l’Asie et L’Europe, se manifesta sous la présidence Nixon lorsqu’il reprit la conception de l’intérêt national de la vieille realpolitik européenne, comme une fin légitime et même morale de sa politique étrangère. Cette adoption de l’intérêt national comme clé de voûte de la multipolarité d’un monde ouvert devait servir à la fois à surmonter le concept de domination et en même temps à assurer l’exercice d’une diplomatie active et d’un leadership créatif. L’intérêt national comme pilier de conception et d’action rappelle davantage Richelieu que l’idéalisme et l’isolationnisme américains et reprend la politique de la division et des alliances dans le jeu international et mondial. Cette « rupture » d’avec le moralisme de la contestation intérieure fut à la base de l’ouverture vers la Chine communiste, visant à établir une dynamique triangulaire qui reléguait Moscou dans une position désavantageuse et constamment déséquilibrée. L’hégémonisme eut raison encore une fois de l’isolement géopolitique d’un géant (la Chine), tout en servant l’intérêt américain et la stabilité du système.

L’État – civilisationnel et l’Eurasisme

Tout autre la conception actuelle des États-Unis face à la multipolarité montante. Il s’agit d’une conception ambigüe, mais perçue comme offensive, qui consiste à faire bloc, à resserrer l’alliance atlantique en Europe (OTAN) et à contenir la Chine dans l’Indopacifique par l’accord militaire tripartite de l’Aukus (Amérique, Royaume-Uni, Australie). Par ailleurs une stratégie euroatlantique jugée provocatrice et agressive et tenue responsable du conflit ukrainien, fait adopter à la Russie poutinienne un « tournant radical » dans sa politique étrangère, prônant, dans un rapport signé par quatre éminents spécialistes, S.Karaganov, F.Lioukanov, A. Kramarenko, D.Trenin,  une rupture totale avec l’Europe et l’Occident. Cette rupture est tout autant diplomatique que civilisationnelle et elle est portée par deux concepts identitaires, celui d’État – civilisationnel, futur fédérateur impérial potentiel et celui « d’Eurasisme », comme géopolitique des grands espaces. Ce document officiel, rejette toute « vision légaliste des relations internationales » selon laquelle les traités doivent être respectés et rapprochent davantage la Russie de la Chine, par ce qu’on a appelé un « axe d’utilité », ou « un partenariat approfondi ». « Parti pour durer » ! Un partenariat, présenté par Xi Jin Ping à Pékin, le 19 octobre dernier, lors du dixième anniversaire des « routes de la soie » comme « une coordination stratégique étroite »

En voulant sortir de l’Occident pour revenir aux sources de son identité euroasiatique, la Russie, puissance nationale, eurasienne et mondiale, remet en jeu l’échec de sa tentative séculaire de s’intégrer à la culture désormais décadente de la modernité occidentale, qui avait comporté un rabaissement constant de sa souveraineté, de sa tradition et de sa religiosité

Cette rupture sera -t-elle pacifique ou conflictuelle ?

Sera-t-elle à l’avantage de la Chine, Empire du Milieu, fortement centralisé et trente fois séculaire ?

Colosse continental, démographique, géopolitique et spatial, pourrait-il encore sacrifier 300 millions d’êtres humains dans un conflit nucléaire à grande échelle, comme l’affirma jadis Mao Tse Dong (années 60) et garantir à ce coût sa survie historique ?

La multipolarité est à l’avantage de qui et de quoi ?

Allons-nous seulement vers un nouvel ordre ou vers un nouvel empire ?

La désoccidentalisation du monde et l’émancipation du « Sud global »

Plusieurs indicateurs poussent à interpréter le problème du déclin comme une alternative hégémonique des États-Unis et de l’Occident

Allison a bien montré que sur 16 cas d’émergence hégémonique depuis les guerres du Péloponnèse, douze se sont soldés par un grand conflit.

Serait-il encore le cas ?

S’épaulant l’une à l’autre, la Sainte Russie et l’Empire du Milieu pourront-ils faire pièce à « l’Occident collectif » ?

L’approche sino-russe et leur partenariat de défense et de sécurité en vue d’un nouvel ordre mondial, s’étend-elle aux négociations diplomatiques entre l’Iran, l’Iraq et le Yémen, autrement dit à la stabilité des lignes maritimes du Golfe ? Se complète-t-elle par le « Sommet des BRICS (Brésil, Russie, Inde et Afrique du Sud) de Johannesburg » en août 2023 ?

Ce Sommet a eu l’ambition de dessiner l’échiquier d’un « monde d’après », par la contestation de l’hégémonie financière du dollar (adoption d’une monnaie commune et dédollarisation à long terme des échanges internationaux), et l’élargissement en 2024 à six nouveaux membres (Iran, Argentine, Égypte, Éthiopie, Arabie saoudite et Émirats arabes unis). Basculement ou ordre nouveau ?

L’affaiblissement des organisations universelles et multilatéralistes (G7, G20, FMI, ONU) et « l’émancipation financière de puissances moyennes » (Financial Times) par les BRICS représentent indéniablement un succès pour le « Sud global ».

Cependant l’ensemble des États émergents parviendra – t – il à faire basculer l’hégémonie politique de l’Occident ?

Arrivera-t-il à converger sur des principes et des intérêts géopolitiques communs, façonnant le système d’une hégémonie systémique et alternative à celle qui a préservé la stabilité mondiale depuis 1945 ? 

Par quels fédérateur et leader en dehors de la Chine ?

Ordre, désordre, violence

Dans le système international d’aujourd’hui un basculement du monde occidental est déjà à l’œuvre, sous des formes et des typologies diverses en Europe, en Afrique et au Moyen Orient turbulent. Un fil conducteur commun, qui constitue en même temps un accélérateur et un révélateur du mouvement, est constitué par la revendication d’un ordre nouveau, alternatif et multipolaire, souvent indéfinissable, mais toujours dressé contre le pouvoir en place, régional ou global.

Les antiglobalistes d’inspiration philosophique ou idéaliste, épris par le souci de la souveraineté et de l’indépendance évacuent souvent de leur combat les notions de rapport de force, d’intérêt national, d’ambition, de démesure et de guerre. Ne retenant de la complexité sociale que la notion passive de résistance, ils oublient l’instinct radical de l’homme de dominer, lutter et vaincre, par la persuasion ou par la force.

Si l’hégémonie est le concept global de cette volonté de prééminence, toute conception politique qui évacue les doctrines de pouvoir, de commandement, de sujétion et de force physique, est dévoyant et dangereuse, car elle est désarmante et anhistorique. Elle ignore du même coup la résistance du « statu quo » et le rejet du changement.

Héraclite, Aristote et le changement

La recherche d’un « ordre » politique partagé   varie selon les conjonctures, l’esprit de conservation ou de changement, l’homogénéité ou l’hétérogénéité des idées, des croyances et des sociétés, engendrant des formes stables ou instables. « Panta rhei » (tout passe, tout coule), fut la formule du changement et de l’existant d’Héraclite, d’ordre existentiel.

Or, puisque le pouvoir en politique est la mesure de toutes les choses et de tous les régimes, les causes du changement ne pouvaient laisser indifférente la philosophie et Aristote en identifia quatre (la matière, la forme, les moyens et la fin). La matière est pour nous la société et sa structure ; la forme, la lente évolution ou la rapidité bouleversante du changement ; les moyens ou les méthodes efficaces, la persuasion et la violence ; la finalité, des philosophies antagonistes.  Or, dans le domaine international, un système est stable, si le pouvoir dominant (ou hégémon), accepte des augmentations de pouvoir ou de prestige des puissances émergentes, soit par la coopération soit par la compétition. Est instable le système où l’hétérogénéité des intérêts et des valeurs devient l’enjeu du changement. Sous cette optique le multipolarisme comme revendication d’un ordre anti-hégémonique est à la fois instable et conflictuel et revendique clairement une alternative systémique.

Lutte anti-hégémonique ou transition systémique ?

Compte tenu de la profonde hétérogénéité des deux grands espaces géopolitiques d’Occident et d’Eurasie, démocratique et autocratique, comment les relations de stabilité et d’instabilité, ou de guerre et de non-guerre, influencent-elles la multipolarité militante et décisionnelle des chefs d’États et de gouvernement par rapport au but affiché, le rééquilibrage de la puissance ou l’affrontement anti-hégémonique ? Comment évolue la conjoncture actuelle qui rend la paix impossible et la guerre probable ?

L’hégémonie et ses paradoxes

La lutte et donc l’instabilité et le conflit sont la contrepartie inévitable de la transition d’un système à un autre et constituent la dimension dynamique de toute conjoncture de changement. Le déséquilibre des pôles est le facteur bouleversant des situations d’instabilité. En remontant l’histoire, la période des Augustes, consécutive à l’accession de César au pouvoir, marque l’ouverture vers l’hégémonie de l’empire et de la stabilité impériale, après le désordre républicain. La multipolarité actuelle peut-elle être tenue pour l’équivalent de la période républicaine de Rome, celle des triumvirats audacieux, pour le contrôle du Sénat des Quirites et de la République romaine ?

Pourrait – on oser que la multipolarité c’est la démocratie romaine en marche et le terrain plus propice aux aventuriers (i triumviri / les élites) au lieu de l’intérêt des plèbes et du « Principat » ?

Si la multipolarité est l’instabilité démocratique, l’empire est l’ordre et la stabilité impériale, celle d’une balance déséquilibrée et d’une dissuasion des révoltes anti-impérialistes incertaine (Vietnam, Algérie, Afghanistan). À preuve, et contre tous les détracteurs, le mythe antique de l’empire se poursuivra jusqu’au moyen âge.  À démonstration, le choix de Dante Alighieri au cœur de la cosmopole médiévale, qui rédigera le traité « De Monarchia », en éloge de l’empire à citoyenneté universelle. De même nature les propos de Niccolo’ Machiavelli à l’âge de la Renaissance avec l’utopie de « Il Principato, o dello Stato Moderno », comme hégémonie nationale manquée par « il Valentino » ou César Borgia. Puis encore la fédération multipolaire des principautés allemandes, manipulées par le Cardinal du Plessis de Richelieu, allié des protestants contre les catholiques au nom de la « Raison d’État ».

L’exigence d’ordre et de stabilité, liée au concept d’hégémonie est un fondement existentiel des trois types de pouvoir, idéocratique, politique et militaire. En sa forme hiérarchique intégrale l’hégémonie est l’empire, seul capable d’assurer la stabilité géopolitique et stratégique à son profit et d’instaurer une confiance internationale partagée et diffuse.

L’émergence du multipolarisme actuel vient du déclin d’hégémon et de sa crise. En effet la gestion de la crise d’hégémon a pour but essentiel d’assurer le maintien de l’ordre (la stabilité globale), de la hiérarchie de puissance (la souveraineté et légitimité du leadership) et du changement international (l’adaptation des statuts et des rangs des alliés ou des vassaux) l’impossibilité d’une Hégémonie totale à l’échelle planétaire est due aujourd’hui au pluralisme, à la diffusion des pouvoirs et à la complexité de leurs interactions croisées. Dès lors, le modèle de conflit qui se configure est systémique et son référent culturel est une civilisation ou une pluralité d’entre elles, ayant réussi à universaliser leurs intérêts et leurs valeurs.

Huntington et la crise des paradigmes

N’ayant pas adopté la théorie des grands cycles ni tiré un enseignement de la courbe séculaire de l’hégémonie des grands empires, espagnol, français, britannique ou américain, Huntington a toutefois contribué à donner naissance à la nouvelle manière d’écrire l’histoire dans le monde anglo-saxon, sans le pathos de la philosophie allemande de l’histoire ou du devenir des civilisations à la Spengler. Il nous a rappelé que l’Occident n’est plus le « seul sujet » de l’histoire universelle et que celle-ci n’est pas le champ intellectuel de son monologue intérieur. C’est sur la base d’une « crise des paradigmes », à laquelle il a apporté une issue notoire, qu’il est devenu possible et nécessaire de reprendre le débat sur les vieilles notions d’Orient et d’Occident.

Instabilités civilisationnelles et retour des empires, Sur les temps des chocs anti-hégémoniques répétés

Suivant un courant de pensée, qui va de Spengler à Toynbee, de Quincy Wright à Ortega y Gasset, l’hypothèse de Huntington est que « dans le monde nouveau, les conflits n’auront pas pour origine l’idéologie ou l’économie. Les grandes causes de divisions de l’humanité et les principales sources de conflit seront – ajoute-t-il culturelles. Les États-nations continueront à jouer le premier rôle dans les affaires internationales, mais les principaux conflits politiques mondiaux, mettront aux prises des nations et des groupes, appartenant à des civilisations différentes. Les chocs des civilisations seront les lignes de front de l’avenir » avec le recul de 30 ans, nous pouvons corriger ce pronostic en affirmant que « les grandes périodes d’instabilités seront civilisationnelles et que leurs issues probables marqueront les changements des systèmes internationaux et le retour des empires. Ces instabilités intégreront l’écologie, la démographie, les migrations et les conflits. Elles seront multipolaires et intéresseront des larges plages de continents, des antagonismes religieux millénaires et des formes étatiques et supra-étatiques, qui ont gouverné des peuples disparates. Des guerres civiles, terroristes et hybrides frapperont le désir de paix des peuples et rendront quotidiennes l’inquiétude et la peur, car les périodes d’instabilités civilisationnelles seront des temps de chocs anti-hégémoniques répétés. Dans les périodes d’instabilités civilisationnelles, des civilisations disparaîtrons sur leurs propres terres, englouties par d’autres qui en prendront la place, car des invasions des peuples et des nations à grande échelle se sont déjà annoncées, porteuses de luttes déstructurantes, interethniques, et intersectionnelles, d’où est bannie toute idée d’avenir et de société ». Les projections concernant des plaques tectoniques en mouvement pourraient opposer, dans un premier moment, un choc de titans entre Orient et Occident, hémisphère Nord et hémisphère Sud, une démographie galopante et un hiver démographique, des équilibres stabilisés à l’ouest et des dislocations incessantes par vagues et par contagion à l’est, in fine des luttes des « puissances carnivores contre des puissances herbivores ». Puis, dans un deuxième temps, autour des cosmopoles assiégées et d’un encerclement interracial et interreligieux fanatisé et menaçant, la transformation du « Grand Jeu » initiale prendra la forme d’un effondrement sociétal et la mutation des rivalités politiques en luttes entre clans et mafias, ou entre puissances légales et puissances de l’ombre, monopolisant la vieille violence étatique. Une incessante répétition de chocs anti-hégémoniques s’installera dans le vide d’un pouvoir dominant et stable et, pour sortir du chaos, réclamera le retour des empires en réaction au désenchantement, comme l’a bien vu le poète latin Phèdre, critique de la démocratie, reprise par La Fontaine, dans le carme « Ranae regem petierunt » (les grenouilles réclamèrent un roi).

De « l’ère des négociations » à « l’ère des instabilités permanentes »

Ainsi, dans une réalité européenne et internationale disputée, suite à l’échec du temps des négociations (Minsk I, Minsk II et suspension du traité New Start), on est entré dans l’ère des instabilités permanentes, celle des chocs des mondes, de l’affrontement redouté des  civilisations et des empires, annoncé par le flottement des « blocs instables » et par les revendications politiques multipolaires.  Quant à l’Occident, la scène planétaire, dont nous  prenons connaissance avec difficulté, ne cesse de nous rappeler que son sort n’est pas joué  d’avance et qu’il  se dissoudra peut être en perspective, par une longue crise de transition systémique, mais que le choix des voies et moyens pour atteindre les issues, portera en dernière instance sur le type de guerre qui résoudra les dilemmes du politique,  «  guerres  en chaîne » à la manière du XXe siècle ou « révolution systémiques », selon les scansions pluriséculaires de Strausz Hupé ?

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