La Révolution conservatrice d’Iran : les exemples de Djâlal AL-e Ahmad, Ali Shariati et Ahmad Fardid
Source : geopolitika.ru/fr/ – 15 février 2024 Maxence Smaniotto
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Une révolution conservatrice iranienne ?
Il y a des fils rouges qui relient les contextes culturels allemand des années vingt et celui iranien des années soixante et soixante-dix. C’est un sujet peu abordé et dont l’approfondissement est pourtant nécessaire pour mieux comprendre l’histoire de l’Iran et la naissance de la République. Le point que nous voulons aborder ici concerne ces intellectuels inspirateurs de la révolution khomeyniste de 1979 qui furent en partie influencés par des penseurs gravitant au sein de la « Révolution conservatrice allemande », expression créée par Armin Mohler dans son célèbre essai de 1950, Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1931. Djâlal AL-e Ahmed avait lu (et traduit dans des conditions rocambolesques) Franchissement de la ligne d’Ernst Jünger, tandis qu’Ahmad Fardid et Ali Shariati furent profondément influencés par Martin Heidegger. Tous les trois avaient lu Oswald Spengler, et Shariati le citait régulièrement dans ses écrits.
Certes, les auteurs occidentaux de référence de Djâlal AL-e Ahmed et d’Ali Shariati étaient Karl Marx, Albert Camus et Frantz Fanon, auteurs qui ne partagent rien avec Ernst Jünger, Moeller van den Bruck, Oswald Spengler et Ernst Kantorowicz ; c’est la raison pour laquelle il serait excessif de prétendre faire un lien direct et nécessaire entre la Révolution conservatrice allemande et la révolution iranienne. Toutefois, il n’en demeure pas moins que ces deux événements majeurs de l’histoire du XXème siècle ont des points en commun. Leurs penseurs respectifs faisaient face à des problématiques somme toute assez similaires, même si dans des contextes forts différents. Nous pouvons individuer quatre thèmes communs. Tout d’abord, l’accent porté sur la tradition dans sa dimension communautaire et transcendantale : le concept de « Reich caché » de Stefan George, l’une des figures les plus influentes d’Allemagne du début du siècle et qui influença profondément des figures majeures de la culture allemande des années ‘20, fit écho avec celui de « Imam caché » propre à la tradition chiite, et furent deux concepts extrêmement mobilisateurs pour la force évocatrice qu’ils recélaient. Ensuite, le socialisme révolutionnaire comme moyen de lutte contre le capitalisme, indispensable pour garantir l’indépendance de la nation et du peuple. Puis, l’anticolonialisme, démarche obligatoire dans un but de libération nationale, et enfin la critique de l’Occident, conçu comme civilisation matérialiste, source de corruption morale et spirituelle. Ces quatre points s’imbriquent, de sorte qu’ils s’avèrent interdépendants.
Nous affirmions plus haut que les contextes historiques dans lesquels se développa l’effervescence intellectuelle et militante d’Allemagne et d’Iran furent similaires. L’Allemagne venait de perdre la Première Guerre mondiale ; des portions de son territoire étaient sous occupation étrangère. Le sentiment général était celui d’un pays financièrement dominé par les puissances étrangères, humilié et orphelin de sa souveraineté. De même, l’Iran, qui fut un protectorat anglo-russe pendant près d’un siècle avant de devenir un pays arrimé aux USA, politiquement tout comme économiquement, avec tout ce que cela représentait en termes d’influence culturelle sur sa population autochtone. Ces similitudes ne doivent pas pour autant nous faire oublier les différences relatives à la stratégie révolutionnaire à mener pour combattre le pouvoir en place et les influences étrangères. Si en Allemagne ce furent les éléments antilibéraux, antiparlementaires et patriotes à être mis en avant, dans le cas de l’Iran c’est incontestablement l’élément religieux qui le fut, bien que toujours comme complément nécessaire à l’anticapitalisme. Les points de convergence entre d’une part des analyses des protagonistes de la Révolution conservatrice allemande, et de l’autre la tradition persane et l’Islam, produira un résultat détonant chez certains intellectuels iraniens qui s’étaient engagés dans l’opposition au Shah, et qui parviendront à structurer une pensée cohérente autour des liens entre Islam, socialisme révolutionnaire, anticolonialisme et modernité.
Peut-on dès lors, dans le cas de l’Iran, parler d’une Révolution conservatrice allemande qui aurait réussie ? D’une « Révolution conservatrice iranienne » ? La question est complexe, raison pour laquelle il n’est pas judicieux de donner une réponse univoque.
S’il est évident que la révolution de 1979 produisit un régime théocratique, il serait également faux d’affirmer qu’il manquerait d’éléments révolutionnaires, voir socialistes. Dès le début de son histoire, Islam et révolution ne sont guère incompatibles, y compris sous l’aspect économique. Les inspirateurs de la révolution khomeyniste le savaient très bien, et ils avaient compris que c’était là la ligne sur laquelle il fallait poursuivre afin de rallier les masses et la partie du clergé qui souhaitait le départ du Shah. Les aspects conservateurs, mystiques et révolutionnaires tiers-mondistes sont en effet bien présents autant dans l’esthétique des années ‘80 et ’90 (affiches de propagande, murales, sculptures, filmographie) que dans les discours des nouveaux dirigeants iraniens.
Il y a donc bien eu en quelque sorte une « Révolution conservatrice iranienne » (1) qui a remis la dimension religieuse au centre de la société, mais il n’est pas pour autant possible d’affirmer qu’elle fut directement inspirée par la Révolution conservatrice allemande. Bien que des liens soient indéniables, l’une n’est pas la conséquence de l’autre. Par exemple, tout en étant révolutionnaire, la nouvelle théocratie iranienne n’était pas particulièrement socialiste, même si des éléments y étaient présents, comme l’antilibéralisme, l’interventionnisme de l’État, l’interdiction de l’usure et la nationalisation des entreprises étrangères, notamment celle de l’industrie pétrolière. Un autre point de divergence est celui de la question de la Technique. Exception faite pour Martin Heidegger, la plupart des penseurs de la Révolution conservatrice allemande estimaient que la Technique pouvait être dominée et soumise à la volonté de puissance allemande. Les penseurs iraniens estimaient au contraire que le destin de la Technique est d’asservir l’homme, et que ce n’est que par un retour aux sources les plus vivifiantes de la religion que c’est possible de la combattre efficacement. Un dernier point, et pas des moins importants, et celui du régime iranien en soi. Incarne-t-il ou pas les idées des penseurs qui l’inspirèrent ? Il est tout à fait possible d’en douter, la guerre avec l’Irak de Saddam Hussein, à l’époque soutenu par les USA, a certainement contribué à façonner le régime vers une version plus rigide, politique et oppressive que celle imaginée par Ali Shariati et Djalal AL-e Ahmad. L’Iran étant l’un des pays les plus anciens au monde et, donc, aussi parmi les plus complexes, il est difficile de donner des réponses simples. Comme nous l’avons évoqué plus haut, le but n’est pas de parler du régime théocratique iranien mais plutôt des liens entre la Révolution conservatrice allemande et les principaux intellectuels qui inspirèrent les révolutionnaires khomeynistes.
En conclusion, nous pouvons admettre que les deux contextes, celui allemand et celui iranien, présentaient certes des similitudes qui expliquent l’intérêt que beaucoup de penseurs iraniens révolutionnaires portaient aux protagonistes de la Révolution culturelle allemande, mais l’une ne fut pas la seule source d’inspiration de l’autre. Le parallèle entre les deux événements n’a du sens et de la cohérence que si l’on maintient des proportions raisonnables. Nous pouvons alors résumer ces différences comme il suit : la Révolution conservatrice allemande se voulait national-révolutionnaire, tandis que la Révolution conservatrice d’Iran fut islamo-révolutionnaire. La première demeura, malgré toutes les critiques qu’elle produisit contre le libéralisme et le régime parlementaire et sa volonté de constituer des élites, très ancrée dans une dynamique moderniste. La seconde, prévoyait d’introduire davantage d’éléments antimodernes de type spirituel pour un retour du religieux dans l’espace public.
Qui furent donc les penseurs qui inspirèrent la révolution khomeyniste ? Nous en avons sélectionné trois, probablement les plus représentatifs.
Djâlal AL-e Ahmad : l’ « occidentalite » comme maladie
La vie de Djâlal AL-e Ahmad fut à l’image de son écriture : foisonnante, riche, radicale et gouailleuse. Son œuvre est une immense quête : trouver les causes du malheur humain et forger des moyens pour l’extirper. Pour ce penseur iranien, le malheur a un nom : Ghazarbzadegui, néologisme que l’on peut traduire par « occidentalite », et qui conçois l’occidentalisation des peuples autochtones comme étant une maladie, une infection dont il faut guérir.
Le problème, pour AL-e Ahmed, n’est pas tant l’Occident en soi quant plutôt son imitation : « […] nous prenons femme à la mode d’Occident, comme eux, nous singeons la liberté, disons le bien et le mal, portons le vêtement ou tenons la plume – et en vérité il faut qu’ils nous disent le jour et la nuit. Comme si nos valeurs étaient périmées. Rabaissés au rang d’appendice dans leur ventre, nous en sommes encore fiers. » (p. 50).
Cet état de fait s’expliquerait, toujours selon le penseur iranien, par un ensemble de facteurs. Tout d’abord, le développement technologique de l’Occident, qui lui a octroyé une suprématie militaire et économique sur les autres civilisations. Ensuite, l’attrait des Iraniens pour l’ouest. Pays aride, l’Iran a toujours regardé avec envie les terres fertiles de l’Europe et du Proche-Orient.
Djâlal AL-e Ahmad souligne là l’une des récurrences encore aujourd’hui bien présente chez les peuples du Proche-Orient : le rapport ambigu, voir schizophrène, avec l’Occident, fait de craintes, jalousies, mépris et admiration. Des sentiments puissants et contradictoires que déjà le grand poète et mystique iranien Sohrawardi avait évoqué dans certains de ses écrits, qualifiant l’Occident de « prisons » et de « puits », désignant par-là le lieu de la perdition et de la chute, d’où il est possible de s’échapper seulement par un processus de retour à l’Orient ; métaphysiquement, d’un retour aux sources de la Tradition.
C’est, dans un certain sens, ce que prône Djâlal AL-e Ahmad pour «guérir» de l’occidentalite. Retour aux valeurs fondamentales de l’Islam (il prônait le sunnisme au lieu du chiisme, en lequel il voyait un artifice imposé par la dynastie des Safavides afin d’asseoir leur pouvoir) non pas en une logique réactionnaire et passéiste, qu’il moquait, mais plutôt en un sens spirituel et vitaliste, anticapitaliste, critique de la technologie et de l’aliénation qu’elle cause ; ensuite, lutte pour le peuple, décolonisation, nationalisation, autosuffisance. Les puissances occidentales pillent l’Iran de ses ressources énergétiques et lui imposent ses produits de consommation, d’où son obsession de modifier les mentalités locales en les rendant similaires à celles d’Europe et des États-Unis : « Sexe, abêtissement, leurres, âneries. Pendant ce temps-là, le pétrole est mis en barils ! » (P. 50). Ce n’est pas digne d’un peuple qui se veut libre.
Djalal AL-e Ahmad
Il est dès lors inévitable qu’il développe une critique de la machine et de la modernité, principaux produits de l’Occident : « S’il est vrai que l’essor brutal du machinisme dans tous les domaines est toujours source de crises sociales, pour nous qui sommes au début du chemin, contraints d’effectuer un bond de deux cents ans, nous sommes dans un pétrin dont nous n’avons pas idée. Et, plus que dans d’autres pays soumis au même sort, ces fièvres produiront des délires persistants et alarmants. » (p. 143). Mais comment faire face à l’irruption, dans l’Iran du début des années 60, des machines ? Si les valeurs de la modernité sont à rejeter puisque étrangères au logos iranien, il faut bien prendre en compte la nécessité, insiste AL-e Ahmed, de dominer la machine, « Car elle est bien un moyen et non un but. Le but, c’est de se débarrasser de la misère et de mettre le bien-être matériel et moral à la portée de tous. » (p. 96), évitant ainsi deux écueils.
D’abord, celui de la soumission, qui porte l’homme à devenir simple agent de consommation dépendant des technologies, et plus précisément des technologies occidentales. Et ensuite, celui de la réaction, du détachement monastique, d’un illusoire retour en arrière, comportement qui empêche tout engagement pour changer quoi que ce soit. Puisque la machine s’est imposée, alors il faut pouvoir la dominer sans pour autant renier, comme le voudraient les capitalistes, les valeurs religieuses, fondamentales puisqu’elles participent à empêcher l’individu de se transformer en simple consommateur aliéné. Car « C’est ainsi qu’on gouverne un peuple, livré à la fatalité de la machine, sous la bannière d’une élite occidentalisée, et par le moyen de séminaires, conférences, deuxième et troisième Plans, et à coups d’aides gratuites et d’investissements dérisoires dans une industrialisation sans racines et dépendante. » (p. 108)
Issu d’une famille pieuse, il prendra ses distances avec la religion pendant quelques années, adhérant à des mouvements socialistes, puis au mouvement nationaliste du premier ministre Mohamed Mossadegh, renversé par la CIA et le MI6 pour avoir osé nationaliser l’industrie du pétrole en 1951. Il voyage également, en Europe, en URSS et aux Etats-Unis où il est invité à l’université d’Harvard. Tout cela pour revenir à la religion, ou plus précisément à la foi, une foi vécue comme chemin personnel, mais pas pour autant déconnectée de l’engagement politique en faveur des déshérités.
A contrecourant de la plupart des penseurs de l’époque, il critiquera les réformes modernistes et laïques d’Egypte, de Turquie et d’Irak, voyant en elles des symptômes de l’occidentalite. Il publie son pamphlet le plus célèbre, L’occidentalite, à ses frais en 1962. Interdit, il circulera sous le manteau. Djâlal AL-e Ahmad restera jusqu’à la fin de sa vie, survenue en 1969, un partisan de la nationalisation intégrale de l’industrie pétrolière iranienne, de la décolonisation des esprits et du retour à une dimension spirituelle de l’individu et de sa communauté d’appartenance.
Ali Shariati : auto-édification et retour à soi
Ali Shariati (1933-1977) reprend et prolonge certaines thèses de Djâlal AL-e Ahmad, qu’il connaissait personnellement, et plus précisément celle d’occidentalite. Excellent élève doté d’un indéniable charisme et d’un incomparable art oratoire, Shariati s’engage très tôt en politique, ce qui lui vaudra d’interminables problèmes avec les autorités iraniennes.
Cela ne l’empêche pas d’obtenir une bourse d’études pour aller étudier à la Sorbonne, en 1959. Élevé de Louis Massignon, il fait la connaissance du milieu intellectuel et politique français : Jean-Paul Sartre, les militants du FLN, Frantz Fanon, dont il est le premier traducteur en farsi. Une fois obtenu son doctorat en Lettres, il rentre en Iran, où il est arrêté dès son arrivée à l’aéroport, en 1964. Il perdra son poste de travail à plusieurs reprises, ses écrits seront interdits, et il sera surveillé, arrêté et torturé. Shariati est en effet devenu extrêmement célèbre. Ses discours à la mosquée attirent d’immenses foules. Intellectuels et mollahs se rendent chez lui. Parmi eux, Ali Khamenei, le futur Guide Suprême d’Iran… Shariati quitte l’Iran en 1977 pour l’Angleterre, où il sera assassiné par la SAVAK, le service de sécurité intérieure d’Iran.
Contrairement à la plupart des penseurs révolutionnaires iraniens, plusieurs ouvrages de Shariati sont traduits et publiés en français, dont les fondamentaux Construire l’identité révolutionnaire et Retour à soi. Il y expose succinctement en un langage clair et direct sa pensée politique et sa vision de l’Islam. Son souci constant : comment intégrer efficacement religion, socialisme et action politique pour que cela soit adapté au contexte iranien ?
Ali Shariati
Constatant que chaque révolution contient son lot de profiteurs et d’hypocrites qui dénaturent tôt ou tard la révolution, Shariati prône un processus qu’il qualifie d’ « auto-édification », ou « édification de soi », processus qui devait nécessairement passer par une démarche de « retour à soi ». L’Iran étant devenu, aux yeux de Shariati, une colonie occidentale, chacun doit prendre conscience qu’il se trouve en une position de domination étrangère qui impose le matérialisme, l’exploitation, la logique capitaliste et l’hégémonie culturelle. Le retour à soi est de conséquence une démarche nécessaire de réappropriation identitaire, où chacun doit récupérer ce que le système capitaliste lui a ôté. Cette réappropriation doit être à la fois individuelle et collective.
Le Coran et les exemples de Mahomet et de Hussein sont d’inépuisables sources d’inspiration et d’enseignements, insiste Shariati. L’un des plus importants est : « Chacun de nous est responsable, et est le cultivateur de sa graine : ‘L’homme qui purifie son âme sera sauvé’ (sourate 91, Le Soleil, verset 9) […] Une telle explication de l’être humain peut inciter le penseur qui appartient à la bourgeoisie ou à l’aristocratie, ou aux classes les plus laborieuses, à arracher son vêtement de classe et à se révolter, malgré la classe à laquelle il appartient et à rejoindre et même orienter la marche de la classe opposée à la sienne, soit celle des nécessiteux et des opprimés. » (p. 24)
La révolution est l’aboutissement d’une lutte de libération nationale au nom du peuple, mais également celui d’une lutte de libération mentale et civilisationnelle. Ce combat est indissociable de la foi en Dieu : « Comment pourrait-il [l’humain] penser l’adoration de Dieu, ou l’adoration de l’idéal, tant que le système dans lequel vivent les gens est un système dominé par des conflits d’argent, où ils courent à la consommation, dominé par la bourgeoisie et le capitalisme, la propriété privée et l’exploitation de classe ? » (p. 34). Ce système d’exploitation, poursuit Shariati, repose sur la démocratie libérale et sur sa classe représentative, la bourgeoisie. Construire l’identité révolutionnaire consiste alors non seulement à repousser ce qui nous menace, mais également à bâtir un homme nouveau, ayant repris contact avec ses sources, un homme socialiste débarrassé de ses lests matérialistes : « […] l’homme socialiste est avant tout un homme divin ; il est une essence pure et élevée, un homme qui a atteint le degré de l’altruisme, qui a une orientation idéologique conforme à sa vision d’ensemble de la vie. » (p. 36)
L’édification de soi repose en définitive sur trois piliers : l’adoration, qui résume toute la dimension divine (« Par adoration, nous entendons la liaison existentielle permanente entre l’homme et Dieu, le Dieu source de l’âme, de la beauté, du but à atteindre, de la foi et de toutes nos valeurs humaines […] » p. 40) ; le travail comme dimension intérieure et commune, qui permet le passage à l’action ; et enfin la lutte sociale, entendue comme lutte contre les injustices du système capitaliste occidental dans l’intérêt du peuple.
Shariati n’aura de cesse de critiquer autant les intellectuels progressistes acquis aux idéologies occidentales, qu’il accuse d’être des hypocrites qui en réalité détestent les masses, que les religieux conservateurs, qu’il accuse de légitimer le pouvoir en place et ainsi perpétuer les structures d’oppression capitaliste, et également les réactionnaires, en qui il voit des contrerévolutionnaires qui prétendent revenir à un passé fantasmé. Au contraire, Shariati eût cette rare capacité d’être transversal, de toucher un public très hétérogène allant des déshérités aux ouvriers des usines, des militants socialistes aux religieux, des intellectuels bourgeois aux fonctionnaires qui bénéficient des retombées matérialistes du régime. Qualité rare, donc, qui en fit l’un des ennemis les plus redoutés du régime, qui finira par l’assassiner.
Ahmad Fardid : les « heideggériens islamiques »
La modernisation à étapes forcées de l’Iran, lancée en 1954 avec la « révolution blanche » voulue par le Shah Reza Pahlavi, a comme effet direct de désarticuler les structures sociales des communautés traditionnelles de l’empire, favorisant principalement la bourgeoisie et les propriétaires terriens. Mal maîtrisés, modernisme et technicisme se révèlent dévastateurs pour les sociétés traditionnelles, produisant déracinement (l’exode rural crée d’immenses bidonvilles dans les périphéries des métropoles), aliénation, névroses, inégalités sociales, urbanisation et destruction de l’environnement.
Ce n’est dès lors pas surprenant si tant de penseurs iraniens trouveront en Martin Heidegger une source d’inspiration, estimant sa pensée pertinente pour comprendre le contexte iranien de l’époque. Ce seront surtout les implications métaphysiques de la technique, que le philosophe allemand n’aura de cesse d’analyser et critiquer, qui attireront l’attention des « Heideggériens islamiques », appelés également « Heideggériens de Téhéran ». Pratiquement inconnus en Occident, leurs réflexions seront fondamentales pour légitimer, souvent à posteriori, et bien charpenter, l’idéologie de la nouvelle théocratie, marquant par-là une rupture civilisationnelle avec la précédente politique prooccidentale des élites d’Iran.
Ahmad Fardid
Ahmad Fardid, né à Yazd, la ville sainte des Zoroastriens, en 1910, en sera le membre le plus éminent et, en un certain sens, médiatique. Ce philosophe, qui à l’instar de Ludwig Wittgenstein et Jacques Lacan écrira très peu de son vivant, préférant la transmission orale, intrigue. Encore aujourd’hui, il est fait l’objet d’égéries ou d’acerbes critiques pour sa condamnation de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et pour ses accointances avec le régime des Ayatollahs. Mahamoud Sadri, l’un de ses anciens élèves, souligne comment Fardid « vivait la philosophie », mais en met également en exergue sa myopie à l’égard de la politique, tendant en quelque sorte à voir en certains hommes politiques des envoyés du destin.
Quoi qu’il en soit, Fardid fut incontestablement le philosophe le plus influent de l’Iran tout au long de la seconde moitié du XXème siècle. Polyglotte (il parlait couramment l’arabe, le français et l’allemand), il étudia en Iran, en France à la Sorbonne et en Allemagne, devenant professeur au département de philosophie de Téhéran. Contrairement à Djâlal AL-e Ahmad et Ali Shariati, il vécu longtemps (il mourut en 1994) et eut ainsi le temps d’influencer le cinéaste Mortez Avini, considéré comme ayant été le plus éminent vidéaste iranien issu de la révolution, et le futur président Mahamoud Ahmadinejad. En outre il fut à l’origine du terme « occidentalite », qui sera popularisé par Djâlal AL-e Ahmad.
Fardid était convaincu que la phénoménologie de Heidegger était la clé pour analyser la situation civilisationnelle, intellectuelle et politique de l’Iran de l’époque. Ses analyses reprennent l’essentiel des thématiques abordées par Heidegger, et ce, afin d’élaborer une critique de la modernité occidentale telle qu’elle est imposée à l’Iran par son élite. La solution demeurait selon lui en un retour à l’Islam, entendu dans sa dimension de retour au logos d’Orient. Toute expression de la modernité occidentale est donc critiquée, de la démocratie libérale au rationalisme, des Droits de l’Homme au progressisme, mais pas tant sous un angle religieux quant plutôt sous celui philosophique. Bien qu’il ait tenté de réfléchir à une union entre l’Occident et l’Orient basée sur une commune métaphysique, il n’aura pas le temps de terminer ce travail en raison de son décès.
Sa thèse principale, et que l’on peut retrouver dans l’essai de Heidegger Introduction à la métaphysique, était que l’anthropocentrisme et le rationalisme issus de la Grèce classique auraient remplacé l’autorité divine, éloignant l’homme du sacré, en en désarticulant ainsi son essence, le Dasein. Ainsi, refuser les dynamiques internes à l’Occident, ontologiquement nihiliste, reviendrait à restaurer le Dasein, à restaurer cette unité entre l’être et la pensée qui était bien présente chez les présocratiques. Toute l’ouvre et la critique d’Ahmed Fardid consiste dès lors à pousser l’Iran à un retour aux sources de sa pensée, et ce, non pas en un mouvement réactionnaire et passéiste mais plutôt en faveur de ce que Heidegger nommait Der Anfang, « le nouveau commencement ». Autrement dit, se retourner vers le passé afin d’y retrouver les sources d’où l’Être a jailli, et par-là inaugurer un nouveau cours de la pensée. Chercher, comme le fit Heidegger avec la recherche du « matin grec », le « matin iranien », et de là, rétablir le Dasein.
(1) Il faudrait peut-être la nommer plutôt « révolution traditionnaliste iranienne », car le clergé conservateur était entièrement rangé du côté du régime du Shah. Il s’agissait, pour nombre de révolutionnaires musulmans, davantage d’un retour aux sources de la tradition islamique et de ses valeurs que d’un conservatisme comme nous pourrions l’entendre dans le contexte occidental.
Source : https://noese1.wordpress.com