Le nerf de la guerre
Source : russiepolitics.com – 12 octobre 2023 – Jean-François Geneste
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Jean-François Geneste est ancien directeur scientifique du groupe EADS/Airbus Group, PDG de WARPA.
La Russie est en guerre officielle avec l’OTAN, dixit Sergei Lavrov ! Parmi les différents épisodes, le dernier en date est l’interdiction décrétée par Vladimir Poutine d’exporter le diesel en direction des pays occidentaux pour, soi-disant, stabiliser son marché intérieur. L’Extension des BRICS vise, quant à elle, à agglomérer à la fois les États ayant des ressources naturelles et ceux qui sont producteurs, tant industriels qu’agricoles. Il se forme ainsi deux blocs sur la planète entre une partie du monde très attachée aux réalisations matérielles, tandis que l’autre est basée sur la finance et la spéculation. Jean-François Geneste analyse la situation pour Russie Politics.
Cette situation s’est mise en place au fil des décennies. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis étaient une puissance manufacturière majeure, mais l’abandon des accords de Bretton Woods, la flottabilité du dollar, le système des pétrodollars, la légalisation, en 1987, des marchés des produits dérivés dont les fondements avaient été « validés » par Black, Merton et Scholes et bien des événements additionnels ont transformé ce pays en une sorte de gigantesque banque infertile. De la même manière, l’Europe, suiviste, s’est désindustrialisée en délocalisant elle aussi dans les pays à bas coûts et ainsi l’Ancien Monde dit « libre », a perdu bien des compétences qu’il croyait inutiles, mais qui risquent un jour de se révéler cruciales. De plus, le conflit en cours accélère la désindustrialisation de l’Allemagne via la destruction des gazoducs Nord Stream, annonçant un appauvrissement supplémentaire substantiel de l’Union européenne.
Face à cela, nous avons eu une montée productive extraordinaire en Chine, tant en quantité qu’en qualité. De son côté, sanctions obligent, la Russie a été contrainte à la fois de développer une partie d’activités qu’elle n’avait pas, ainsi que son agriculture avec un potentiel, pour cette dernière, de devenir un leader global absolu dans la majorité des biens.
Il y avait néanmoins un secteur où l’on aurait pu penser que les USA auraient gardé la prééminence et c’était la défense, avec un budget obèse et seulement 16 années de paix sur 240 ans d’existence du pays pour reprendre les propos de l’ambassadeur chinois. Il faut dire que les 850 milliards de dollars annuels et connus (il y a des blacks programs en sus, etc.) semblent inatteignables au reste de la planète. Cependant, si on compte en parité de pouvoir d’achat, la Chine est à environ la moitié, elle aussi officiellement. La Russie arrive en troisième position, mais à juste 10 % de l’Oncle Sam.
Regardons, en plus des sommes consacrées, la performance. Même si l’Ukraine a vu se déverser des montagnes de matériels pour la plupart obsolètes, on peut néanmoins en déduire assez facilement que le l’armement occidental n’est pas au bon niveau comparé à celui de la Russie et ce pour bien des raisons que nous ne détaillerons pas ici. Nous pouvons dès lors avoir une interrogation concernant la Chine. En effet, quelle pourrait être sa puissance réelle ? Nous ne pouvons guère le savoir compte tenu du fait qu’elle n’a pas été en guerre depuis longtemps. Certains se gaussent, probablement à tort, des difficultés humaines qu’elle rencontrerait avec des personnes non aguerries, mais notre sujet, à présent, est le matériel. Or la Chine est un géant manufacturier avec un écosystème extrêmement efficace. L’orienter et le doper en période d’affrontement semble, au moins sur le papier, la meilleure chance de succès pour elle, face à des rivaux qui en sont bien incapables.
Nous avons vu, dans des articles et vidéos précédents, que le niveau d’instruction, en Asie notamment, est nettement supérieur à celui occidental, ce qui, en temps de bataille industrielle, laisse peu de perspectives à notre côté de l’échiquier géopolitique.
Néanmoins, la mondialisation a consisté en la financiarisation de l’économie sous hégémonie américaine. Les USA créent des sommes considérables, ex nihilo, chaque mois. Ils inondent la planète de leur monnaie à laquelle ils ont associé l’extraterritorialité de leur droit et punissent sévèrement les contrevenants comme, par exemple, BNP Paribas.
Les montants engagés dans le conflit ukrainien sont colossaux, de l’ordre de 200 milliards de dollars, eux aussi sortis de rien et ne correspondant à aucune nouvelle richesse réelle.
La question qui se pose est celle de cette fuite en avant : une partie du monde soutient la guerre avec de la création monétaire quand l’autre semble le faire uniquement avec du concret. En ce sens, l’affrontement est moderne et intéressant. En effet, jusqu’au XIXe siècle au moins, l’argent étant sous forme sonnante et trébuchante, en fabriquer n’était point aisé. Le combat pouvait donc cesser faute de ressources. Là, la production est potentiellement infinie, mais nous nous trouvons devant un problème quelque peu nouveau. Les réserves d’or étaient tangibles et vérifiables. Aujourd’hui, dans un contexte où les États-Unis ont interrompu la publication de leur agrégat M3 depuis 2006, nous ne savons rien de la valeur de cette monnaie.
Chacun comprendra aisément comment cela marche. Si vous avez une certaine quantité de dollars pour un volume de biens dans le monde, vous évaluez, de facto, combien vous pouvez acheter de ces marchandises avec cette somme, ce qui donne une idée de la réalité de la fraction que peut vous procurer une unité de compte. Mais il est bien clair que si vous ne savez pas combien il en circule, vous ne pouvez pas faire ce calcul élémentaire. Ainsi, toute autre monnaie dont la masse globale n’est pas promulguée ne vaut rien, par principe.
Nous avons aussi pu constater que le dollar a été militarisé via l’extraterritorialité du droit américain. Mais la question se pose encore plus depuis 2006 puisqu’en ne publiant volontairement plus la M3 les USA en ont fait une sorte de devise impériale à cours forcé avec pénalités à la clé pour ceux qui voudraient s’en départir. J’avais imaginé un tel scénario dans mon ouvrage de politique fiction intitulé « La Gifle Chinoise » en 2012 et édité en 2015 dans lequel un raid était effectué sur la Chine en exigeant de la priver de produits agricoles en achetant, en passant par la création monétaire incontrôlée, l’ensemble de la nourriture mondiale.
Comprenons-nous bien, dans un contexte où l’on ne connaît pas la valeur d’une monnaie, en fabriquer des quantités industrielles, ne cause aucun dommage à court voire à moyen terme. C’est donc une arme redoutable pour calmer les récalcitrants, surtout lorsque cela s’accompagne d’un bâton, la guerre, important sinon obèse comme nous l’avons qualifié plus haut. Pour résister à cela, il faut par conséquent à son tour une dissuasion puissante et une force militaire substantielle et suffisamment dimensionnée. C’est clairement le cas aujourd’hui de la Russie et peut-être de la Chine.
Néanmoins, nous l’avons vu auparavant, le soutien à l’Ukraine s’obtient par création monétaire incontrôlée. Le problème est que les acteurs impliqués dans la production matérielle accompagnant cela, eux, sont potentiellement payés en monnaie de singe. À l’intérieur de la zone occidentale, si elle était autosuffisante, ce pourrait ne pas être très gênant. Mais la difficulté c’est que le critère ci-avant cité n’est pas rempli. Dès lors, cela entraîne la nécessité de la prédation physique, par exemple le pillage du pétrole syrien. Nous vivons donc dans une sorte de fuite en avant et qui oblige à gagner, sinon le système tout entier s’effondre.
La question fondamentale est de savoir si cela amènera ou non au conflit mondial et ainsi inéluctablement nucléaire au vu des forces en présence.
Cela aussi, au cas où l’on arriverait à l’éviter, plaide pour que du côté des BRICS on mette au plus vite en place un dispositif de mesure de la masse monétaire fiable et en temps réel, observable par tout un chacun. C’est à la fois un gage d’honnêteté, de transparence, de puissance, et enfin de non-impérialisme.
Entre les mots et la pratique, la dysharmonie peut être abyssale…et cela concerne tant les brics que les états otanesques et les autres. Autrement dit la part de l’imprévisible est indéfiniment vaste.
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