Un mot sur Douguine – Gueïdar Djemal (11 janvier 2012)
Source : voxnr.fr – 11 janvier 2012 – Gueïdar Djemal
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Il y a bien longtemps, le fameux film d’après-guerre « Le destin d’un soldat en Amérique » [sorti en Amérique sous le titre « The Roaring Twenties »] fit sensation dans l’espace cinématique soviétique. Il soulevait des problèmes existentiels très aigus entourant la figure d’une personnalité dynamique et héroïque jetée dans un monde indifférent à un tel type, un monde qui est essentiellement mollasson, pacifiste, et complètement hostile à tout ce qui est authentique et héroïque.
Le destin et la vie d’Alexandre Douguine pourraient former la base d’un film similaire, « Le destin d’un intellectuel en Russie ». Particulièrement parce qu’un véritable intellectuel en Russie est immédiatement et vraiment un soldat, un vrai soldat de l’Esprit menant une bataille constante dans cet espace où l’activité de l’Esprit se heurte à l’hostilité de la matière qui l’entoure. Douguine est un tel intellectuel authentique.
Parmi tous les écrivains du passé, peut-être que seul Dostoïevski réussit à atteindre la particularité de la véritable intellectualité, parce de temps en temps ses personnages semblent soudain s’arrêter et s’attarder, éclipsés et frappés par la terrifiante pensée singulière qui les arrache aux rouages de l’existence quotidienne, et ensuite ils se retirent de tout contact et de toute conversation pour pouvoir réfléchir à cette pensée énorme et terrifiante. Peu importe ce qu’est cette pensée. Ce qui est important est qu’elle soit toujours grandiose et paradoxale par rapport au monde extérieur, à l’environnement dans lequel ils se trouvent. Shatov et Kirillov sont des archétypes classiques d’intellectuels authentiques que seul Dostoïevski pouvait décrire. Dans ce sens, Douguine est un intellectuel dostoïevskien. Un véritable intellectuel est quelqu’un pour qui sa propre pensée est plus importante que sa propre existence physique.
La vie de Douguine, comme pour la plupart d’entre nous – mais pas tous, en fait – peut être divisée en deux parties opposées et significatives. Il y a sa vie avant les années 90, et sa vie après. Ces deux parties peuvent être illustrées par la fameuse expression : « Il y a un temps pour rassembler des pierres, et un temps pour les disperser ». Cela veut dire ici que l’époque précédant les événements des années 90, qui poussa tant de gens au premier plan, fut incontestablement un temps de rassemblement des pierres.
Lorsque je rencontrai Alexandre Gelievitch en 1980, c’était encore un très jeune homme de 18 ans. En dix ans, il avait parcouru un chemin intense en organisant, en structurant, en saturant et en éduquant son esprit, le transformant en un prisme colossal concentrant, pourrait-on dire, « la lumière des étoiles lointaines ». Il accomplit ce travail sur la base méthodologique organisatrice et structurante de l’école guénonienne du traditionalisme. Pour cela, bien sûr, il avait besoin de maîtriser les principales langues européennes, ce qu’il fit effectivement, étant quelqu’un d’exceptionnellement capable. Et non seulement il apprit l’anglais, l’allemand et le français, comme je le lui conseillai de le faire, mais il s’attaqua aussi à l’espagnol, à l’italien et à d’autres langues dont je ne me souviens même plus. Devant mes yeux, il étudia l’hébreu, se familiarisa avec l’arabe, je crois, et ces dernières années sembla finir par connaître un peu de turc.
Son outillage culturel n’a aucune comparaison avec les capacités habituelles des travailleurs académiques ordinaires. Il acquit cet outillage principalement au début même de son chemin intellectuel. Il avait déjà maîtrisé une immense masse de sources originales à l’époque soviétique. Grâce à nos opportunités assez uniques et grâce à nos relations, nous avions accès à la « Section de stockage spéciale » (spetskhran). Nous eûmes accès à des livres de cette section de stockage spéciale de l’Académie des Sciences Sociales et de la littérature étrangère. Ce fut une très puissante source d’information. De plus, ce nombreux livres nous furent envoyés depuis l’étranger.
Mais c’est déjà une question technique secondaire. La chose principale est qu’en dix ans Douguine accomplit un travail énorme et maîtrisa une quantité de connaissances dont les intellectuels traditionalistes occidentaux n’avaient jamais rêvé. De plus, en maîtrisant la méthodologie et la compréhension profonde de l’école traditionaliste, il utilisa cette connaissance pour élargir ses horizons intellectuels au-delà du traditionalisme purement métaphysique. Douguine étudia aussi les tendances de la pensée académique occidentale, et il maîtrisa le colossal espace intellectuel se trouvant sur le plan soi-disant profane des sociologues, des économistes et des philosophes, qu’il examina à travers le prisme méthodologique de ce qu’on appelle la « philosophie pérenne », c’est-à-dire la « philosophie éternelle » ou connaissance suprême. Là se trouve l’immense différence avec les traditionalistes occidentaux, qui s’installent confortablement dans le guénonisme clairement structuré et limité, comme les poules dans la paille, la différence étant qu’ils ne pondent jamais un œuf d’or, ni même un œuf ordinaire, du fait de leur stérilité.
Quant à Douguine, dans le monde de l’érudition pure il me rappelle la figure d’Adam Kadmon, qui se tient avec une main levée et l’autre baissée. Dans le cas de Douguine, une main est levée vers le ciel philosophique, alors que l’autre est baissée vers la terre politologique et sociologique. Il canalise à travers lui les courants énergétiques d’une intellectualité dont un pôle est la contemplation purement métaphysique, et l’autre la pensée pratique et concrète. Douguine ne s’est jamais enfermé dans une « tour d’ivoire ». A la différence de l’un des maîtres qui influença le plus Douguine, le très respecté Evgueny Golovin, qui possédait ce trait guénonien de pudeur extrême vis-à-vis de la vie moderne. Evgueny Golovin vivait à une distance extrême du monde extérieur des événements, et lorsque j’ai dit que nos vies ne sont pas toutes divisées en deux parties – avant et après les années 90 – j’avais Golovin à l’esprit, dont la vie ne peut clairement pas être divisée en parties. Ainsi qu’il vécut avant les années 90, il continua de vivre de la même manière après les années 90, engagé exclusivement dans ses propres recherches et dédaignant tout contact avec l’environnement extérieur.
Mais les traditionalistes ne sont pas tous comme cela, et nous connaissons l’exemple de Julius Evola, qui ne quitta jamais la ligne de front du champ de bataille spirituel et armé dans le sens littéral aussi bien que figuré. Il fut un véritable soldat de l’Esprit, au point d’être blessé lors d’un bombardement en 1945 et de rester paralysé pour le reste de sa vie. Dans ce sens, l’exemple d’Evola est beaucoup plus cher à Douguine, et il suit ce dernier en dépit du fait qu’Evgueny Golovin, aujourd’hui disparu, était la personne que Douguine respectait et aimait le plus.
L’héritage intellectuel écrit de Douguine est unique et représente un phénomène sans précédent dans la Russie contemporaine. Et non seulement dans la Russie contemporaine – je dirais que même dans le passé visible des milieux académiques russes on n’avait rien connu de la sorte. Par son ampleur, l’œuvre de Douguine est équivalente au produit de tout un institut scientifique travaillant pendant une ère entière. C’est parce que le résultat de l’analyse de toutes les tendances de la pensée académique mondiale moderne – scientifique, philosophique et sociologique – est passé à travers le prisme de la vision de Douguine, à travers son âme et son cerveau. Le volume de cette œuvre est tel qu’il n’a pas encore été étudié, et peut-être que seules les générations à venir pourront vraiment apprécier la portée de cette production.
La grandeur de cette œuvre est d’autant plus frappante que Douguine se trouve pratiquement au milieu d’un désert intellectuel : il est seul ! Tout autour de lui, il n’y a que des fragments de l’académisme postsoviétique qui ont rapidement dégénéré en une sorte de « bobok » [charabia]. C’est-à-dire que dans l’espace qui est considéré comme académique et professoral, Douguine n’a absolument personne avec qui parler, ni personne pour comprendre ce qu’il fait. De plus, ce « charabia » se nourrissait de fragments de la vieille école soviétique des humanités, et même dans leur meilleure époque jeune et créative, ils étaient déjà très étroitement spécialisés, et étaient toujours strictement disciplinés par la méthode idéologique du parti qui leur était imposée. Dès que cette méthode se dissipa et cessa d’être leur stimulant, leur canne blanche pour aveugles, ce fut comme s’ils avaient complètement cessé de penser, parce qu’ils ne savaient pas ce qu’ils étaient supposés penser, ce qu’ils étaient supposés faire, et donc ils ne pouvaient que répéter autant que possible, et très prudemment et avec une autocensure, les fragments de leurs considérations stériles exprimées trente ou quarante ans plus tôt. Au milieu de tout cet intellectualisme postsoviétique déboisé et ravagé, où ne subsistaient que des souches, se dresse Alexandre Douguine avec son colossal appareil intellectuel.
Je dirais que Douguine a accompli un exploit intellectuel. De plus, il ne s’est pas limité à lui-même comme phénomène, mais a tenté de donner naissance à une constellation d’intellectuels, travaillant comme enseignant et créant des clubs, s’entourant de jeunes gens doués qui se sont habitués aux goûts de la nouvelle pensée académique. A travers eux, il tente de transmettre cette ampleur de vision, une vision qui va de la contemplation purement métaphysique au travail de terrain purement pratique, à la sociologie concrète, et à l’ethnologie concrète.
Je dirais que la seule chose qui est peut-être quelque peu en dissonance avec cette production héroïque et lumineuse – et je qualifierais même l’œuvre de Douguine d’« œuvre au blanc » – est son attachement excessif à la réalité politique actuelle, et aux attentes excessives dont Douguine a constamment dépendu au cours des vingt dernières années concernant une tendance ou une autre de la vie politique de notre pays. D’une manière générale, ces attentes n’ont pas été confirmées, comme Alexandre Gelievitch le sait lui-même aujourd’hui.
Cependant, cette légère dissonance n’est en aucune manière comparable à l’ampleur colossale et à la personnalité même de Douguine et du produit de sa stupéfiante activité, de son éthique du travail unique, et de l’étonnante acuité d’attention pour chaque pensée apparaissant sur la scène des idées.
Je dis « scène des idées » et non « marché des idées », parce que pour Douguine le monde des idées est un théâtre dramatique où chaque idée est un personnage tragique.
Gueïdar Djemal (11 janvier 2012)
A la vue de votre propos, vous ne semblez pas avoir compris grand chose à la Connaissance transmise par René Guénon… Avez vous seulement lu et étudié sérieusement son oeuvre ? J’en doute.