Les relations pour le moins étranges entre la CIA et le « wokisme »

Source : ege.fr – 25 octobre 2021 – Lucas Wendling

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Langley, Virginie, une trentenaire d’origine hispanique arpente d’un pas assuré les couloirs lumineux du siège de la CIA. En fond sonore on peut l’entendre revendiquer haut et fort son identité de « milléniale », « cisgenre », « intersectionnelle » tout en clamant son épanouissement personnel au sein du service de renseignement extérieur américain. Cette scène se déroule dans une des vidéos de recrutement du cycle « Humans of the CIA ». Publiée par l’agence au début de l’année 2021, elle met en scène plusieurs membres du service se réclamant des divers pans de l’idéologie « woke ».

Historiquement, le mouvement « woke » trouve ses sources dans les mouvances anti-racistes afro-américains des années 60. Il va connaître une seconde jeunesse au début des années 2010 et finir par rallier plusieurs mouvements jusqu’à devenir une « convergence des luttes à l’américaine ». Aujourd’hui, le « wokisme » représente le mouvement majeur de la gauche sociétale contestataire. Très populaire chez les jeunes, il porte des idées aussi variées que la justice sociale, certaines politiques identitaires ou encore le féminisme radical. Il englobe plusieurs sous-mouvements (qui ne sont pas toujours d’accord entre eux) tels que « Black Lives Matter » ou encore certaines associations « LGBTQIA ».

Il n’aura pas échappé au lecteur averti l’apparente contradiction qui transparaît ici. En effet, comment un service gouvernemental tel que la CIA, qui a planifié des assassinats, contribué à dissimuler des exactions sur les populations civiles afghanes ou encore mis illégalement sous surveillance des journalistes américains et des militants pacifistes, pourrait désormais se réclamer de la justice sociale, du féminisme et du droit des transsexuels ? Une telle connivence n’est cependant pas si dénuée de sens au regard de l’Histoire de la CIA et de ses rapports avec les mouvements de la « gauche progressiste ».

Une vraisemblable proximité

L’idée d’une pénétration idéologique de la CIA par le mouvement « woke » n’est pas si absurde. En effet, l’institution s’est toujours montrée sensible aux idées progressistes. Cela est, en partie, due à une certaine identité héritée de son ancêtre, l’Office of Strategic Services (OSS), une « création de l’américanisme progressiste du clan Roosevelt » reposant sur « des réseaux d’influence et d’espionnage privés entre les grandes familles progressistes de l’Est des USA liées à des élites britanniques ».

Cette compatibilité avec les idéaux de la gauche contestataire a continué de se manifester durant la guerre froide. Il convient de prendre pour exemple de ce phénomène le cas de John Brennan, directeur de la CIA de 2013 à 2017 et membre de l’agence pendant plus de 25 ans. M. Brennan a été, à l’issue de sa cessation de fonction au sein de l’agence, au cœur d’un scandale l’accusant d’avoir été membre du parti communiste durant la guerre froide. Bien que niant en bloc ces accusations, M. Brennan reconnaît avoir, en 1976, voté pour Gus Hall, candidat communiste à la présidence des États-Unis. Il s’empressa d’ajouter qu’il avait, lors de son processus de recrutement par l’agence au début des années 80, rendu compte de cette information.

 Ainsi, en pleine guerre froide, affirmer partager les idéaux communistes ne s’avérait pas rédhibitoire pour intégrer l’entité se définissant comme la « première ligne de défense de la nation » face à l’URSS. Il permettait même d’en devenir, à terme, le directeur.

D’autant que la longue carrière de M. Brennan dans l’institution n’a en rien tari son appétence pour les idéaux de la gauche contestataire. Ainsi, quelques mois après sa prise de poste à la direction de Langley, le nouveau numéro 1 de la première agence de renseignement de la première puissance mondiale s’est empressée de faire diffuser, en juillet 2014, un rapport de 16 pages intitulé « Diversity and Inclusion at the CIA » au sein duquel il affirmait que la diversité était « le premier impératif d’un service de renseignement ». M. Brennan persiste et signe en 2016 dans le rapport « CIA Diversity and Inclusion Strategy (2016-2019) » en mettant l’emphase sur la nécessité « d’adopter et de promouvoir la diversité à travers une culture inclusive ».

Bien que John Brennan constitue un cas d’école dans l’illustration de la proximité de la CIA avec les idéaux de la gauche progressiste, il est possible de retrouver cette accointance chez d’autres personnels de l’agence, notamment au travers de l’implication politique de certains de ses membres.

Un potentiel changement de paradigme stratégique

La communication « CIA woke » pourrait, plutôt qu’une « sortie du bois » idéologique motivée par l’arrivée au pouvoir de Joe Biden, découler d’une volonté de l’agence d’adapter son image aux évolutions de la société américaine. En effet, Langley fait aujourd’hui face à des difficultés de recrutement. La flambée des prix de l’immobilier en Virginie, la différence de salaire avec le privé ainsi que les divers scandales ayant éclaboussé l’agence en ont fait un employeur peu attrayant. La conversion de Langley à l’idéologie « woke » pourrait être interprétée comme une opération de séduction à destination de certains profils intéressant les services. Il apparaît opportun de citer ici le cas de certaines minorités d’origine extra-américaine disposant de compétences linguistiques et se révélant très sensibles aux idées de justice sociale portées par le mouvement « woke ». Il est également intéressant de mentionner les jeunes diplômés des universités américaines. Ces dernières constituent aujourd’hui un bastion de l’idéologie « woke ». Se présenter comme relai de ce mouvement permettrait à Langley de redorer son blason auprès de ces entités, lesquelles pourraient en retour fournir dans la durée des individus dépositaires de connaissances techniques valorisables pour le service.

L’importance de la composante recrutement dans la communication « woke » de la CIA peut être observée au travers du rapport « 2020-2023 CIA Diversity and Inclusion Strategy ». Contrairement aux précédentes versions évoquées plus tôt, l’idée d’attrait et de fidélisation de profils de qualité est omniprésente. Sans nier son importance, le rapport relègue la mise en conformité à l’idéologie « woke » au rang de moyen d’atteindre un objectif alors qu’il était auparavant considéré comme une fin en soi.

Une stratégie éminemment risquée

En se rapprochant du mouvement « woke » la CIA adopte une stratégie pouvant se révéler extrêmement préjudiciable. En effet, bien que progressiste, l’agence défend un socle de valeurs en opposition avec celles dont le « wokisme » fait la promotion. Il convient de prendre pour exemple de ce phénomène la mise au pinacle de l’individu déconstruit et de l’identité communautaire par les divers courant de la « gauche progressiste » s’opposant à l’exaltation du sacrifice individuel au service du collectif symbolisé par les célèbres étoiles commémoratives dans le hall d’accueil de Langley.

Cette divergence de valeurs induit naturellement une interrogation quant à la loyauté des « progressistes ». En effet, les diverses composantes du mouvement « woke » se sont régulièrement opposées à l’État américain et à ses institutions. Le cas le plus évocateur demeure celui de « Black Lives Mater » qui, à l’issue du décès de George Floyd dans le cadre d’une opération de police, avait organisé de nombreuses manifestations violentes. Ces dernières prirent pour cible des lieux représentant le pouvoir institutionnel (Commissariats, palais de Justice, bâtiments publics) mais aussi des symboles d’une Histoire américaine jugée trop blanche par les tenants du mouvement. A la lumière des ces faits, il apparaît comme légitime de questionner la loyauté d’individus se réclamant de la mouvance idéologique « woke » à l’égard d’une institution cardinale des États-Unis telle que la CIA dans le cadre ou celle-ci serait amenée à mener des actions contraires aux « valeurs woke ».

La stratégie suivie par la CIA s’avère d’autant plus dangereuse qu’outre le fait d’attirer des profils « woke » dont la viabilité demeure discutable, elle pourrait rebuter des profils, plus traditionnels, en phase avec les valeurs de l’agence. Une telle manœuvre risque de se révéler extrêmement préjudiciable dans la durée, aboutissant à une institution incapable de penser sa mission hors du prisme « woke ». Or ce dernier est au métier de renseignement ce que la barre à mine est à la chirurgie : grossière, inefficace, déplacée.

Le renseignement est « un métier de voyou fait par des seigneurs ». Là où il requiert de la finesse, le « wokisme » n’offre qu’une vision manichéenne de la réalité. Là où il demande une volonté de compréhension d’autrui, le « wokisme » ne propose que l’anathème. Là où il exige une capacité de raisonnement rationnelle, le « wokisme » s’enorgueillit d’une approche émotionnelle des situations. Là où il recherche la vérité, si déplaisante puisse-t-elle être, le « wokisme » ne cherche qu’à confirmer ses dogmes.

La contamination des matrices de réflexion du renseignement américain par l’idéologie « woke » aurait de grandes chances d’aboutir à une perte d’efficacité plus que significative de la CIA.

Déclin ou outil de manipulation indirecte

Par ailleurs, dans l’éventualité où cette contamination serait avérée, le maintien de la CIA serait bien plus préjudiciable que son autodestruction. En effet, en ce cas, l’idéologie « woke » disposerait dans son arsenal d’un service expérimenté résolument offensif possédant de solides réseaux permettant un développement rapide de l’idéologie à l’international. 

En définitive, que la CIA soit réellement « woke » ou qu’elle ne cherche simplement qu’à changer son image à des fins de recrutement représente dans les deux cas une victoire pour le mouvement de gauche contestataire. Dans la première éventualité, cela signifierait que le mouvement est devenu assez étendu pour se propager jusqu’au cœur des institutions américaine. Dans le second, ce serait un témoignage de la puissance du courant : le « wokisme » serait devenu assez important pour contraindre un service tel que la CIA à lui prêter allégeance.

Cependant, cette victoire reste en demi-teinte puisqu’elle devrait pousser le mouvement « woke » à assumer une contradiction désormais évidente. Dès sa création, le « wokisme » n’a eu de cesse de se présenter comme le David vertueux luttant contre le Goliath institutionnel oppressif. Ce narratif a permis au mouvement « woke » de justifier ses actions, si extrêmes fussent-elles et de bénéficier d’une certaine sympathie au sein de la population. Mais la stratégie de victimisation est peu compatible avec un service de renseignement qui s’inscrit dans le cycle es frappes ciblées par drones pour éliminer des ennemis de la première puissance mondiale. A moins qu’elle ne soit un moyen de plus pour pénétrer certaines sociétés civiles étrangères comme ce fut le cas entre 1947 et 1974. Durant cette période de la guerre froide, un département spécial de la CIA manipula sans qu’elles s’en doutent, des revues d’extrême gauche dans le monde occidental pour affaiblir l’URSS par des discours critiques émanant de son propre camp idéologique.

Lucas Wendling
Auditeur de la 25ème promotion SIE

Bibliographie

Rapports officiels :

 – Central Intelligence Agency, « Diversity and Inclusion at the CIA », publié en Juillet 2014.

– Central Intelligence Agency, « CIA Diversity and Inclusion Strategy (2016-2019) » publié en 2016.

– Central Intelligence Agency, « CIA Diversity and Inclusion Strategy (2020-2023) » publié en 2020.

Ouvrage clé

– Frances Stonor Sanders, Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Paris, Denoël, 2003.

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